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Bulletins de l'Oratoire > N°795 de Juin 2013
L’univers de l’herméneutique, par James Woody
Nous savons que la parole de Dieu, la vérité, n’est ni dans la lettre des Ecritures, ni dans la lettre d’un discours théologique, mais au-delà. Dans la mythologie, c’est Hermès qui faisait le voyage entre les hommes et les dieux, leur permettant ainsi de communiquer. C’est à partir de son nom que le mot « herméneutique » a été pensé pour désigner « l’art d’interpréter ». Interpréter, c’est réduire la distance entre ce qui m’est dit et ce que je comprends, réduire la distance entre la vérité et moi.
Interpréter, c’est ce que les théologiens juifs et chrétiens font depuis le départ : les rédacteurs de la Bible hébraïque interprètent les textes de leurs prédécesseurs en leur redonnant du sens. Les rédacteurs du Nouveau Testament interprèteront la Bible hébraïque pour exprimer l’événement Jésus-Christ. Les Pères de l’Eglise interpréteront l’ensemble de la Bible pour donner du sens au présent des communautés dont ils sont responsables. Au fil des siècles les croyants interpréteront Bible et tradition pour comprendre leur propre histoire.
De nos jours, l’herméneutique a cessé d’être cet effort pour comprendre l’auteur mieux qu’il ne se comprenait lui-même. L’herméneutique, (l’interprétation) est plutôt un travail d’exploration permettant de profiter de tout ce qu’un texte nous permet de découvrir, d’éprouver, de vivre, ce qu’on appelle le monde du texte. Il ne s’agit pas, a contrario, de projeter sur le texte tout ce dont on a envie, auquel cas le texte ne serait que pré-texte. L’herméneutique est cette quête de la vérité qui est d’abord une vérité pour moi. L’herméneutique considère que le texte donne accès à la vérité à comprendre. Selon l’approche de Paul Ricœur, dont ce dossier est notre manière de marquer le centenaire de sa naissance, « Ce qui est à interpréter, dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres. » Ce monde que le texte révèle n’est pas le lieu où je me tiens déjà, ce que je suis déjà, mais il est ma terre promise.
De ce point de vue, le christianisme est une herméneutique : la foi chrétienne est une quête du sens, de la vérité, qui ne sont jamais donnés comme des produits finis, prêts à être consommés. Chaque croyant est appelé à comprendre ce qui se trame en lui, ce qui s’organise autour de lui. Avec ces éléments, il peut composer sa propre histoire et donner au monde les impulsions qui l’orienteront vers ce que les Evangiles appellent le Royaume de Dieu, ce moment où un sens pour notre vie apparaît clairement.
A travers les pages qui suivent, vous allez découvrir de quelle manière l’herméneutique structure et nourrit notre vie spirituelle. L’herméneutique concerne notre manière de lire la Bible, notre manière d’envisager la religion et donc la foi. L’herméneutique concerne notre manière d’éveiller l’âme des plus jeunes. L’herméneutique concerne notre manière de témoigner de ce qui nous anime, de ce qui est essentiel pour nous : l’ouverture sur l’interprétation dans le domaine musical nous met sur la voie de l’interprétation dans tous les domaines de la vie. En effet, chaque parcelle de notre vie, chaque moment de notre histoire, peut être considéré comme un texte qu’il s’agit de déchiffrer et d’essayer de comprendre. Interpréter l’ensemble de notre monde, c’est rendre notre monde plus familier et donc moins inquiétant. Interpréter l’histoire, c’est l’arracher au seul registre de l’absurde. Interpréter ce que nous lisons ou entendons dans les médias, c’est nous éviter de rester à la surface des choses, des événements, des informations, qui peuvent être fascinantes si nous ne leur donnons aucun sens. Il y a quelques années, le PDG de TF1, Patrick Le Lay, déclarait que ses programmes télévisés étaient destinés à rendre les cerveaux disponibles pour la publicité. L’herméneutique nous permet de résister à ce genre d’abrutissement en remettant la question du sens au cœur de notre existence, en replaçant notre vie face à ce qui fait sens de manière ultime, pour nous. Et nous pouvons rendre service à notre monde en étant les herméneutes des signes des temps.
James Woody
Interpréter, par Olivier Abel
Interpréter nous vient du latin interpretatio, dont une racine ancienne indique l'action de démêler, mais aussi de se distinguer. Hannah Arendt estime que les humains se doivent d’interpréter le fait brut de leur existence, lui donner sens, et qu’au simple fait d'être né, ils doivent répondre et répliquer par l'initiative, l'action, la capacité à commencer eux-mêmes quelque chose de neuf. Nous ne nous bornons pas à répéter ce que nous avons reçu, de même que nous ne rendons pas tels quels les cadeaux et les talents dont nous avons été comblés. Nous rendons (au sens du rendu d’une peinture, peut-être, ou bien au sens d’un rendre grâce) en différant dans le temps, et par des contre-dons différents ! Nous ne pouvons recevoir qu’en interprétant ce qui nous est donné.
On appelle herméneutiques les philosophies qui mettent au centre de la condition humaine cette condition interprétative. La naissance alors est cette interrogation première à laquelle nous ne cessons de répondre, que nous ne cessons d’interpréter. Cela suppose pour chacun d’entre nous la capacité à tenir un écart qui marque la différence entre ce que nous avons reçu et ce que nous donnons. Cela suppose aussi pour chacun d’entre nous la capacité à proposer une interprétation différente de tous ceux de nos contemporains qui ont eu le même « présent », la même situation de départ. Nous différons par nos manières d’agir, de parler, par nos œuvres, et nos interprétations ne sont rien d'autre que cette distance sans cesse produite, qui nous distingue de ceux qui nous précèdent comme de nos contemporains.
Répétons autrement. Interpréter serait différer les réponses, marquer la différence entre les réponses et l'interrogation auxquelles elles répondent. Cette différence est la condition langagière, l'élément de cette conversation infinie dans laquelle nous sommes pris, dans laquelle nous apparaissons pour nous interroger, nous répondre, et nous effacer les uns devant les autres. Ricoeur écrit de l'herméneutique : « Toute interprétation place l'interprète in media res et jamais au commencement ou à la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d'une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution ». Chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre.
L'herméneutique, théorie ou art de l'interprétation, a toujours affaire à des traces, à des traditions intentionnellement déposées dans des institutions, dans des œuvres, faites pour durer, pour donner un cadre durable à l'apparition fugace des actes et des paroles, et pour assurer une transmission, une filiation. Mais elle a aussi affaire toujours à ce phénomène que les œuvres et les traces du passé échappent à leurs intentions initiales, s’objectivent en quelque sorte, et sont réempruntées, réinterprétées de manière inattendue, réaménagées différemment de génération en génération, comme si on redisposait à chaque fois la demeure autrement. Comme si chaque vie réinterprétait à nouveaux frais le palimpseste des interprétations antérieures. C'est le cas pour l'herméneutique des textes classiques ou canoniques, bibliques notamment, mais c’est le cas aussi pour l'herméneutique juridique, par exemple, qui ne peut réinterpréter le juste et suivre les traces des prédécesseurs qu'en ajoutant de nouvelles traces. L'herméneutique a donc intimement affaire à l'histoire, à la temporalité, à l'irréversibilité. Et on pourrait dire que l'herméneutique cherche à penser le langage comme l'institution de la transmission en dépit du décalage irréversible des générations.
Dans la mesure où se crée peu à peu une distance historique avec les œuvres du passé, et une distance culturelle avec les œuvres qui répondent à d’autres situations, dans d’autres langues, l’interprétation est enfin un art de la traduction, c’est à dire à la fois du dépaysement de soi dans des contextes, langues et cultures autres, et de l’hospitalité donnée à des paroles et événements lointains dans ma culture, langue et contexte les plus propres. Comme l'écrivait encore Ricœur : « l'interprétation est la réplique de cette distanciation fondamentale que constitue l'objectivation de l'homme dans ses œuvres de discours ».
Olivier Abel, l'éthique interrogative
« Mais moi je vous dis », par Marc Pernot
Chacun a le droit de lire et interpréter le texte biblique et de l’interpréter à sa façon. C’est ce que nous invite à vivre le Psaume 40 avec ces paroles : « Éternel mon Dieu… Tu m’as ouvert les oreilles; Tu ne demandes ni holocauste ni victime expiatoire. Voici, je viens avec le rouleau du livre qui a été écrit pour moi. Je veux faire ta volonté, mon Dieu ! Et ta Parole est au fond de mon être. J’annonce la justice dans la grande assemblée ! » S’il y a un devoir religieux, selon ce Psaume, c’est d’abord celui d’interpréter la Bible personnellement. Le Psalmiste écarte d’une parole lapidaire ceux qui mettent en avant les rites, les offrandes, et même ces macabres histoires de victime expiatoire inventées par les hommes. Il nous invite à considérer la Bible comme étant un livre écrit pour nous, parlant de notre propre vie, afin de nous aider à nous mettre en route vers Dieu, il nous aidera à interpréter ce qui est juste et à en témoigner auprès des autres.
Le texte biblique est ainsi littéralement écrit pour nous. Il nous est même offert pour que nous en fassions ce que nous voudrons. C’est ce que Jésus confirme quand il interprète la Bible les interprétations traditionnelles avec sa fameuse série des « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens… Mais moi, je vous dis… » (Mat. 5 :22-44) offrant une interprétation novatrice des Écritures, à la première personne. On pourrait penser que c’est parce que Jésus est le Christ, le Messie, qu’il a le droit, et lui seul d’avoir la liberté de ce geste. Mais pas du tout. D’abord parce que Jésus lui-même nous invite à le suivre, et donc en particulier à être nous-mêmes auteur d’un « mais moi je vous dis » qui offrira notre propre lecture de la Bible. Une lecture subjective qui se reconnaît comme telle. Et le péché, si l’on veut utiliser ce terme, ce serait soit de ne pas oser s’engager dans une lecture personnelle, soit de prétendre que notre propre lecture pourrait être objective et atteindrait ainsi le statut fantasmé de vérité transcendante, universelle, éternelle et ultime…
Quand Jésus propose une interprétation personnelle des Écritures avec ses « mais moi je vous dis… », il est dans la ligne des docteurs de la Loi et autres rabbis de son époque qui interprétaient la Bible de façon très créative. Comme le dit l’humour juif : dès qu’il y a deux rabbins, il y a au moins trois interprétations, et donc des débats mémorables. La multiplicité des interprétations concurrentes était considérée comme une richesse, faisant honneur à la grandeur de Dieu et notre vocation de créatures à qui Dieu a donné de l’intelligence et de son propre Souffle. La lettre de la Bible était considérée comme devant être interprétée afin de pouvoir élaborer des commandements nouveaux en fonction des circonstances présentes, pouvant même aller jusqu'à réformer un commandement de la Loi écrite.
Ce qui est nouveau dans ce que propose Jésus, c’est que cette liberté d’être source d’une interprétation nouvelle est donnée à chacun, pas seulement aux grands érudits et aux prophètes. C’est ce que nous voyons par exemple quand il interpelle ses auditeurs avec d’incessantes questions et des paraboles troublantes. Jésus cherche ainsi à réveiller en chacun la source d’une interprétation nouvelle. C’est ainsi que Jésus rencontre par exemple une femme samaritaine au bord du puits de Jacob. Il lui demande à boire comme un appel à être elle-même une source de sens dont il a lui-même soif, lui, le Christ. Où puiserait-elle ce sens, soit en puisant dans la révélation ancienne évoquée par le puits de Jacob, soit en étant prophète elle-même, par l’Esprit. La femme ne peut imaginer ni l’un ni l’autre, cela ne se fait pas. Jésus lui promettra qu’elle a et qu’elle aura de plus en plus cette source d’interprétation en elle, puis il l’envoie appeler ses proches. Cet épisode montre d’une façon imagée que le fidèle n’est pas une personne qui devrait seulement garder et transmettre un trésor de connaissances reçues. Mais que le projet de Dieu est que toute personne soit source d’une interprétation proprement personnelle, vivante et vivifiante. Même une « femme », même « samaritaine », ce qui était la personne la moins reconnue comme digne de le faire.
Cette femme samaritaine n’a évidemment pas la science d’interprètes fameux comme les rabbis Hillel ou Shammaï qui étaient ses contemporains. Mais l’essentiel est dans la sincérité de l’interprétation personnelle, là où il est, dans le contexte de son temps et de sa vie. Le « vrai » dans ce domaine est plus une question de vérité de démarche que de contenu, une question de sincérité, d'authenticité. Quand Jésus dit d'un centurion romain qu'il n'a jamais vu une personne avec une si belle foi, les croyances et les pratiques de cet homme étaient vraisemblablement loin d’être correctes. Pourtant, à ce moment-là, ce centurion a une interprétation du monde si pleine de « vérité » que Jésus en est bouleversé.
La Bible et en particulier Jésus, Paul, Pierre, Jean… citent la Bible très librement, sélectionnant ceux qui leur plaisent le plus, mêlant des passages éloignés en un seul, faisant une lecture des textes au sens figuré. Les évangiles nous montrent plusieurs fois comment Jésus interprète ses propres paraboles et ses actes. Il les explique comme des métaphores (Jean 10, Mt 13:18), avec des jeux de symboles assez riches, par exemple après la guérison d’un aveugle (Jean 9:39), ou après les multiplications des pains (et la symbolique des nombres : Marc 6:38; 8:5,19,20)…
Jésus nous autorise, et même nous appelle ainsi à élaborer une interprétation subjective des Écritures, afin que cette lecture soit une lecture incarnée, nous permettant de faire la jonction entre les Écritures et notre monde. Pour que cela soit possible, il est indispensable que notre lecture soit la plus personnelle et sincère possible. Une interprétation officielle pourrait prétendre à une plus haute vérité académique mais pas à cette vérité de cheminement et de vie qui importe à Jésus. Et mettant l’accent sur la sincérité de la recherche plus que sur le résultat en lui-même de l’interprétation, chacun est plus libre de réviser sa pensée, et cette disponibilité est une ouverture autorisant Dieu de travailler à convertir ce qui doit encore l’être en nous.
Cette liberté donnée même aux personnes qui sont en dehors des cercles du pouvoir était bien dans la personnalité de Jésus, qui ne cherchait pas lui-même à avoir d’emprise sur les personnes. Mais progressivement, il a bien fallu que la communauté des chrétiens s’organise en partie comme une institution. Ses cadres seront progressivement de plus en plus inquiets devant cette liberté d’interprétation laissée à chacune et chacun. Cette inquiétude est en partie une question de pouvoir personnel, les hommes sont en ce sens un peu comme les des loups dans une meute, mais cette inquiétude est également en partie légitime, car il a toujours existé de faux prophètes dont l’enseignement peut faire du tort aux personnes faibles, manipulées par un gourou distillant la crainte de Dieu et un chantage pour gagner sa bénédiction. Ces dramatiques enseignements étant soutenus par une quantité de textes bibliques bien choisis, comme le sont aussi les meilleurs des enseignements.
Deux solutions existent pour une église afin de protéger ses fidèles ou pour des parents voulant protéger leurs enfants de ces entreprises aliénantes.
La première solution est de donner un cadre de pensée et de le mettre en garde contre tout discours autre, et donc aussi toute interprétation personnelle. C’est ce qu’a longtemps fait l’église chrétienne, malheureusement, allant jusqu’à interdire aux fidèles de posséder et encore plus de lire la Bible par eux-mêmes. C’est ce que continuent à faire bien des églises et religions qui fixent des limites à ce que l’on est autorisé à penser pour rester dans l’église, et peut-être même pour avoir la vie éternelle !
Il existe une autre façon de protéger les plus faibles de la manipulation, c’est de les rendre plus forts, en aidant chacun à avoir sa propre capacité d’interprétation, ce qui suppose de les instruire, de les aider à avoir un sens critique, de les aider à se sentir autorisées à penser, en confiance, avec la permission et avec l’aide de Dieu. C’est ce que propose à mon avis sans cesse Jésus quand il dit « tes péchés sont pardonnés (et même tes erreurs d’interprétation et des Écritures et de ce qui est juste), ta foi t’a sauvé (ta confiance en Dieu, ta recherche sincère), va en paix (sens-toi autorisé à tracer ton propre chemin selon ce que ton cœur te dira alors) ».
Marc Pernot
Prédication et traduction, par Laurent Gagnebin
1) Le prédicateur est avant tout un traducteur. Il traduit des Écritures humaines et passées en une Parole de Dieu pour nous aujourd’hui. Il traduit aussi la Bible en actes en mettant, de cette manière-là, d’abord, sa foi en œuvre : «J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé.» (2 Co 4,13) D’autre part, il essaye de traduire les gens à eux-mêmes en exprimant leurs attentes et leurs interrogations, leur réalité profonde et leur soif spirituelle. Enfin, il traduit, pour les auditeurs, des textes bibliques souvent difficiles, entre autres parce qu’écrits en hébreu (Ancien testament) ou en grec (Nouveau testament).
2) Cette entreprise de traduction de la Bible est exigeante. Il s’agit invariablement de se référer aux langues source (l’hébreu et le grec) ; mais la traduction n’est jamais totalement satisfaisante car elle implique forcément une interprétation. Ne dit-on pas « traduire, c’est trahir » ? Il est d’ailleurs intéressant et stimulant de comparer entre elles plusieurs versions de la Bible (en français ou non) pour repérer d’emblée les choix, les enjeux et les différences existant entre elles.
Mais, ce qu’il faut constater d’emblée, c’est que la traduction de la Bible implique forcément deux choix opposés, une dynamique interprétative stimulante. Ou bien on cherchera, comme doit le faire tout exégète soucieux de connaître les contextes du texte qu’il a sous les yeux, à être le plus proche possible du texte original ; cela pour se mettre, par une traduction littérale, tout près de lui ( voir la Bible Chouraqui). Une telle option fait éprouver le fossé culturel existant entre la Bible est nous, fossé de 2000 ans au moins. Ou alors on cherchera, désireux de s’exprimer pour les gens d’aujourd’hui, à rendre le texte original dans une manière de dire qui soit contemporaine et facilement accessible. Traduire par « le dimanche » ce que le grec dit en parlant du « premier jour de la semaine » est juste, mais non littéral. Cela relève d’une option inscrivant la Bible dans nos contextes, nos manières de dire actuelles, c’est ce que font certaines traductions (Bible en Français courant, par exemple.) Or il est absolument impossible de faire ces deux traductions en même temps : c’est l’une ou c’est l’autre ; même si la plupart des Bibles n’optent pas clairement et font tantôt l’une, tantôt l’autre. Mais, chose très remarquable, le sermon, lui, va opérer cette double traduction : il s’agit en effet, avec une exégèse rigoureuse, de faire entendre aux auditeurs la saveur du texte original et toute la distance, immense, qui nous sépare de ses contextes initiaux ; mais aussi de nous adresser aux femmes et aux hommes d’aujourd’hui pour saisir le texte et le comprendre hic et nunc, pour l’inscrire dans nos cadres actuels. Cette traduction duelle de la Bible attend et appelle, exige en quelque sorte, la parole d’un prédicateur soucieux des contextes d’hier et de ceux de notre temps.
3) Les remarques précédentes me conduisent à dire qu’un prédicateur doit voir premièrement ce que le texte dit vraiment, ce qui n’est pas facile à repérer compte tenu de ce fossé de milliers d’années qui nous sépare de l’original. Une exégèse et une enquête historiques s’imposent. Notre tentation est grande de nier ce fossé en projetant tout de suite dans ce texte nos idées, en risquant de lui faire dire ce qu’il ne dit pas et de n’en faire que le miroir de nos propres pensées. Deuxièmement, il s’agit de voir ce que le texte veut dire. Cette lecture nous introduit dans l’ordre du sens. Que veulent dire, par exemple, les récits de la naissance virginale : ils ne sont pas une information d’ordre gynécologique ; ou ceux du tombeau vide, qui ne sont pas simplement un constat de médecin légiste. Quel est leur sens ? Troisièmement, il convient de voir ce que le texte veut me dire et nous dire. La prédication nous interpelle dans l’ordre du doute ou de la foi (Luther), nous mobilise aussi dans celui de l’action (Calvin), d’une écoute où l’enjeu herméneutique et l’enjeu éthique sont solidaires.
Laurent Gagnebin
L’herméneutique de Gadamer, par Michaël Sohn
Quel rôle la tradition peut-elle jouer dans l’interprétation biblique ? Cette question a été au centre de nombreux débats philosophiques, de controverses théologiques, et même de schismes ecclésiastiques, car elle aborde la relation entre interprétation et autorité. L’autorité sans interprétation limite la liberté et en revanche, l’interprétation sans l’autorité laisse place au relativisme. Le siècle des Lumières a critiqué une certaine idée de la tradition et de l’autorité qui était supposée constituer la seule « vraie » interprétation. « Oser penser par soi-même », comme disait Kant, est devenu le dicton de l’époque moderne. Par l’utilisation de la seule raison, les hommes pouvaient se libérer des notions reçues et des préjugés de la règle ecclésiastique.
Le paradigme de la vérité et de la raison dans les Lumières a influencé les approches modernes de l'interprétation biblique. Le bibliste moderne a été convaincu qu’il pouvait surmonter ses propres limites historiques et de se transposer dans l'esprit de l'ancienne époque. Son modèle est celui d’un sujet qui utilise les outils des études historiques comme la philologie, qui maîtrise le texte, reconstruit le passé, et fixe le sens «objectif» de ce dernier. Histoire et tradition, alors, doivent être dépassées, l'autorité devant être mise au rebus, et le sens du texte fixé de manière critique.
Personne n'a fait plus pour exposer «le préjugé contre le préjugé» des Lumières, contester leur idée reçue de la vérité universelle et de la foi en la raison, et réhabiliter les notions de tradition et d’autorité que le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer (1900-2002). Gadamer a soutenu qu'il n'y a pas de point au-delà des valeurs relatives de l'histoire, mais plutôt, dans la mesure où nous sommes finis, que nous sommes nécessairement situés dans l'histoire et appartenons à la tradition. Pour Gadamer, la distance temporelle n'a pas à être surmontée, elle est la condition nécessaire à la compréhension.
Conscient de la finitude de l'existence humaine, Gadamer propose un paradigme tout à fait différent des Lumières en ce qui concerne la relation entre le lecteur et le texte biblique. Son modèle n'est pas tant le sujet qui maîtrise le texte et donne un sens «objectif», que l'accent mis sur la priorité donnée à l'écoute du texte qui s'adresse à nous. Le lieu du sens, alors, n'est pas «derrière» le texte, dans un passé récupérable, mais plutôt en «devant», entre le monde du texte et notre propre horizon de compréhension. La tradition est un véritable partenaire du dialogue qui peut être interrogée de manière à ouvrir des possibilités, et non pas uniquement un fait social, observable dans ses coutumes, rituels, et institutions, auxquels nous nous soumettons.
En récupérant une compréhension post-Lumières de la tradition et de l'autorité, il ne s’agit pas pour autant de retourner à une conception antérieure au siècle des Lumières pré-moderne qui accepte aveuglément les idées reçues de l'autorité. Gadamer, qui a vécu et survécu aux deux guerres mondiales, est conscient que les appels à la tradition peuvent renforcer les structures injustes et oppressives et que les hommes peuvent être des porteurs inconscients de ces idéologies. Même si les préjugés sont inévitables, la tâche de la raison critique est d’en prendre conscience et de faire la distinction entre leurs formes légitimes et illégitimes. La tradition n'est donc pas simplement une force conservatrice mais plutôt un principe de continuité créative et d’identité renouvelée.
En mettant en évidence la nécessité et la potentielle productivité de la tradition par rapport à la compréhension, Gadamer offre un aperçu de la façon de concevoir l'interprétation biblique. Sans nier le rôle des études historiques dans l'interprétation biblique, il nous rappelle que la Bible s’adresse et fait appel à un lecteur qui sache questionner et écouter la tradition.
Michael Sohn
Michael Sohn est actuellement boursier de l’Oratoire-Louvre. Sa thèse The Good of Recognition : Phenomenology, Ethics, and Religion in the Thought of Lévinas and Ricoeur va être publiée à l’autonme 2014. Il sera Visiting Assistant Professor à Cleveland State University en 2013-2014.
Interprétation et Ecole biblique, par Frédérique Harry
Ne nous laissons pas induire en erreur par le succès des Harry Potter et autres Twilight ou par les retours mille fois prédits du religieux. Produits d’un monde sans Dieu, les enfants d’aujourd’hui évoluent dans un monde totalement « adulte et autonome ». Leur contact permet une réflexion sur ce que nous souhaitons transmettre et éclaire la façon dont la théologie doit s’adapter aux sociétés contemporaines.
La Bible n’est pas un équivalent moldu (NDLR : mot qui désigne l’univers des non-sorciers dans Harry Potter) du Livre des sorts et enchantements de Miranda Fauconnette. Pas de résurrection sans remise en question, pas de guérison miraculeuse qui n’éveille le doute chez les enfants. Mais ne tendons pas à l’excès inverse : le religieux n’est ni un hors-monde, ni un antimonde, mais bel et bien une réalité du et dans le monde. Aussi, est-il primordial pour pouvoir rendre sens au texte, de le lire de façon intelligible et de prendre en compte les contextes de rédaction et de lecture pour permettre un cheminement personnel dès le plus jeune âge.
La difficulté surgit dans la construction d’une démarche réflexive durable. Notre objectif est de laisser germer l’idée selon laquelle une lecture partagée de la Bible ne constitue pas un concours de bonnes réponses, ni ne donne une notice explicative sur la vie en dix points. Il s’agit d’inciter les enfants à parler ensemble du texte et de faire l’expérience de leur propre voix plutôt que de fournir un arsenal culturel, théologique ou social. Il semble donc primordial d’insister dès l’enfance sur la multiplicité et la validité des interprétations. Une séance réussie est probablement celle pendant laquelle la discussion et les témoignages personnels ont pris le pas sur la lecture et la répétition de poncifs trop connus. Ainsi commence peut-être le véritable processus d’interprétation qui demande de nous soulever ensemble vers un autre niveau de lecture, où image, mot et sens se confondent dans une unité intime.
Pratiquerions-nous une forme de théologie sécularisée, ou ce que l’on pourrait dédaigneusement appeler « un relativisme postmoderne » ? Résolument oui, s’il s’agit de privilégier la discussion et l’expression d’opinions contradictoires ou sceptiques par rapport à l’enseignement d’une « bonne » réponse, un credo, une confession de foi ou une quelconque formule magique. Et en tant que partisans d’un certain libéralisme, il semble utile de mettre cette approche en pratique dès le plus jeune âge pour ne pas courir le danger de le réduire à une identité muséologique, patrimoniale et conservatoire.
« Ce que tu es, sois-le pleinement, totalement, pas par fragments et partiellement » clame le Brand ibsénien de la pièce éponyme. Cette exhortation paraît d’autant plus actuelle que notre époque impose désormais à chacun de « choisir » sa voie, de « se réaliser » dans une société où la multiplication des vérités universelles et intimes confisque à chacune d’entre elles la prétention de la vérité ultime. En d’autres termes, il s’agit de donner aux enfants le droit d’être eux-mêmes face à un texte qui parle d’humanité. Défi premier auquel Brand, lui encore, revient inlassablement : « À peine si je sais si je suis chrétien ; mais une chose est sûre, je suis un homme. »
Frédérique Harry
L’interprétation en musique, par Constance Luzzati
Le temps de l'interprétation est nécessaire dans les « arts à deux temps » (Gouhier) que sont la musique, le théâtre et la danse. Il confère à l'oeuvre à la fois une existence physique et une intelligibilité : la partition n'est que « l'oeuvre en puissance », tandis que chacune de ses interprétations est un des visages de « l'oeuvre en acte » (Stravinsky) . L'interprétation est jeu, en ce sens que l'espace de liberté laissé par la partition rend possible et nécessaire l'exploration des potentialités de celle-ci. Mais elle suscite également un au-delà du jeu, où à travers le faire elle appelle l'interprète-exécutant comme l'interprète-auditeur à être.
L'interprétation musicale est ce passage de l'abstraction de la partition à une incarnation, une réalisation physique, qui fait éprouver sensations et émotions. La musique parle, sans détour par le langage ou les concepts, elle est métaphysique en ce qu'elle « parle immédiatement la langue de la volonté » (Abel). Elle le fait ici et maintenant, à travers une interprétation qui est un événement unique, qui induit un rapport très particulier au temps.
Dans ce temps de l'exécution, la liberté du jeu découle paradoxalement de la soumission à la partition. Pierre Boulez parle à ce propos de « spontanéité acquise », rejoignant dans une commune exigence Gustav Leonhardt. Leonhardt va jusqu'au bout de ce raisonnement, considérant l'interprète comme un intermédiaire qui désigne l'oeuvre, fait entrer le public en contact avec la musique, mais se place en retrait de cette relation. L'interprétation crée un espace d'échange artistique, qui mobilise la compréhension à travers l'émotion (ex-movere) : c'est peut-être dans ce mouvement, dans ce déplacement qui se joue à la réception que réside l'intérêt de l'interprétation hic et nunc, davantage que dans l'adhésion ou la résistance au plaisir esthétique.
Dans ces conditions, que signifie comprendre Bach ? Nikolaus Harnoncourt écrit qu'auditeurs et interprètes d'aujourd'hui « jouent et entendent une oeuvre de Bach avec des oreilles tout autres que les musiciens et les auditeurs de l'époque de Bach ». Prendre conscience de son propre « horizon d'attente » (Jauss), et de la distance qui le sépare de celui du compositeur, semble être la première pierre d'une herméneutique musicale. Cette herméneutique est à la fois le discours qui fait émerger « un sens qui n'est pas d'essence langagière » (Roubet), et l'interprétation instrumentale, qui, en se passant du verbe, élabore une forme d'herméneutique proprement musicale, qui rejoint les concepts d'«interprétation ostensive » (Gadamer) et d'«effectuation» (Ricoeur).
C'est dans la recherche du sens, qui implique choix et responsabilité, que se situe l'éthique interprétative. Pour autant, aucune oeuvre ne peut être enfermée dans une unique interprétation. Cette pluralité nécessaire d'interprétations valides, c'est- à-dire inscrites dans une double fidélité de l'interprète à la partition et à lui-même, peut permettre de redéfinir la notion d'oeuvre. La partition n'est pas l'oeuvre, mais une « scription » (Busoni) de l'oeuvre en puissance, limitée par une notation qui ne peut être entièrement prescriptive. Elle est à la fois en-deçà et au-delà de ce que le compositeur imagine, et lui échappe. Une interprétation n'est que l'un des visages possibles de l'oeuvre : celle-ci, qui ne pourrait être révélée que par l'ensemble de ses interprétations potentielles, est donc condamnée à n'être qu'« en puissance », ou « effectuée » dans une singularité limitée.
L'interprétation musicale se révèle être une herméneutique incarnée, dans un espace herméneutique partagé : elle prend vie à travers le corps de l'exécutant, qui n'est que l'un des maillons d'une chaîne interprétative qui inclut le compositeur, qui interprète son horizon d'attente, et l'auditeur, dont la réception active est interprétation.
Constance Luzzati
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