Rentrée scolaire, universitaire, ecclésiale ou professionnelle pour les uns ; reprise d’un rythme en phase avec l’activité de la cité pour tous, que l’on en soit acteur ou non, ce verset biblique sonne comme un rappel que là où nous nous investissons, en temps, en énergie, en argent, là est notre vie, de fait. Nous pouvons toujours rêver d’un mode de vie, d’une manière d’être, d’un rapport au monde, au final, là où est notre trésor, là où nous nous impliquons vraiment, là est notre cœur. Nous ne sommes pas tant dans nos projets que dans nos réalisations.
Toutefois, il y a une autre manière de comprendre ce verset : non plus comme un baromètre qui indique les grandes tendances de notre existence, mais comme une perspective qui nous donne un cap possible à suivre : un espace en deçà duquel notre vie n’en est pas encore tout à fait une. Ce verset nous aide à penser notamment la question du bonheur, en rapportant la construction de notre bonheur à ce qui est bon pour nous, à ce qui nous est utile, nécessaire, plutôt qu’en le rapportant à ce que les autres en disent. « Là où est ton trésor » et non celui de ton voisin ou de ton idole. Ta vie commence à partir du moment où tu permets à tes aptitudes, à tes talents de s’épanouir. Tant que tu te fies au trésor des autres, tant que tu t’alignes sur la mode, tu es au mieux une girouette qui donne le sens du vent, au pire une pâle copie, un décalque de la voie dominante qui prend, dès lors, possession de toi et te fond dans la masse anonyme : un parmi la foule qui suit les maîtres des âmes faibles.
Dans ses fragments politiques (OC III, p. 477), Jean-Jacques Rousseau constatait : « il arriva un temps où le sentiment du bonheur devint relatif et où il fallut regarder les autres pour savoir si l’on était heureux soi-même. » Pour Rousseau, il s’agissait de dire que les besoins relatifs ne sont pas des besoins existentiels et encore moins des besoins réels : ce sont des besoins artificiels qui n’existent que par rapport aux autres et qui peuvent provoquer de véritables gaspillages.
En outre, bâtir son bonheur en fonction des autres, c’est entrer dans un processus de rivalité et de compétition qui nous rendra toujours malheureux dans la mesure où nous subirons les assauts incessants de nos envies de posséder ce que l’autre détient. Il y a là une origine à de nombreux conflits d’intérêts voire des guerres. Cette manière d’envisager le bonheur peut aussi faire entrer dans un processus pervers qui consiste à se réjouir des difficultés vécues par les autres : mon bonheur sera d’autant plus intense que ça souffre plus que moi alentour. Dans ce cas, nous cessons d’être heureux en devenant l’esclave de Narcisse et nous cessons d’être encore capables de nous réjouir de ce qui est bien autrement dit d’aimer.
Ce verset nous libère de la tyrannie conformiste et nous autorise à vivre, dès à présent, un véritable bonheur non conditionné par les phénomènes de mode, les regards coercitifs de nos proches, les attentes que nos parents projettent sur nous, l’idée que l’on se fait de l’image qu’il faut donner de soi en telle ou telle circonstance.
Ce verset nous replace devant l’ultime, devant ce qui nous préoccupe de manière fondamentale, l’ultimate concern dont le théologien Paul Tillich écrivait qu’il s’agit de l’Eternel, ce qui nous permet de mener notre existence de manière inconditionnée. Cette exposition personnelle au divin, Rousseau l’exprime dans les Rêveries du promeneur solitaire (OC I, p. 1079) : « En se repliant sur mon âme et en coupant les relations extérieures, en renonçant aux comparaisons et aux préférences il s’est contenté que je fusse bon pour moi ; alors redevenant amour de moi-même, l’amour propre est rentré dans l’ordre de la nature et m’a délivré du joug de l’opinion. » Précisons qu’il ne s’agit pas d’une fuite dans un individualisme forcené, mais d’une autorisation à donner le meilleur de nous-mêmes.