Le mouvement du Christianisme
social, dont le pasteur Laurent Gagnebin a relaté et éclairé
l'histoire dans son article, est né au cours du XIXème
siècle dans une Europe qui, tout en connaissant une forte
mutation à travers le développement industriel,
voit aussi s'aggraver les injustices sociales et s'organiser une
classe ouvrière. Ce mouvement est la tentative de renouer
avec une authentique et antique tradition chrétienne qui,
parfois battue en brèche par une église prompte
à conforter le pouvoir politique, a toujours voulu allier
le spirituel et l'action sociale sans que l'un n'absorbe l'autre.
Il est vrai que parallèlement à ces mutations sociales
une idéologie nouvelle, " le socialisme ", gagnait
de plus en plus de terrain dans une classe laborieuse déçue
et parfois abandonnée (la Commune de 1870 en est un exemple)
par les Églises. Le mouvement, illustré par des
noms bien connus, Tommy Fallot, Charles Gide, Wilfred Monod, Elie
Gounelle, résonnait dans de nombreux cercles aussi bien
orthodoxes que libéraux : le jeune Karl Barth ne disait-il
pas lui-même en 1916 : " le socialisme sera chrétien
ou ne sera pas, le christianisme sera socialiste ou ne sera plus
". Cette alliance donc entre une piété chrétienne
et une idéologie sociale (dont on ne peut douter qu'elle
soit une forme de sécularisation de la prédication
de l'Evangile) était en fait une résurgence de cette
fusion profonde entre un appel à la conversion personnelle,
et son inscription dans la sphère englobante de l'annonce
du Royaume de Paix et de justice, son imminence et même
sa proximité, sa présence dans des gestes de libération
de toutes souffrances, de toute servitude, au nom de Jésus-Christ.
Tout au long de l'histoire de l'Eglise on trouve des hommes et
des femmes de conviction ancrés dans une fervente vie spirituelle,
s'atteler à un combat pour que des hommes et des femmes
brisés par les contraintes du temps se relèvent
et recouvrant ainsi une nouvelle dignité se mettent à
nouveau en marche pour témoigner d'une espérance
que rien ne peut abattre. C'est donc peut-être sur un malentendu
que parfois et encore récemment dans nos Eglises on a voulu
séparer voire opposer des chrétiens, les uns soucieux
de spiritualité, les autres d'action sociale. Pourtant,
si le mot hérésie peut être encore employé,
il s'agit bel et bien là d'un choix interdit : à
l'exemple du Christ, il ne peut en être autrement. Lui-même
pratique et appelle à une prière assidue, lui-même
répond aux attentes les plus immédiates de ceux
qu'il croise. Jésus guérit des malades, redonne
la vue, redresse des paralytiques, éloigne des démons,
nourrit des foules, et même il vient menacer à Jérusalem
les pouvoirs religieux et politiques soucieux de préserver
leurs privilèges dans un monde injuste.
Cette tradition bien attestée dans les évangiles
et les épîtres parcourt la vie de l'Eglise : St Jean
Chrysostome cité par Jean Calvin, ne dit-il pas lui-même
" une chose est de célébrer le Seigneur, sur
l'autel, une autre plus juste de le célébrer en
secourant les pauvres, les indigents, les meurtris de toutes sortes
". Ainsi vie spirituelle et action sociale sont les deux
facettes d'une unique vocation : témoigner de la présence
agissante du Christ ressuscité parmi nous, dans le monde.
Et ici je voudrais lever deux malentendus : le premier concernant
la notion de vie spirituelle ; la vie spirituelle du croyant n'est
pas synonyme de vie intérieure, vie intime, elle est bien
plus large. La participation au culte de la Communauté,
le fait de se joindre à des frères et des surs
pour célébrer la liturgie du Royaume que le Christ
nous a ordonné d'accomplir " la prédication
de la Parole, et la célébration des sacrements,
est une authentique vie spirituelle ; mais loin d'être enfermée
dans l'intimité de nos curs, elle est son expression
publique qui sous peine d'être mensongère, appelle
à ce qu'elle soit incarnée dans des faits et gestes
concrets ; faits et gestes qui débordants des murs de nos
Eglises et de nos temples sont signes que le Royaume est en marche
et qu'il a des témoins ". L'appel du Christ est comme
le battement d'un cur qui se contracte et se rassemble autour
de ce qui fait sa force : " le suivre, lui le Christ ",
puis se dilate et disperse dans le monde, diffuse cette sève
du Royaume ; c'est ainsi qu'il nous envoie pour faire des uvres
encore plus grandes que lui. Le deuxième malentendu vient
du fait que nous oublions souvent que nous sommes une Eglise,
un corps, et que tous ne sont pas appelés au même
témoignage ; c'est aussi que certains sont plus portés
à la prière et d'autres à l'engagement social
et politique. Mais ce qui est sûr, par contre, c'est que
nous sommes tous solidaires, coresponsables les uns des autres,
et que nous sommes appelés à nous soutenir mutuellement
dans nos inclinaisons particulières, et que bien sûr
il n'y a aucune place pour l'indifférence à ce que
les uns et les autres sont, mais place uniquement pour l'encouragement
et l'exhortation fraternelle et réciproque.
Pour terminer ce rapide essai d'articuler le " Social et
le spirituel ", on devrait pourvoir dire aussi le "
politique et le spirituel ", dans la mesure où le
politique n'est pas l'expression d'une conquête partisane
du pouvoir, mais le souci du service de la cité, et de
la justice nécessaire à un vivre ensemble paisible,
je voudrai évoquer ici le bien-fondé de notre foi
trinitaire pour éclairer les modes de présence de
l'Eglise au monde dans lequel elle est immergée.
Le témoignage de l'Eglise prend sa pleine dimension et
celui qu'elle célèbre l'entraîne à
devenir une manifestation éthique de ce qu'elle annonce.
L'Eglise devient toute entière diaconie, signe du Royaume
déjà inauguré, bientôt totalement manifesté
au sein d'une Création qui soupire et attend une Bonne
Nouvelle. L'Eglise pour le monde vit ce qu'elle célèbre
et célèbre ce qu'elle vit : le témoignage
et la lutte pour le Royaume de Paix, de justice et de fraternité
déjà accompli, même inachevé.
Jean-Pierre Rive
Secrétaire Général de la Mission populaire
évangélique
Président de la Commission Eglise et Société
de la Fédération Protestante de France
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