J'ai eu la très grande chance de travailler aux côtés de Théodore Monod depuis la fin de l’année 1968. Il m’a beaucoup appris, non seulement sur le plan scientifique, mais aussi sur le plan humain. En 1970, il m’a fait nommer professeur au Muséum national d’histoire naturelle, pour devenir le sous-directeur de son laboratoire des pêches outre-mer, c’est à dire son adjoint direct, ce que je suis resté jusqu’à sa retraite administrative. Ensuite nous avons continué à travailler ensemble et j’ai personnellement pu apprécier pleinement la haute valeur humaine de cet homme exceptionnel.
La plupart des citations que je ferai de lui sont extraites de trois de ses livres : « Le Chercheur d’absolu » (1997), « Les carnets de Théodore Monod rassemblés par Cyrille Monod » (1997) et « Et si l’aventure humaine devait échouer » (2000), texte revu et corrigé de « Sortie de secours » (1991).
Voici ce que Théodore Monod écrivait en 1976 (Ouest-France) à propos de l’écologie : « Il y a des mots à la mode qui font recette et dont il faut, par conséquent, se méfier. Cette pauvre “écologie”, à quelle sauce on nous oblige à l’avaler tous les jours ! Au vrai sens du mot, il s’agit d’une discipline scientifique bien définie, étudiant les relations des êtres vivants entre eux et avec leur milieu, tant physique que biologique». Et pour Théodore Monod, les hommes sont inclus parmi les êtres vivants dont il parlait.
Un point d’information avant d’aborder la substance de cet exposé : de 1915 (Théodore Monod avait alors 13 ans) à 2004 (soit pendant 90 années), 2167 écrits ou publications portent la signature de Théodore Monod : 110 d’entre elles concernent la protection de la nature, 92 la lutte pour la vie et la protection des animaux, 83 témoignent de sa lutte pour la paix, contre la violence et le nucléaire, et 84 sont des publications dans lesquelles il exprime son humanisme (Hureau et Escudier, 2005).
Théodore Monod, protecteur de la nature
Sa vocation scientifique fut précoce : à l’âge de quatorze ans il rédigeait sa première relation zoologique et biologique, une description rigoureuse des insectes et fleurs découverts à quatre pattes dans les buissons du Midi, à l’occasion d’un voyage familial.
A quinze ans Théodore créait sa propre société d’histoire naturelle et éditait un bulletin « Le Martin pêcheur » dont il était tout à la fois «rédacteur, imprimeur, directeur, secrétaire et écrivain, relieur, livreur» comme il le disait lui-même. Il y consignait des monographies d’oiseaux ou de poissons, des relations de voyages ou l’étude des astres observés depuis sa salle de bains. Sans encore prononcer le mot “écologie”, il créait déjà une société de protection de la nature. Il y fustigeait les exploiteurs de la nature et prenait déjà position contre le sacrifice des oiseaux pour le seul plaisir des hommes,… des femmes et de leurs chapeaux !
A l’instar de son père, comme ses grands-pères ou arrière-grands-pères, Théodore, qui compte dans son ascendance pas moins de cinq pasteurs en ligne directe du côté paternel et quatre du côté maternel, aurait pu se tourner vers la théologie. Il l’avait envisagé. Il a finalement préféré inventorier les richesses de la création et témoigner de leur beauté. Avec humour il disait, en parlant de la création : « A l’intérieur de ce foutoir, les choses sont parfaitement en place. On a le sentiment de l’unité des choses et des êtres. (...) On ne peut qu’être émerveillé devant la vie, devant la diversité, l’ingéniosité de la vie et l’on cherche une explication ».
Il a consacré sa vie à enrichir la connaissance que nous avons du vivant, dans des domaines extrêmement variés : zoologie, botanique, géologie, histoire et histoire des sciences, écologie et protection de la nature. Car ne nous trompons pas d’approche, Théodore Monod ne fut pas un aventurier en quête d’émotions fortes, mais un chercheur. Au sein du monde scientifique, il s’est distingué par ses capacités à allier l’exploration et le travail sur le terrain. Il classait les naturalistes en trois catégories : lui-même se définissait comme un « constatateur », c’est-à-dire comme un naturaliste qui se consacre au patient inventaire du cosmos, à l’inlassable accumulation des matériaux nécessaires à une description du monde, à l’observation en plein air (ou en pleine eau) des organismes et de leurs groupements, à la biogéographie des organismes (i.e. leur distribution géographique) et aux relations qu’ils ont avec leur milieu, vivant ou inerte.
Les constatateurs sont complétés par les « expérimentateurs » qui veulent expliquer le fonctionnement des organismes et les relations inter-organismes. Ces deux premières catégories sont complétées par les « applicateurs » qui cherchent la solution des problèmes pratiques que pose à l’Homme l’utilisation des ressources naturelles.
Pour Théodore Monod : « Il faut agir utilement, comprendre. Et pour comprendre, il faut connaître, ce qui exige un énorme effort de recherche, une systématique accumulation de faits, une totalisation patiente des documents, sous les formes les plus variées ». Mais cela implique des institutions spécialisées, et bien dotées financièrement et humainement, et c’est pour cela qu’un Institut Français (devenu Fondamental) d’Afrique Noire, l’IFAN, a été créé en 1938, sorte d’image réduite du Muséum national d’histoire naturelle, l’IFAN qui veut servir non seulement la science, en tant que telle et pour elle-même, mais l’Afrique et l’homme africain.
Déjà, en 1939, il écrit un article sur la protection de la nature dans le journal de l’IFAN, les “Notes africaines”, et dès 1941 il écrit un article intitulé “L’action de l’homme sur le climat”, soit 60 ans avant que les experts du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ne se penchent sur cette question et que leurs détracteurs ne se lancent dans une polémique souvent stérile. L’ouvrage de Claude Lorius et Laurent Carpentier « Voyage dans l’Anthropocène » raconte comment l'homme, devenu en quelques siècles la principale force géologique, a fait basculer l'environnement durable de la Terre dans une ère d'aléas, d'extrêmes et de destructions, en la transformant comme aucun autre événement depuis des millions d'années.
Bon nombre de scientifiques comme Théodore Monod n’ont pas attendu la création de partis écologiques pour s’intéresser et se préoccuper de la sauvegarde de l’environnement.
Plus tard, Théodore Monod œuvrera pour la création de réserves naturelles (e.g. la réserve du Mont Nimba en Côte d’Ivoire, point culminant de l’Afrique de l’Ouest, 1752 m), de grands parcs nationaux (tels que celui de la Vanoise en Savoie créé le 6 juillet 1963, ou celui du Banc d’Arguin, en Mauritanie, créé en 1976, au sud de Nouadhibou, anciennement Port-Etienne). Nombreuses ont été ses interventions dans le cadre de l’Union internationale pour la protection de la nature, ou des Conférences internationales des africanistes de l’Ouest, organisations qu’il a contribué à créer et qu’il a présidées dès 1945.
Bien avant Nicolas Hulot et le développement durable, allant en cela bien au delà des seuls aspects écologiques même s’il les inclut, ce grand défenseur de la nature qu’était Théodore Monod a tiré la sonnette d’alarme et s’est mobilisé sur tous les fronts touchant à la protection, à la conservation, à la mise en valeur de la nature. Il a défendu sans relâche les valeurs de conscience et de responsabilité de l’homme face à ses semblables, face à la nature, face au vivant, et il a pris position pour le respect des droits de l’homme et des animaux.
En 1970, dans le journal La Croix, il écrivait : « On assiste depuis un certain temps au développement considérable d’un mouvement d’ensemble en faveur de la nature, des équilibres biologiques, des animaux “sauvages” (on devrait dire “libres”), du respect dû à la vie, à l’arbre, à l’oiseau, etc., et dénonçant corrélativement toutes les agressions, tous les mésusages, toutes les stupidités et toutes les violences dont un homme pourtant soi-disant sapiens se rend chaque jour coupable à l’endroit de son “environnement” comme on dit, en utilisant le mot anglais sans doute parce que le synonyme français “milieu” tend à se spécialiser dans un sens moins honorable ».
Tout en dénonçant toutes les formes d’anthropocentrisme, Théodore Monod a toujours défendu et incarné une haute vision de l’Homme. Humaniste, antimilitariste et pacifiste, il a lutté pour un monde plus juste, plus harmonieux, respectueux de la Nature.
«La forêt, la mangrove, la savane sont des formations naturelles qui font partie du vêtement de la planète, et les destructions inconsidérées, les atteintes à ces vêtements peuvent avoir des conséquences que nous ne savons pas prévoir. Alors tout ce processus d’agression qui se développe magnifiquement actuellement vis à vis des écosystèmes et de la vie sur la terre, ce saccage de la planète est une très grande imprudence, non seulement c’est un méfait au point de vue éthique, mais c’est une très grande imprudence parce que nous ne connaissons pas les incidences à long terme des erreurs ou des bêtises que nous commettons actuellement ».
Il condamnait donc sévèrement les agissements de l’homme dont l’orgueil est tel qu’il se permet tout, sans penser à la nature, à la flore comme à la faune qu’il détruit pourvu que cela lui rapporte. Théodore Monod affirme que la seule religion de l’homme est l’argent qui lui permet d’acquérir de nombreux biens matériels souvent inutiles, qui le rendent totalement dépendant. " Bien sûr qu’il faut respecter la nature. Mais actuellement encore on continue à la ravager, ce ne sont pas les bonnes intentions des grands pollueurs qui manquent... On vit dans une société fondée sur le profit, sur l’argent, c’est ça qui compte. On vous permettra n’importe quoi à condition que cela vous rapporte. La morale ça n’existe pas " s’attristait-il, lorsqu’il constatait dans quelle situation se trouve l’homme aujourd’hui.
Toujours à la pointe des combats de civilisation, il dénonçait le pillage « insensé » de la planète:
« Cette nature qui est, en fait, un capital précieux, légué par le passé, et dont nous demeurons comptables vis à vis de l’avenir, a été regardée jusqu’ici, de façon générale, comme une proie à saccager, tout ce qui peut rapporter étant permis ».
Parmi les rêves importants de la vie humaine se trouve la préservation de toutes les sources d’émerveillement et de jouissance pures, telles que de beaux paysages, des animaux sauvages en liberté ou une nature intacte, à côté de la paix et de l’harmonie intérieure. Dans le monde moderne, Théodore Monod estime que le concept d’utilité doit faire place au concept général de valeur, non seulement de valeur au point de vue utilisation, mais aussi de valeur psychologique, de valeur sociale, de valeur scientifique et de valeur d’agrément.
Dès 1962, il se montre particulièrement lucide lorsqu’il prévoit, au sein du mouvement en faveur de la Nature, un courant qui n’accepte que les aspects matériellement profitables de la conservation de la Nature, au risque certain de négliger les autres.
« Et, à la réflexion, cette nécessité d’un dépassement de la technique et du “rentable” n’est-elle pas assez évidente ? Je n’ignore pas que sous certains aspects au moins, la protection de la nature peut et doit apparaître non seulement comme un devoir de principe mais comme une bonne affaire et que, c’est à ce titre là, par exemple, qu’elle trouvera grâce ».
Citons à nouveau Théodore Monod. En 1970, dans La Croix, « On dénoncera – et c’est très bien car on ne le fera jamais trop – ce triste cortège d’erreurs et de crimes qui, jusqu’ici du moins, a accompagné l’activité humaine : façons culturales aberrantes, déboisements inconsidérés, usages abusif des pesticides, pollutions de toutes sortes : des sols, des eaux ou de l’air (parmi lesquelles on oublie volontiers les méfaits d’un tabagisme pernicieux, mais lucratif pour l’État), destruction de plus en plus difficile des rebuts d’une civilisation du déchet, massacres scandaleux d’animaux, dont nombre d’espèces sont aujourd’hui menacées d’extermination, après toutes celles que notre cruelle sottise a déjà exterminées… »
Théodore Monod poursuit son combat. Les protestations contre toute atteinte à la liberté et au droit sont régulières au cours de toutes ces années, dans toutes publications, des plus scientifiques au plus habituelles, comme les journaux. Dans Ouest-France notamment, paraissent nombre de ses articles touchant à tous les sujets de société, pollution, protection de la nature, érotisme et drogue. Son ton parfois virulent lui fera, à la demande des journalistes, de temps à autre revoir ses feuillets, voire les réécrire.
Plusieurs fois il prend position contre le Paris-Dakar (Panorama international, RFI, 1990, Les réalités de l’écologie, 1991). En effet, le Sahara, comme tous les déserts, est un milieu très spécial, (tout comme les déserts polaires, la haute montagne ou les forêts denses…). Je le cite : « Le Paris-Dakar est une entreprise orgueilleuse et arrogante qui traverse un pays où les gens sont pauvres et ce gaspillage incroyable, de combustible par exemple, me semble tout à fait regrettable….je crois que le Sahara et le désert sont un domaine assez beau, assez propre, assez pur pour mériter de se voir respecté,… respecté c’est très important ça ».
« Le désert est l’un des milieux les plus autonomes qu’on puisse imaginer, car le phénomène d’aridité y est très spécial. Alors si on va au désert, il faut le respecter. Il faut en respecter l’habitant, les animaux et en écouter les leçons…une très grande simplification de la vie…. ».
Les combats de Théodore Monod
Pour le respect de la vie
Théodore Monod était une des références morales du siècle qui vient de s’achever, peut-être le dernier que les médias voulaient bien, même si ce fut avec parcimonie, laisser parler et diffuser son message. Il était de la race des Schweitzer, Gandhi, Mère Thérésa et une poignée d’autres : des hommes et des femmes qui ont compris ce qu’est l’honneur de l’humanité, l’honneur d’appartenir à une espèce dotée d’intelligence et de raison, et qui de ce fait se savent responsables de leurs actes envers les autres, y compris envers les autres espèces et plus généralement envers la planète sur laquelle nous vivons tous ensemble. Marcheur infatigable dans le désert, Théodore Monod a été aussi le porteur infatigable de ce message, prêchant d’exemple et sans jamais dévier du chemin qu’il s’était tracé. Théodore Monod a montré qu’à force de volonté on pouvait assumer sans compromission sa responsabilité de scientifique au service du public. Son objectif a toujours été le respect de la vie, il n’a jamais laissé sa recherche et son savoir se dévoyer au point de mépriser la vie et d’en faire un simple objet de profit, mais au contraire sa recherche était au service de toute vie.
La connaissance et l’amour de la nature ont fait de Théodore Monod un écologiste de la première heure. Militant antinucléaire, antimilitariste, défenseur des droits de l’homme et des animaux, Théodore Monod combat sur tous les fronts: pour le respect de toute forme de vie, pour la non-violence et pour la paix. Là se rejoignent en lui, le croyant, fidèle aux enseignements du Christ et «l’homme de gauche», luttant pour un progrès social et pour un monde plus juste.
On retrouve chez lui les mêmes préoccupations que celles qui animaient son père, le pasteur Wilfred Monod, membre influent du Christianisme social, que l’on peut résumer en un mot : solidarité entre tous les êtres vivants, y compris les hommes. On retrouve aussi ce respect de la vie qui animait Albert Schweitzer.
« Il faudrait que l’homme accepte de se réconcilier avec la nature. Il faut quand même finir par comprendre que tout se tient, que nous sommes dans un seul cosmos et que nous ne sommes pas seuls. Qu’il y ait une réconciliation entre les êtres vivants ».
Théodore connaissait Albert Schweitzer et son œuvre à Lambaréné. Il s’émeut au souvenir de la « révélation » qu’avait eue A. Schweitzer, en septembre 1915, dans une embarcation sur l’Ogooumé, précisément cette révélation du respect de la vie. Lors d’une conférence qu’il donne en 1966 à l’Union des croyants (et dans son livre “Et si l’aventure humaine devait échouer”), il cite et adopte ce texte d’Albert Schweitzer : « (…) quelque chose d’imprévu me frappa comme une lumineuse évidence jamais encore formulée : « respect de la vie ». (…) Enfin j’avais tracé le chemin qui mène à cette idée qui englobe à la fois les mondes, l’affirmation de la vie, la morale : je savais maintenant que la perspective universelle sur le monde éthique - sur l’affirmation de la vie avec ses idéaux de civilisation - est fondée sur la pensée. Ainsi pour moi l’éthique n’est pas autre chose que le respect de la vie »1.
Théodore Monod a eu l’occasion de rencontrer A. Schweitzer à Dakar, sur la route de Lambaréné. Le directeur de l’IFAN avouera une convergence d’idées avec le médecin, prédicateur et musicien. Il retrouve en lui toujours cette même alchimie faite de foi et d’action, faite aussi de courage et parfois de ténacité. D’autres réflexions encore rapprochent les deux protestants. Sur la civilisation notamment, qui, pour le docteur Schweitzer, est la résultante du progrès matériel contre le spirituel. Civilisation qui ne devrait être orientée que vers la dignité de l’homme et, toujours, le respect de la vie. Civilisation où doit être évité l’asservissement de l’homme qui, lui-même, s’efforce de rester libre et indépendant, en perdant son indifférence.
Pour la protection des animaux
Théodore Monod s’indigne également du massacre des animaux, êtres vivants sensibles, qui ressentent la souffrance et la douleur, au travers de la chasse qui, en Europe, n’est plus qu’une distraction, un loisir et certainement pas une nécessité pour survivre comme ce fut le cas pour les hommes préhistoriques; et au travers de la corrida qui est un spectacle d’horreur affligeant. Théodore Monod répond aux défenseurs de la chasse, qui prétendent que c’est une chose traditionnelle, que:
" Bien sûr c’est traditionnel, mais ce n’est pas parce qu’une chose est ancienne qu’elle est bonne. La guerre aussi est ancienne, la torture est ancienne, l’esclavage est très, très ancien mais cela n’est pas plus recommandable pour cela ".
Quant à la corrida Théodore Monod la qualifie " d’abomination naturellement, bien qu’il y ait des poètes, des personnages littéraires qui s’extasient devant ces combats ". A ce moment là, Théodore Monod a tendance à se révolter dans l’exemple suivant : « Un évêque de Nîmes prétend qu’assister au martyre d’un animal dans cet horrible spectacle de la boucherie des arènes est un facteur d’élévation spirituelle. Mais c’est incroyable ! Incroyable ! Un être normal, peut-être intelligent, théoriquement chrétien puisqu’il est évêque, dire de pareilles énormités... ».
Ces deux exemples, chasse et corrida, prouvent que Théodore Monod refusait les actes de l’homme lorsqu’ils sont irréfléchis. « Tuer par plaisir est inacceptable ! L’homme ne doit tuer un animal que par nécessité vitale, jamais par jeu ou pour passer le temps », ainsi s’exprimait-il dans une lettre adressée aux Eurodéputés en février 1990.
Longue est la liste des associations de défense de la nature dans lesquelles Théodore Monod était très actif, et même souvent qu’il présidait : Société nationale de Protection de la Nature, Fondation internationale du banc d'Arguin, Fondation Nicolas Hulot, Alliance pour la suppression des Corridas, Fédération des Liaisons Anti Corrida, Les Amis de la Terre, Collectif contre l'Enfouissement des déchets Radioactifs, Greenpeace, Ligue Française des Droits de l'Animal, la Maison de Vigilance, Mouvement Chrétien pour l'Écologie et la Protection Animale, Œuvre d'assistance aux bêtes d'abattoir, le Rassemblement des Opposants à la Chasse, le Réseau Sortir du nucléaire, la Société Nationale pour la Défense des Animaux, la Fondation française des droits de l’animal…
J’espère que cette longue énumération ne vous a pas lassés...
Les critiques adressées à Théodore Monod et à ses confrères à cet égard, l’accusent de se préoccuper de la nature, de la faune, de la flore mais pas des hommes. A ces critiques, Théodore Monod rétorque très justement que « Pourquoi s’intéresser aux animaux plutôt qu’aux hommes ? La question n’est pas de savoir si c’est l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre. Ce n’est pas A ou B, c’est A et B. Pour les gens qui nous font cette réflexion quotidienne, c’est probablement en ce qui les concerne ni A, ni B, ni les hommes, ni les animaux, je le crains profondément ».
Il a dénoncé la tyrannie que l’homme, « roi de la création », exerce sur le reste du monde vivant et il a tenté de convaincre, enseignant une nouvelle éthique et une nouvelle philosophie, celle de la réconciliation et de l’amour. « Il faudrait enfin que les hommes acceptent de s’humaniser ».
Contre toute violence et pour l’amour de la vie.
Peu avant son retour définitif en France, en 1965, Théodore Monod a lutté et conduit des manifestations pour défendre ses convictions.
1960 voit l’action de Théodore, à l’époque de la guerre d’Algérie. Le 20 septembre 1960, de passage à Paris, il signe le Manifeste des 121, qui seront bientôt 140. Tout le convainc de signer cette pétition, la guerre elle même, « l’appel à l’opinion » que cela signifie, et son opposition farouche à la torture. Il rejoint là les idées de Louis Massignon. En quittant Dakar cinq ans plus tard, le directeur de l’IFAN aura le plaisir de lui voir succéder Vincent Monteil, disciple de Louis Massignon.
Le refus de toute violence de la part de Théodore Monod se reflète dans les nombreuses associations auxquelles il prenait part, souvent très activement :
Amnesty international, Anti Slavery International, Citoyens du Monde, le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples, le Mouvement international de la Réconciliation, l’Union Pacifiste, …
La haine de la violence pour Théodore Monod rejoint celle d’Albert Schweitzer. Il s’agit en effet de révéler à la fois la fascination, la qualité, la crainte, le respect et l’amour, devant la vie.
Contre l’énergie nucléaire
Théodore Monod était très engagé dans la lutte pacifique contre l’énergie nucléaire. Dans le chapitre « résister », de son ouvrage « Le Chercheur d’absolu », il nous fait part de sa volonté que les pays industrialisés renoncent à cette puissance dangereuse qu’ils ne maîtrisent pas entièrement et ses conséquences dévastatrices, non seulement à cause des bombes atomiques mais aussi et peut-être surtout à cause des déchets des usines thermonucléaires, avec des fûts enfouis sous terre sans aucune certitude des conséquences à l’échelle de la vie de la planète, sans savoir si les mouvements géologiques de la planète ne pourront pas les ouvrir au cours des siècles à venir. La destruction de la nature aussi bien par la pollution que par le nucléaire le scandalise. C’était la raison de son jeûne chaque année en mémoire des victimes d’Hiroshima et Nagasaki. Je le laisse parler (en 1996, à l’âge de 94 ans) : « Chaque année, je participe à une manifestation silencieuse, dite d’interpellation, devant le poste atomique de Taverny. Du 6 au 9 août, je jeûne pendant quatre jours pour commémorer les morts d’Hiroshima et Nagasaki. Pour moi, 1996 est l’an 51 de l’ère nucléaire ». En 2011, nous serions donc en l’an 66 de l’ère nucléaire.
Pour Théodore Monod, l’ère chrétienne s’est définitivement achevée le 6 août 1945. Il fit entendre clairement sa voix face aux diaboliques et inexpiables crimes d’Hiroshima et de Nagasaki qu’il commémorait ainsi chaque année au mois d’août : «Le 4 août 1948, nous avons quitté l’ère chrétienne pour rentrer dans l’ère atomique. Pour la première fois dans l’histoire, l’être humain a été atteint dans son devenir biologique et génétique ».
C’est dans les années 1960-70 que commence la lutte que mène Théodore Monod contre les essais nucléaires. Il se fait postier en juin 1966 en portant un sac postal empli de pétitions et signatures pour que la France renonce aux expériences atomiques et affecte les crédits de la force de frappe à la construction de logements, d’hôpitaux ou d’équipements collectifs prioritaires.
En 1973 c’est une nouvelle manifestation contre un nouveau programme de réacteurs. Un an plus tard le projet de surgénérateur « Superphénix » à Creys- Malville réunit tous les opposants à ce projet, dont Théodore Monod.
Théodore Monod, le scientifique
Tous les travaux scientifiques de Théodore Monod sont empreints de son souci de précision et comportent une foule de détails informatifs très précieux pour les historiens.
Pour avoir collaboré et signé avec lui plusieurs ouvrages ou articles sur les poissons et avoir publié deux biographies d’ichtyologistes (César Honoré Sarato et Antoine Risso) des 18ème et 19ème siècle, je sais combien il était soucieux de l’absolue précision et de l’exactitude des détails à faire figurer dans une biographie. C’est ainsi que la recherche de la date de naissance d’Antoine Risso, nous a menés à explorer toutes les églises du vieux Nice afin d’y retrouver l’acte de baptême de ce personnage bien connu des systématiciens. De même l’élaboration de la liste exhaustive des publications de César Honoré Sarato fut une exploration passionnante des quotidiens et hebdomadaires publiés à Nice à la fin du 19ème siècle et dispersés dans diverses bibliothèques (nationale, centrale du Muséum, départementale du Var…).
Tous les élèves, disciples et amis de Théodore Monod ont toujours été émerveillés par son extraordinaire mémoire qui faisait de lui jusqu’à la fin de 1999 une véritable encyclopédie vivante. Par ailleurs sa bonté, son humour, sa modestie et son humanisme ont fait de lui un modèle pour beaucoup de ceux qui l’ont côtoyé. Toujours accueillant, il savait écouter et il était toujours possible de lui demander un conseil scientifique, une référence bibliographique ou une voie de recherche nouvelle. Au sein de l’Académie des Sciences aux séances de laquelle il a participé jusqu’en 1999, il était très écouté et admiré pour l’ampleur de ses connaissances et sa facilité à envisager les problèmes à l’échelle globale.
Excellent pédagogue, il savait parfaitement bien présenter ses travaux en inculquant à ses auditeurs l’amour de ce qu’il décrivait. Il avait l’art d’enseigner les choses de façon vivante et très concrète. Toute l’aventure de la recherche scientifique sur les poissons, aventure que j’ai vécue à ses côtés en temps qu’ichtyologiste reste l’un de mes meilleurs souvenirs. Et nombreux sont ceux qui pourraient en dire autant, que ce soient des botanistes, des géologues, des carcinologues, des géographes…, ou tout simplement des fervents amateurs des déserts. Théodore Monod était en effet un naturaliste universel. Tous ses livres destinés à un large public reflètent son profond désir de faire connaître et aimer ce qu’il aimait, à savoir la faune marine, les déserts et son profond respect de la vie.
En 1938 Gilbert Vieillard, collaborateur de Monod détaché à l’IFAN à Dakar, écrivait, à sa mère à propos de Théodore Monod :
« Il est effroyablement calé surtout en sciences naturelles. Au début, on le prendrait pour un dictionnaire ambulant mais c’est un dictionnaire qui a compris son contenu. Il est beaucoup plus humain que son abord un peu froid ne le laisse deviner».
Théodore Monod et son regard sur l’humain
Théodore Monod est non seulement un naturaliste hors norme mais aussi un pacifiste et un humaniste dont la pensée mérite d’être connue. Elle peut nourrir la réflexion de tous. Car Théodore Monod fut un éveilleur des consciences.
Pour faire découvrir son « regard sur l’humain », je citerai une conférence trop peu connue que Théodore Monod prononça à l’Union des croyants le 28 mars 1966, « L’homme face à la nature : du pithécanthrope à Albert Schweitzer ». Il avait 64 ans. Pour Denis Escudier, il s’agit là d’un texte fondateur de la pensée de Théodore Monod sur le thème de l’Homme face à la Nature (au Cosmos), des effets de l’action humaine sur la biosphère, thème qu’il ne cessera d’approfondir jusqu’à la fin de sa vie, plus de 30 ans durant. On trouve dans ce texte les éléments de réponse à quelques grandes questions :
L’homme fait-il partie de la nature ou occupe-t-il une situation extérieure à celle-ci ? Animal dé-naturé, l’homme, qui connaît l’angoisse de savoir qu’il ne sait pas, a été en quelque sorte arraché à la condition animale. Il occupe donc une situation singulière dans la nature.
L’hominisation : est-ce un fait acquis, une promesse ou une éventualité ? Où en est le processus d’humanisation déclenché il y a somme toute pas si longtemps ? (2,5 milliards d’années).
L’homme est tout jeune, il ne fait que paraître. Dans son environnement, son action prédatrice s’exerce sur trois fronts : contre l’homme, son semblable, contre l’animal, contre la nature tout entière. Et Théodore Monod d’évoquer l’océan de notre barbarie dans des guerres fratricides de toute nature, de dénoncer la souffrance animale et l’extermination des espèces, de dresser un réquisitoire impitoyable, voire sarcastique contre les méfaits commis par l’homme aux dépens de son environnement…
Quelle place occupe l’Homme au sein de la biosphère et vis-à-vis de celle-ci ? Dans quel état allons-nous remettre à nos descendants un héritage dont nous n’étions pourtant qu’usufruitiers et temporaires dépositaires ?
Le ton change et Théodore Monod appelle à la réconciliation de l’homme avec son environnement : écouter et comprendre, préparer la paix, restaurer des paysages diversifiés… Le chaos doit faire place aux harmonies, l’homme devenir enfin sapiens… Théodore Monod perçoit (en particulier dans la parole de Tierno Bokar) une raison d’espérer : « Malgré les silences de nos inconsciences et de nos aveuglements, malgré ceux des philosophies, ceux des morales traditionnelles, malgré ceux des religions, l’Esprit - Dieu merci ! – continue à souffler où il veut. Et jusqu’au fond de l’Afrique soudanaise, au besoin. »
CONCLUSION
Zoologiste marin de formation, mais avant tout spécialiste de crustacés et de poissons, il était devenu un naturaliste complet, aux connaissances universelles, spécialiste des déserts. Il était non seulement zoologiste, mais aussi botaniste, géologue, érémologue, paléontologue, préhistorien, historien, protecteur de la nature et il a combattu toute sa vie pour la défense des libertés. Son profond respect de la Vie, ses luttes pour la conservation de la nature, son estime pour ses amis musulmans, son profond désir de voir l’homme enfin s’humaniser, sont des messages actuels et d’avenir que nous souhaitons voir transmis à la jeunesse. C’est pour que ses messages d’espoir dans l’avenir restent dans la mémoire des jeunes de tous les pays que les amis de Théodore Monod tentent de faire vivre sa mémoire. Pour le grand public, Théodore Monod reste et restera le scientifique qui arpentait encore le Sahara et plus particulièrement l’Adrar de Mauritanie à l’âge de 97 ans. Pour ses amis et collègues scientifiques il restera le naturaliste aux connaissances universelles, doué d’une intelligence hors du commun, compétent et devenu spécialiste non seulement dans ses disciplines d’origine (la zoologie : crustacés et poissons), mais dans toutes les disciplines les plus complexes des sciences de la vie et de l’univers. Il restera le symbole du véritable naturaliste écologiste.
Jean-Claude Hureau
1 in Conférence, Union des croyants, 1966, p. 18.- A. Schweitzer A l’orée de la forêt vierge, 1951
Théodore Monod
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