Il n'y a pas que la morale explicitement édictée
qui compte
Ricur, souvenons-nous
en d'abord, est un philosophe et non un bibliste ni un théologien.
La place qu'il accorde aux textes bibliques parmi ses références
philosophiques ou littéraires est telle, néanmoins,
qu'elle ne peut pas ne pas avoir inspiré d'une manière
ou d'une autre son idée de l'éthique, de ce qui
est bon, juste, ou simplement sage. La Bible n'est pas pour lui
sans incidence éthique: toute " lecture " est
déjà une manière d'interpréter éthiquement
le texte dans nos existences, et nos morales les plus sécularisées
ne sont pas sans références bibliques, au sens d'un
code immémorial qu'il est bon de connaître, d'autant
plus qu'on prétend le critiquer. Mais pour autant l'articulation
entre la Bible et l'éthique ne saurait être univoque,
comme si à chaque situation correspondait un verset-slogan
unique et sans appel, et comme si le lecteur-interprète
(au sens où un musicien interprète une partition)
n'était pas responsable de son interprétation toujours
singulière. Ainsi n'est-on pas obligé d'adopter
une position dogmatique dans laquelle, sous un calvinisme dévoyé,
on saurait ce qu'est l'éthique chrétienne, ni d'adopter
la position inverse, sous un luthéranisme dévoyé,
qui prétendrait que l'Evangile est sans effet éthique.
Dans une étude sur le récit de la Passion, Ricur
rompt aussi avec la tradition d'un Grand Récit, où
la Bible entière ne serait qu'une Histoire du Salut sinon
une Théologie de l'Histoire qui donnerait à chacun
sa place et résoudrait tous les problèmes. L'originalité
de Paul Ricur est de montrer qu'il existe une grande diversité
de genres bibliques (récits, lois, fables, psaumes, prophéties,
proverbes, dialogues, liturgies, lettres, etc.), dont chacun d'eux
développe un rapport spécifique au temps: l'antériorité
de la " torah " qui est toujours déjà
là s'oppose au temps brisé de l'irruption prophétique,
et à l'éternelle quotidienneté de la sagesse.
Chacun d'eux déploie une manière spécifique
de camper les personnages mais aussi les lecteurs, dans leur rapport
au prochain, à Dieu, au monde. Entre l'extrême singularisation
dans l'interprétation de la Loi pratiquée par Jésus,
pour qu'elle soit juste avec chacun, et cette sorte de cosmos
représenté dans l'Apocalypse et d'où tout
individu a disparu, le sujet n'a pas la même place. Ainsi
il n'y a pas que la morale explicitement édictée
qui compte: il y a aussi la distribution des rôles que l'intrigue
narrative met en scène, et aussi ce que le texte fait faire
pragmatiquement au lecteur, et sur lequel Calvin a tellement insisté
notamment dans sa lecture des paraboles. Le sujet moral est en
quelque sorte engendré par ses lectures, et reçoit
d'elles (et de la pluralité des positions pronominales:
tantôt " je ", tantôt " tu ",
tantôt " nous ", tantôt " il ",
" eux, " on ") une identité plus subtile
et plus large. On découvre alors dans les textes bibliques
une grande diversité de postures éthiques, qui vont
des plus directement normatives jusqu'aux plus poétiques,
voire amorales (c'est à dire où la morale n'est
plus du tout le problème).
Or Ricur estime, du point de vue de l'éthique philosophique,
qu'il ne faut pas réduire l'éthique à la
norme morale. D'abord parce que le texte ne parle pas directement
à la volonté d'agir, mais indirectement à
l'imagination, qui propose une autre manière de sentir
et d'agir, d'habiter le monde, et qui nous y dispose. Ensuite
parce qu'on peut distinguer: 1) ce qui est estimé "
bon " et qu'il appelle la " visée éthique
", la promesse partagée d'une vie accomplie, la confiance
aux vertus, aux désirs et aux finalités qui animent
notre agir; 2) ce qui s'impose comme obligatoire et " juste
", et qu'il appelle les " normes morales ", le
recours aux règles qui limitent le mal que nous pouvons
nous faire les uns aux autres; 3) ce qui est " sage ",
simplement, praticable dans une situation complexe et difficile
où les impératifs moraux semblent contradictoires,
et c'est ce que Ricur appelle la " sagesse pratique
". Cette pluralité des angles d'attaque correspond
à la diversité des manières d'entrer dans
l'expérience éthique et de la communiquer, à
la diversité des langages susceptibles de retenir notre
responsabilité, d'augmenter notre perception du malheur
et notre aptitude au bonheur. On pourrait développer ce
bref éloge d'un certain pluralisme éthique, où
chaque posture comporte ses points forts et ses faiblesses, sinon
ses effets pervers.
Ces trois parties de l'éthique philosophique développée
par Ricur dans Soi-même comme un autre (visée
éthique, norme morale, sagesse pratique) me semblent pouvoir
être mises en correspondance, discrètement mais résolument,
avec quelques-uns des plus importants genres littéraires
qui traversent la Bible. Au centre, la " norme morale "
correspond à cet axe de la justice caractéristique
de la grande tradition deutéronomique, et qui met en avant
les prescriptions de la Torah, qui exposent les différences
fondatrices (de sexe, de génération, du pur et de
l'impur, etc.) et les formes de réciprocité qu'elles
organisent et qui sont diverses formules pour ne pas faire à
autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse. Remarquons que
la Loi y est racontée, rattachée à des circonstances
(Sinaï) et à une tradition, rapportée en quelque
sorte en l'absence du Législateur, et qu'inversement le
récit fondateur comporte une dimension morale de fidélité
à la parole donnée, et de répartition des
rôles dans un scénario constitutif des identités.
L'axe de la Loi et de la norme morale est soumis à un
double débordement. D'une part, rompant avec cette tradition
normative, et cette sédimentation de commentaires, de controverses
et de fables rabbiniques sur le juste, les figures prophétiques
font voir un présent plus réel que celui de l'idéologie
dominante, l'imminence du terrible, et rouvrent les promesses
écrasées et oubliées. Elles rappellent ainsi
les espérances premières, l'horizon d'attentes,
la " visée éthique " plus originaire que
toutes les règles et tous les contrats. Elles racontent
aussi, mais autrement: elles ne cherchent plus à légitimer
ce qui s'est passé ou ce qui est le cas. Elles montrent
la possibilité d'un autre présent. D'autre part,
face à l'énigme insoluble de l'excès du mal
pour une logique de l'équivalence (dont la Loi est la "
mesure d'or "), la sagesse délaisse ce qui est grand,
bon et juste, pour s'attacher à tout ce qui est "
petit ", qui se sait petit devant la mort, et pour relever
les moindres plaintes. Ses narrations sont des petites fables
de la vie quotidienne, ou de la quotidienneté de la création
du monde. A chaque jour suffisant sa peine, la sagesse proprement
immémoriale ne méprise pas les petits arrangements
du savoir-vivre, et développe ce sens du présent
qui caractérise la sollicitude de la charité ou
d'un amour pur qui n'attend plus rien. Ou bien elle se retourne
vers la Création dans l'attitude de la louange et la gratitude
que " cela soit ".
C'est ce mélange entre un pôle de prescriptions plus
ou moins argumentées et discutées (Abraham discutant
avec Dieu pour voir à partir de combien de " Justes
" Sodome peut être sauvée), un pôle narratif,
qui raconte et refigure sans cesse le présent de diverses
manières, et un pôle poétique où les
psaumes de plainte ou de louange sont tressés avec les
chants de l'amour, c'est ce mélange littéraire qui
offre à notre existence éthique la diversité
des registres sur laquelle elle peut s'exprimer et se former.
Quant à Jésus, reprenant à son compte et
comme adoptant tour à tour des styles de traditionalité
venus de cultures aussi multiples, des postures et des formes
de langage et de vie aussi diverses, il semble en les mêlant
à un point inouï les avoir portées chacune
à ébullition, à incandescence, jusqu'à
les bouleverser. Jusqu'à en être crucifié.
Nous savons que nous n'irons pas jusque là. Mais cette
passion pour vivre en même temps toutes les postures de
l'éthique, dans la tension même entre elles, me semblent
encore caractériser la démarche de Ricur,
et je crois que nous avons beaucoup à en apprendre.
Olivier Abel
Paru dans Le Christianisme au XXème siècle n°698
du 25 juillet 1999
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