La Bible n'est pas un livre,
comme pourrait le faire penser le singulier de son nom en français
transcrivant le grec ta bibli/a, les livres. Il s'agit d'une bibliothèque
de livres sélectionnés comme les meilleurs, de la
même façon qu'un éditeur de disques créerait
une compilation des plus belles pièces d'orgues à
travers les siècles. C'est l'usage des églises qui
a fixé la liste dans les premiers siècles de notre
ère. À part quelques livres discutés comme
devant ou ne devant pas faire partie de cette fameuse liste ("le
canon" de l'écriture), le consensus sur cette liste
a été très large, y compris entre juifs et
chrétiens (pour la première partie de la Bible).
Ces livres de la Bible se révèlent être
excellents pour certains usages, pour nourrir la recherche de
Dieu sur les traces de Jésus-Christ et de grands témoins
juifs et chrétiens. Ils sont excellents pour réfléchir
au sens de la vie humaine et à la dignité de la
personne. Mais la Bible peut ne pas avoir d'intérêt
dans d'autres domaines, ou un intérêt différent.
Par exemple, ce n'est pas dans la Bible que l'on va apprendre
l'astronomie ou la cosmologie car les auteurs de la Bible pensaient
que la terre était plate comme presque tout le monde à
leur époque. Et du point de vue littéraire ou philosophique,
il y a d'autres textes d'une extrême valeur qui n'ont pas
été retenus dans la bibliothèque essentielle
qu'est la Bible, ce n'est pas cela qui a été le
critère permettant de considérer les livres retenus
dans la Bible comme étant les meilleurs. L'excellence des
livres de la Bible se révèle quand on lui pose certaines
questions qui touchent de près chaque être humain.
Ou plutôt l'excellence de la Bible est de nous faire nous
poser des questions, à condition que nous acceptions, précisément,
de nous remettre nous- mêmes en question.
Nourris par la Parole et par la Manne
Nous avons une illustration de cela dans le livre de l'Exode.
Dans son chemin à travers le désert vers la terre
promise, le peuple hébreu reçoit la manne comme
nourriture. Le texte insiste pour nous donner le sens de ce nom
qui est donné à ce pain providentiel, le mot manne
en hébreu signifie quest-ce que cest
que ça ? . En effet, quand ils ont vu tomber du ciel
cette nourriture que Dieu leur donnait, les hébreux se
sont demandés quest-ce que cest que
ça ? , et comme personne ne pouvait répondre
à leur question, ils ont appelé cette chose du
quest-ce que cest que ça ? , en hébreu,
manne.
Comme Dieu donne la manne pour nourrir les hébreux, Dieu
nous nourrit en nous aidant à nous poser des questions.
Parce que cest quand on se pose des questions que lon
avance. Il y a des réponses fondamentales dans la Bible,
comme un socle de base, en particulier le Décalogue de
la Loi de Moïse, mais il y a aussi un questionnement fondamental
qui nous est proposé. La Bible est formidable pour nous
aider à nous poser des questions sur ce que nous sommes
et sur ce que nous voulons être, sur ce que nous voulons
vivre, sur ce que nous estimons être juste... des questions
sur Dieu, sur sa façon unique d'exister et d'être
en relation avec nous.
Bien sûr cela nous fatigue un peu et cela nous dérange
de nous poser des questions, mais cest ainsi que nous pouvons
avancer. Et personne ne peut lire la Bible à notre place,
ce formidable outil qu'est la Bible n'est utile que si on l'utilise
soi-même pour soi-même.
À mon avis, c'est un principe essentiel dans la lecture
de la Bible que de la lire en se posant de bonnes questions et
en comptant sur cette lecture pour nous poser nous-mêmes
de justes questions. Cette démarche demande ainsi à
la fois de l'intelligence et de l'humilité. C'est ce dont
témoigne Saint Augustin, qui était un brillant professeur
de rhétorique, mais qui a mis du temps à avoir une
lecture de la Bible qui porte du fruit, comme il l'explique dans
Les Confessions (III, 5) : La Bible, mon orgueil alors
répudiait sa simplicité, et mon regard ne pénétrait
pas ses profondeurs. Et cétait pourtant cette Écriture
qui est faite pour grandir avec les petits : mais je dédaignais
dêtre petit, et enflé de vaine gloire, je me
croyais grand...
Quelles bonnes questions peut-on donc poser au texte biblique,
et comment se laisser poser des questions par lui ?
La lecture priante
On peut lire tout simplement la Bible dans un esprit de prière
et laisser le texte travailler en nous. Cette lecture humble a
une grande efficacité dans les passages les plus directement
accessibles comme certains psaumes ou dans les évangiles.
Mais bien des textes de la Bible ne nous parlent pas en première
lecture, ils ne nous disent rien et ils peuvent nous choquer.
Une première démarche plus analytique est alors
nécessaire pour bénéficier de leur excellent
questionnement.
Même si dans un premier temps nous nous plaçons
ainsi comme au-dessus du texte pour analyser ce qui est vraiment
dit, c'est pour ensuite pouvoir retrouver une juste humilité
devant ce texte et nous laisser enrichir par lui. Tour à
tour, nous poserons des questions au texte et il nous aidera à
nous poser des questions. Il n'y a donc pas contradiction entre
une lecture priante et l'analyse du texte, mais complémentarité.
L'humilité et l'intelligence face aux textes pourront s'exercer,
sinon simultanément, au moins tour à tour.
Interroger le texte
Cette recherche se révèle indispensable face aux
textes difficiles ou choquants qui peuvent alors souvent devenir
pour nous de bons textes pour avancer. Cette démarche est
également féconde avec les textes "faciles"
qui révèlent alors leur incroyable richesse, au-delà
de la première lecture que nous avons pu faire.
Cette démarche peut être schématisée
en quatre questions, à la suite des sages juifs des premiers
siècles (Talmud, Philon) suivis par des générations
de théologiens chrétiens (Origène, Hilaire,
Ambroise, Jérôme, Saint Augustin, Thomas d'Aquin...).
Sens premier
La première question est une question que l'on pose
au texte, le plus honnêtement possible, pour le découvrir
: Quest-ce qui est raconté ? Une traduction nouvelle
peut nous aider à avoir un regard neuf, les notes aussi
peuvent être utiles quand elles indiquent ce qui est littéralement
écrit dans le texte original (elles sont gênantes
quand elles proposent leur propre interprétation du texte).
Souvent, le fait même de faire attention au mot à
mot de ce que nous lisons, à ce qui est réellement
écrit (et non pas à ce que nous pensions être
écrit) nous aide à aller plus loin. On peut éventuellement
se demander alors ce qui est réellement arrivé
(s'il s'agit d'un récit), mais cela n'a en réalité
que peu d'importance concrète pour notre croissance spirituelle
et existentielle.
Cette étape est utile car le contexte de l'époque
est parfois assez loin du nôtre, du point de vue moral
(par exemple avec la polygamie de l'époque d'Abraham),
théologique (avec les sacrifices rituels, voire les sacrifices
humains des peuples environnants), mais aussi avec les références
symboliques de ce milieu (par exemple le mot cur dans
la Bible n'évoque pas les sentiments, mais la faculté
de décision).
Sens moral
Le deuxième questionnement part du texte et de ses
différents personnages pour s'interroger sur la manière
dont nous vivons : Comment vivre avec les autres ? Qu'est-ce
qu'aimer réellement son prochain ? Qui est mon prochain
? Cette recherche s'appuie sur la première étape
pour interroger notre situation personnelle présente.
Bien souvent nous pouvons nous mettre dans la peau des différents
personnages, puisque nous sommes tous à la fois le méchant
et le juste, l'hébreu et le Philistin, nous sommes Adam
mais aussi Ève, Ésaü et Jacob, le fils prodigue,
son père et l'autre fils...
Sens spirituel
Le troisième axe questionne notre relation à
Dieu : Qu'est-ce qu'aimer Dieu ? Qu'est-ce qu'il veut apporter
à l'homme, et donc m'apporter à moi, et aux autres
à travers moi ? Là encore, il est utile de voir
en quoi les différents personnages nous concernent tous
en particulier. Par exemple quand la Bible nous dit que Dieu
fait élimine le méchant (Psaume 1), cela nous
dit que par son Esprit, Dieu peut nous libérer (progressivement)
de notre méchanceté, de l'homme ou de la femme
méchante qui est en nous.
Sens théologique
Le quatrième groupe de questions interroge notre théologie
: Qu'est-ce que ce passage m'apprend sur Dieu ? Qu'est-ce qu'il
m'apprend sur le Christ et sur l'Humain véritable ?
Liberté et repères
Ces quatre questionnements ne peuvent être réduits
à des articles de catéchisme, car ils mettent en
relation la Bible et une personne à un moment donné
de sa vie. L'excellence de la Bible ne se révèle
que si l'on pratique soi-même sa lecture. C'est comme pour
le sport, on peut apprécier en entendre parler ou le regarder
à la télévision, mais seul celui qui en fait
un peu entretiendra sa forme. Ces questionnements sont très
ouverts dans les lectures possibles, en fonction de ce que chacun
de nous est aujourd'hui. Mais quand même toutes les lectures
ne sont pas possibles. Comme pour une multiplication faite à
la main il existait une vérification, notre lecture morale,
spirituelle et théologique doit pouvoir rejoindre une affirmation
forte de l'Évangile du Christ. En particulier, aucune lecture
ne peut contredire ce principe fondamental qu'est la grâce
de Dieu, son amour éternel pour chaque être humain,
sans condition.
Cette façon de lire le texte biblique permet de retrouver
la richesse de textes qui peuvent paraître horribles en
première lecture. Par exemple quand le livre de la Genèse
nous dit que Dieu noie la surface de la terre sous les eaux du
déluge, au sens premier, Dieu aurait ainsi tué l'humanité
entière à l'exception de la famille de Noé
et il aurait tué tous les animaux à l'exception
de quelques couples. Ce genre de massacres n'est pas compatible
avec l'Évangile, avec son amour pour chacun, même
le pécheur, ni avec le respect qu'à Dieu pour la
création. Mais si l'on creuse un peu ce texte selon les
questionnements proposés, on peut en faire une lecture
enrichissante et qui illustre l'Évangile. C'est ce que
propose la première lettre de Pierre qui compare le déluge
au baptême de repentance. Ce qui est alors noyé par
le déluge, c'est notre péché, pour nous libérer
de l'homme méchant et coupé de Dieu qui existe en
chacun de nous, même du meilleur (1 Pierre 3:18-21).
Au sens moral, nous pouvons alors comprendre ce que c'est qu'aimer
l'autre, c'est savoir reconnaître le Noé, l'être
juste, l'être parfait qui est au plus profond de cette personne
individuelle que je rencontre, et l'appeler à surnager.
Au sens spirituel, nous pouvons recevoir cette promesse qu'avec
l'aide de Dieu ce qui est bon en moi pourra être libéré
et gardé. Au sens théologique je sais alors comment
Dieu peut aimer ses ennemis (comme l'affirme Jésus), et
quel est son jugement : un jugement qui aime, qui libère,
qui purifie chacun, un jugement qui nous justifie, qui nous rend
juste.
Cet exemple nous montre que cette lecture du texte biblique
appartient à la Bible elle-même. C'est même
presque systématiquement le cas quand un passage de la
Bible cite un autre passage de la Bible. C'est ainsi que Jésus
utilise l'Écriture et l'applique à la situation
des personnes à qui il s'adresse. C'est même ainsi
qu'il explique ses propres paraboles, quand nous avons la chance
qu'il le fasse.
Origène (Des principes, Philocalie), puis Thomas d'Aquin
(Somme Théologique) ont théorisé ce questionnement
multiple à partir de l'Écriture. Mais le plus important
est de pratiquer sa propre lecture de la Bible et un questionnement
humble et intelligent de ces textes et de sa propre existence.
Ce questionnement est quelque chose de profondément individuel
et intime. Mais cela n'empêche pas de sans cesse enrichir
notre démarche en confrontant notre lecture à celle
d'autres personnes. C'est ce que permet le culte du dimanche,
les catéchismes et les groupes bibliques. Nous sommes ravis
de bénéficier de ce que nous apporte la participation
de chacun.
Marc Pernot