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Révélation monothéiste et phénoménologie du langage selon Merleau-Ponty

 

Si la question du monothéisme et des monothéismes regarde les savants, il est impossible de nier qu’elle est devenue – qu’on le déplore ou non – une question immédiatement géopolitique sur le plan international et politique sur le plan national. Ce n’est sans doute pas nouveau dans l’histoire. Il y a donc aujourd’hui une pression politique forte autour des questions théologiques. Il ne faut pas s’en détourner en prenant un air pincé et se plaindre des viles instrumentalisations de la « pure » religion par la « sale » politique, il faut au contraire que les amoureux de la pensée et de la connaissance s’en occupent pour essayer de faire preuve de discernement.

Pourquoi et comment peut-il y avoir une relation entre ce que je viens de dire et l’intitulé de mon intervention qui peut sembler un peu étrange ? Je pars d’un certain nombre d’hypothèses qui sont en elles-mêmes contestables mais pour essayer de montrer ensuite quel gain d’intelligibilité on peut avoir à partir d’elles. Mes hypothèses sont justement les lieux communs : les religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islam) sont des religions révélées. En fait, tout dans ce genre de formulation est sujet à caution. « Religion » est un mot latin qui n’a pas vraiment d’équivalent en hébreu et en arabe, le terme de « monothéisme » est assez récent et sert à baptiser a postériori des réalités très complexes dans l’espace et dans le temps. D’autre part quand on parle de monothéisme, on confond un programme avec un fait, une norme avec des pratiques et une expérience vécue, un idéal peut-être philosophique avec des croyances historiques. Si le monothéisme entend éliminer tous les autres dieux, c’est que la cohabitation n’a jamais vraiment cessé et renaît sans cesse ! Quant à la notion de Révélation, elle est elle-même problématique puisque lorsqu’un prophète déclare que Dieu lui a parlé, c’est toujours lui, le prophète, qui parle ! Critique dans le style sartrien : c’est toujours moi qui choisis librement d’attribuer cette parole à Dieu. Mais il peut y avoir aussi une critique interne aux monothéismes eux-mêmes qui dans leurs instances officielles se méfient beaucoup des « révélations » et qui estiment que la raison correctement guidée conduit mieux à Dieu (mais est-ce le même ?) que telle illumination ou l’exégèse de tel texte réputé d’origine surnaturelle.

Mais quand bien même on prendrait le parti de penser et de croire qu’il y a Révélation et qu’il y a des vérités si hautes qu’elles ne peuvent venir que de Dieu vers l’homme et non être atteintes par l’homme montant vers Dieu en comptant sur ses propres forces - fussent-elles données par Dieu – ces vérités doivent être en quelque manière intelligibles, sinon la possession de quelques formules impénétrables ne serait en rien une révélation. Il faut que quelque chose se découvre et que ce quelque chose soit reconnaissable, ait un sens que l’on puisse s’approprier d’une manière ou d’une autre. Redoutable question que celle de savoir quel type d’intelligibilité peut exister tout en étant hors d’atteinte de l’exercice de notre intelligence naturelle.

Pour les monothéismes, la Révélation se fait notamment dans le langage et dans des textes canoniques. Pour inspirés que l’on puisse considérer ces textes, ils sont écrits dans des langues humaines connues et s’ils sont parfois difficiles à interpréter, ils ne sont pas par essence incompréhensibles. Donc, dès l’instant que la Révélation se fait dans les traditions monothéistes par et dans des textes, il faut se demander si la philosophie du langage n’a pas des choses à nous dire essentielles pour l’intelligence de ce qu’est la Révélation. Il faut noter à cette occasion la funeste étanchéité qui existe parfois entre le domaine théologique et exégétique et celui de la philosophie.

Ma tentative sera donc de voir si la philosophie du langage qui se trouve chez Merleau-Ponty ne nous permettrait pas des avancées intéressantes sur la notion même de Révélation. Mais aussi si cette philosophie, plus exactement cette phénoménologie, ne permet pas de démêler un peu les problèmes théoriques et pratiques qui agitent les trois monothéismes depuis toujours et qui reviennent aujourd’hui sous le doux nom de « dialogue interreligieux ». En effet, s’il n’y a effectivement qu’un seul Dieu, le fait qu’il y ait plusieurs monothéismes pose problème. A partir de là plusieurs possibilités logiques existent, principalement six à nos yeux. 1 S’il n’y a pas de Dieu, alors il n’y a pas de contradiction car lorsque la vérité est une l’erreur est multiple. Plus il y aura de monothéismes et plus il y aura de tendances au sein du monothéisme et plus la négation du monothéisme se confirmera. 2 S’il y a plusieurs dieux, il n’y a pas de contradiction car les religions peuvent bien choisir d’en adorer un en particulier.3 Si l’on conteste même la notion de vérité, il n’y aura pas d’erreur non plus, ce qui s’accommode bien d’une pluralité infinie de religions. 4 S’il y a un seul Dieu et que seul le monothéisme est vrai, nous retrouvons la dogmatique monothéiste classique mais avec des variantes structurelles complexes selon le point de vue des trois monothéismes. Le judaïsme ne peut nier que le texte dont les chrétiens font usage sous le nom d’Ancien Testament est un excellent texte, même s’il n’en donne pas la même lecture et qu’il ne reconnaît pas comme tel ce que les chrétiens appellent le Nouveau Testament. Le christianisme, tout en reconnaissant la première Alliance, voit en Jésus-Christ le tournant historique cardinal et la Révélation la plus parfaite – non pas la seule - de Dieu. Quant à l’islam, qui ne bénéficie d’aucune reconnaissance dogmatique officielle des deux premiers monothéismes, lui, les reconnaît tous les deux mais tout en prétendant les corriger, les redresser au point de désavouer la Bible au profit du Coran comme sceau de la prophétie monothéiste.5 Autre hypothèse encore, il n’y a bien qu’un seul Dieu, mais c’est celui des philosophes et des savants, d’Aristote à Einstein en passant par Rousseau, moteur immuable et immobile se pensant lui même, inspirant au cœur humain les plus nobles sentiments ou donnant la clef unificatrice de l’ordre de l’univers dans l’espace et dans le temps. Quant au Dieu des cultes positifs et statutaires, contrairement à celui de la religion naturelle, il a le visage changeant des langues, des cultures et des époques de ceux qui l’adorent. 6 Dernière hypothèse, les trois monothéismes ont une part de la Vérité sur Dieu, qui, de son sommet n’est pas descendu par le même versant pour se révéler aux uns et aux autres.

Nous ne nous demanderons pas si le monothéisme est vrai mais à quel type de vérité il prétend nous ouvrir à partir de l’approche phénoménologique du langage et de l’auto-compréhension qu’ont les monothéismes d’eux-mêmes. Dans cette perspective, nous croiserons la cinquième hypothèse mais nous explorerons surtout la sixième. Notre première partie présente brièvement la phénoménologie en général et celle du langage en particulier chez Merleau-Ponty. Notre deuxième partie met l’accent sur les affinités entre cette phénoménologie et la Révélation chrétienne. Notre troisième partie s’étend aux deux autres monothéismes et à la question du dialogue interreligieux.

I La phénoménologie du langage selon Merleau-Ponty et la notion de « corps comme expression »

1 – Principes de la phénoménologie

Ce mot de « phénoménologie » est un faux ami qui n’a pas la même signification chez tel ou tel philosophe. C’est une attitude qui consiste à décrire et comprendre, à avoir une intelligence (au sens d’entrer en relation) avec les phénomènes et non à en avoir une explication. Il s’agit de rompre à la fois avec la vie quotidienne et avec le travail habituel de la connaissance. Le point commun de la vie quotidienne et de la connaissance tient au fait que ces deux attitudes se détournent des choses mêmes à cause des nécessités de l’action ou à cause des nécessités de la théorie scientifique. Dans le premier cas, on identifie les choses rapidement, on les reconnaît comme on colle des étiquettes sur elles, on est tout entier dans le but que l’on se propose d’atteindre. Dans le deuxième, il faut chercher des régularités exprimables en langue mathématique quel que soit ce qui nous apparaît. En phénoménologie, notre situation par rapport à la vérité en est profondément transformée : nous n’avons pas à chercher la vérité qui serait cachée quelque part, nous sommes dans la vérité, ce que je perçois est vérité. Mais ce que je perçois ne doit pas se limiter aux sensations que me procure le monde extérieur et s’il s’agit de décrire, ce n’est pas de cette manière de décrire qui voudrait que le descripteur soit extérieur et étranger à ce qu’il décrit. Un des grands principes de la phénoménologie est que « toute conscience est conscience de quelque chose ». Cela signifie d’abord deux choses. Qu’une conscience pure ou vide n’est pas. Que toute chose, pour moi, n’existe que par ma conscience et ma perception. Sans pour autant accréditer la thèse idéaliste selon laquelle rien n’existerait en dehors de ma conscience perceptive (être, c’est être perçu). La phénoménologie ne se prononce pas sur la nature de l’être in fine ou en dernière instance, mais est une méthode qui consiste à penser que ce que je perçois est l’être (percevoir, c’est ce qui est pour moi. Mais c’est un « moi » transcendantal dont tout le monde peut faire l’expérience). C’est donc une réduction mais qui se présente comme telle. « Il ne faut pas se demander si nous percevons vraiment un monde, il faut dire au contraire : le monde est cela que nous percevons… Chercher l’essence de la perception, c’est déclarer que la perception est non pas présumée vraie, mais définie pour nous comme accès à la vérité » . Il s’agit bien d’une entreprise de vérité, de révélation, de dévoilement de ce qui est (et non de ce qui est au-delà ou surnaturel), nous aurons donc bien à confronter deux types de ré-vélations bien différentes. Il ne s’agit plus de douter et de réfléchir intellectuellement par concepts mais de percevoir. Or cette perception refuse justement la distinction du sujet et de l’objet qui est la condition à la fois de l’activité quotidienne et de la connaissance scientifique. Ce qui apparaît concerne le monde intérieur et le monde extérieur, fait participer de manière indiscernable l’âme et le corps (image pédagogique de la madeleine de Proust). Cette attitude renouvelle le sens même de la philosophie : « Le monde phénoménologique n’est pas l’explicitation d’un être préalable, mais la fondation de l’être, la philosophie n’est pas le reflet d’une vérité préalable, mais comme l’art la réalisation d’une vérité » . Il serait sans doute intéressant de penser la Révélation religieuse, elle aussi, non comme le reflet d’une vérité préalable mais comme un processus en train de se faire et auquel les hommes participent.

2- Phénoménologie du langage

Appliquée au langage, la phénoménologie n’est justement pas la linguistique qui essaye d’étudier et de constituer le langage comme objet dans sa « double articulation » : comprendre comment les phonèmes et les monèmes s’assemblent et voir comment se fait la relation entre les signifiants et les signifiés. Il s’agira au contraire d’étudier le langage comme mien, c'est-à-dire le phénomène du langage en tant que je parle. Comprendre ce qui se passe lorsque je parle c’est tenter de comprendre la logique incarnée du sujet.

Essayons de comprendre de quoi il est question. Je suis dans une boulangerie. Je réfléchis, je parle et je dis : « trois baguettes s’il vous plaît ». Ma parole ne trahit pas ma pensée, la traduit bien et donc l’exprime avec succès. Mais un deuxième succès viendra bientôt suivre le premier, la boulangère comprend parfaitement ce que j’ai dit et me donne trois baguettes. Invitons Aristote pour nous dire ce qui s’est passé (traité de l’interprétation). Il y a la pensée, les états de l’âme. Puis les sons de la voix, les mots qui représentent ou imitent les états de l’âme. Enfin ces états de l’âme (signifiés) désignent les référents, les choses (les baguettes). Il pourrait y avoir une quatrième étape qui est celle de l’écriture : c’est alors une deuxième imitation mais de la voix, avec d’autres signifiants.

Dans cette expérience banale, le langage est donc un instrument commode et neutre qui permet d’exprimer, d’extérioriser une pensée qui se fait sans lui et de faire passer un message qui pourrait se passer de moi. Or cette expérience est profondément trompeuse sur la nature même du langage comme logique incarnée. Il ne s’agit en effet que d’une parole secondaire qui cache la vérité du « je parle ». Cette parole secondaire a fini par nous faire oublier, à force d’usage et de communication réussie du sens, que « Ce qu’on appelle idée est nécessairement lié à un acte d’expression et lui doit son apparence d’autonomie » .

Il faut envisager deux cas qui, eux, révèleraient cette logique au lieu de la masquer. Le premier est celui de certaines aphasies, le deuxième est celui de la parole originaire (par opposition à la parole secondaire) qui consiste à dire ou tenter de dire ce qui n’a jamais encore été dit ou à dire quelque chose d’absolument personnel. Ces deux cas font apparaître l’épaisseur du sujet comme individu unique incarné et l’épaisseur du langage qui n’est pas que l’instrument neutre de ma pensée.

Ces aphasies ne sont pas des troubles moteurs qui affecteraient le système phonatoire, ce sont des troubles fonctionnels qui révèlent que nommer, parler est un geste, une intentionnalité, une manière d’être au monde et d’y agir. C’est le cas de certains malades qui ne peuvent dire non en dehors d’une situation où il y a un intérêt affectif et vital. D’autres sont incapables de subsumer des objets individuels sous la catégorie (eidos) du bleu, car nommer c’est passer à la généralité, il y a alors aussi trouble de la pensée. Ce sont des troubles du langage en tant que la parole est un phénomène intentionnel qui est donc bien précédé par une visée, une pensée qui désire se préciser elle-même et qui ne se trouvera elle-même que par les mots qu’elle trouvera.

La notion de parole originaire nous fait comprendre que nous ne parlons pas pour communiquer ce que nous pensons mais que nous parlons pour savoir ce que nous pensons. « La parole chez celui qui parle ne traduit pas une pensée déjà faite, mais l’accomplit » . Le voyageur se met en route certes dans une direction mais ne découvre le sens de son voyage voire sa destination finale qu’en se mettant en route. Agir, marcher mais parler aussi, c’est s’embarquer, c’est parier sur une intelligence de l’action, du corps, du langage. Nous pensons d’après la parole et le langage, nous pensons parce que nous parlons et non pas l’inverse. Parler c’est d’abord pouvoir dire, avoir le sens du signe qui est en soi le prodige de la présence de l’esprit dans la nature et c’est ensuite le fait de physiquement nommer, articuler des mots. C’est la parole qui résout le problème de la communication : si nous ne connaissions pas les mots et les significations qu’autrui emploie, nous ne pourrions le comprendre, ce qui revient à dire qu’autrui ne nous apprend rien. De même, comment pourrais-je dire des choses nouvelles car je ne peux qu’employer des mots anciens. « Le fait est que nous avons le pouvoir de comprendre au-delà de ce que nous pensions spontanément » , « il y a …un pouvoir de penser d’après autrui qui enrichit nos pensées propres. Il faut bien qu’ici le sens des mots soit finalement induit par les mots eux-mêmes, ou plus exactement que leur signification conceptuelle se forme par prélèvement sur une signification gestuelle qui, elle, est immanente à la parole » . Le langage s’enseigne lui-même comme le symbole a le pouvoir de signifier naturellement en tant que signifiant. En ce sens la parole repose sur le corps comme expression. Il ne s’agit pas là du corps biologique mais du corps propre inséparable d’un sujet vivant qui a le pouvoir de s’exprimer. « Ce que nous voulons dire n’est pas devant nous, hors de toute parole, comme une pure signification. Ce n’est que l’excès de ce que nous vivons sur ce qui a été déjà dit » .

II Révélation chrétienne et phénoménologie du langage

Quel est, qui est le Dieu de Jésus-Christ ? Notre question est de savoir dans quelle mesure l’approche phénoménologique du langage peut éclairer d’un jour nouveau les débats christologiques qui sont au cœur de l’identité du christianisme. Si Jésus se présente comme celui qui n’est pas venu pour abolir mais accomplir la Loi, il le fait à sa manière. Sa prédication consiste à soigner et à enseigner. Mais c’est toute sa vie qui est prédication, celle d’un homme concret charnel. S’il prie, il marche, il mange, il boit, il connaît la fatigue, il tremble, il pleure, il saigne. Il n’a pas écrit. Son écriture est la trace qu’il a laissée, ce sont ses gestes, ses paroles, sa façon de vivre, de mourir et de ressusciter dans la perspective de la foi. Ce qui frappe dans les textes de l’Evangile, c’est l’omniprésence du corps, celui de Jésus ou celui de ceux qui l’approchent ou qu’il approche. On pense à ce que Nietzsche fait dire à son Zarathoustra : « j’ai un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je ne leur demande pas de changer d’avis ni de doctrine, mais de se défaire de leur corps – ce qui les rendra muets » . Jésus-Christ est le signifiant symbolique de Dieu. « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn. 14, 6) : il est lui-même la médiation, celui par lequel et dans lequel il faut cheminer en même temps que le terme du chemin en tant qu’il est l’indication même de Dieu.

Tel est le paradoxe de la doctrine de l’Incarnation : c’est la marque de l’abîme entre Dieu et l’homme en même temps que la marque de leur union. Dieu ne peut pas se contenter de parler directement aux hommes, la langue des hommes ne peut convenir à Dieu, il faut qu’en quelque sorte il se déplace en personne pour se faire comprendre par l’exemple et par le geste. La médiation chrétienne c’est le corps de Jésus comme expression. Ce paradoxe va avec un deuxième paradoxe, propre nous semble-t-il au christianisme : c’est la religion la plus exotérique et la plus ésotérique à la fois. Par Jésus-Christ, Dieu se montre, il parle et on peut même le toucher ; il est annoncé à tous sur toute la terre et ne s’exprime pas d’une manière savante : exotérisme donc. Esotérisme aussi cependant, car Jésus parle par paraboles dans le but de révéler et de figurer, mais aussi de cacher, de ne pas se faire comprendre de tous (Mt. 13, 10-13). Mais cet ésotérisme est aux antipodes d’un gnosticisme réservé à une minorité d’initiés possédant une science secrète, c’est en quelque sorte un ésotérisme caché, un ésotérisme au carré ! La Vérité est révélée aux petits et cachée aux sages et aux intelligents (Mt.11, 25). Ce type de Révélation problématique engendrera une structure institutionnelle inédite dans l’histoire des religions qui est l’Eglise. Celle-ci est engendrée par ce quelle appelle des hérésies et ne cesse d’engendrer des hérésies. Jésus ne dit pas comme tous les chefs politiques, « faites ce que je dis et non pas ce que je fais », mais « faites ce que je dis parce que moi, je le fais ». En ce sens les tendances théologiques les plus libérales rejoignent les plus « surnaturalistes » et les plus « Christo-centrées ». Pour Kant, qui présente Jésus comme le « maître de l’Evangile », il est le seul homme à avoir pu incarner la loi morale et ainsi parfaitement obéir à la voix du suprasensible en lui.

III Phénoménologie du langage et dialogue interreligieux

1- Entre les trois grands monothéismes

Nous continuons notre méditation phénoménologique sur la manière dont se comprennent eux-mêmes les trois monothéismes, le judaïsme et l’islam en plus du christianisme. On a bien compris que la question n’est pas de savoir si ces religions sont vraies, comme si leur vérité était du même ordre que la question de savoir si un raisonnement est logiquement valide ou si c’est bien la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse. La question est plutôt de savoir à quelles vérités elles tentent de nous ouvrir, compte tenu du fait que la phénoménologie ne cherche pas la vérité ailleurs ou derrière ce qui est mis en œuvre.

Même si c’est au travers d’un livre que l’on prend connaissance de la prédication de Jésus, le christianisme n’est de toute évidence pas une « religion du Livre ». En tous les cas de son propre point de vue ! Cela ne veut pas dire pour autant que judaïsme et islam seraient réductibles à une « lettre figée » par opposition à une parole aussi souple qu’incarnée qui serait celle du christianisme. Il paraît clair qu’on peut tenter une intelligence spécifique du christianisme, voire une apologie de celui-ci, à partir de la phénoménologie de Merleau-Ponty. Mais cela peut se faire autrement qu’au détriment des autres monothéismes qui peuvent eux-mêmes être interprétés avec des outils méthodologiques analogues.

Le judaïsme peut être compris comme la religion qui a compris, selon la belle expression de Lévinas, que « la lettre est l’aile repliée de l’esprit ». Il est compréhension de l’esprit de la lettre, comme la Loi est la lettre de l’esprit de Dieu. Là encore, Lévinas condense la sagesse religieuse du judaïsme : aimer la Loi plus que Dieu ; mieux le servir, lui, en l’aimant plus, elle. C’est peut-être au travers de la déconstruction du logocentrisme que tente Derrida que l’on peut donner une interprétation phénoménologique de l’écriture comme expression.

En quoi consiste le logocentrisme ? Nous l’avons vu avec Aristote un peu plus haut : l’écriture imite la parole qui imite le logos intérieur. Un discours vrai se tient donc au plus près du logos. La parole vaut donc mieux que l’écriture qui s’en éloigne deux fois. Platon et Aristote sont donc bien des disciples de Socrate, le philosophe qui ne voulait pas écrire, c’est à dire rester justement un philosophe toujours en mouvement vers la vérité et non pas devenir un « philodoxe » (voir le Phèdre de Platon) qui connaît les opinions et les doctrines par le truchement figeant de l’écriture qui devient tombeau du logos. Mais quel est le cœur de l’argumentation du logocentrisme selon Derrida ? A chaque époque le logocentrisme vise une vérité durable qui serait dans l’âme (Platon et les idées), dans la nature (Galilée, Descartes et la science moderne) ou dans le cœur (Rousseau, Kant pour la loi morale). Or, pour justifier le caractère durable de cette présence de la vérité digne d’être cherchée et exprimée, tous ont recours à la métaphore de …l’écriture ! La vérité est écrite dans l’âme, la nature est écrite en langue mathématique, la loi morale est écrite dans le cœur humain. On retrouve une certaine sagesse populaire depuis les anciens : les paroles s’envolent, les écrits restent. C’est l’écriture qui dure, comme la vérité. Mais pas seulement, car dire que la vérité est écrite ici ou là n’est qu’une métaphore, c'est-à-dire une figure de style qui déplace d’un plan vers un autre, qui littéralement porte le sens au-delà de sa forme première. L’écriture serait la métaphoricité même, elle serait le pouvoir même de métaphoriser, exactement comme le symbole porte du sens par sa nature même, au-delàde lui-même. Dès lors il faut tenter de penser la parole comme une imitation de l’écriture, un écho de celle-ci : c’est l’écriture qui est première et la parole qui est seconde. Cet écho de l’écriture s’appelle la lecture. La lecture est cette parole qui ne cesse d’être engendrée par l’écriture. N’est-ce point là le sens de la médiation juive dont le centre n’est pas la Loi ou la Thora comme livre, comme on peut le croire le plus souvent en milieu chrétien, mais la lecture et le commentaire infini de la Loi dont le caractère essentiel est d’être écrite ? L’esprit de la Loi comme l’esprit du judaïsme, c’est le Talmud. La médiation juive c’est le corps de la Loi écrite comme expression.

Qu’en est-il de l’islam ? Comme dans le judaïsme, ce qui au centre de la Révélation islamique, c’est un texte. Mais ce texte, reçu par les musulmans comme la Parole même de Dieu n’a pas le même statut qu’un texte réputé directement inspiré de Dieu mais écrit par ses prophètes, en tous les cas par des hommes. Dans la foi musulmane, Mahomet n’écrit pas le Coran, il le reçoit et le transmet oralement, fidèlement. Autrement dit, ce qui est premier c’est une Parole entendue et récitée parce qu’elle procède de la matrice incréée du Livre dont le Coran comme livre matériel ne sera que la copie fidèle. Le cœur de la piété musulmane n’est donc pas tant la lecture du Coran que sa récitation fidèle. Il y a bien sûr dans l’histoire de cette religion de nombreuses lectures et écoles d’interprétations juridiques de ce texte, de même que les hadiths veulent tirer une sagesse des dires et gestes du prophète de l’islam, comme le proposent les évangiles pour Jésus, même si l’un et l’autre n’ont justement pas le même statut du point de vue de l’auto-compréhension de ces deux religions. Si le Nouveau Testament doit d’abord être médité pour les chrétiens au travers du sens des paroles et des gestes de Jésus-Christ ainsi que de leur articulation, si pour les juifs la Thora doit d’abord être méditée au travers de ses lectures possibles, le Coran doit d’abord être médité au travers de sa récitation ou de son écoute. La médiation islamique c’est le corps de la récitation du Coran comme expression. C’est donc la psalmodie, la vocalisation du texte qui au cœur de la Révélation coranique et de la spiritualité islamique. Cette spiritualité ne peut-elle pas être considérée comme essentiellement poétique ? Non qu’il s’agisse de ramener ou de réduire le Coran à une simple poésie mais plutôt de prendre au sérieux la pouvoir spirituel de la poésie ! Le propre de la poésie est de pouvoir créer des significations originaires à partir des « mots usés de la tribu » (Mallarmé), c'est-à-dire à partir de significations secondaires, mais ceci en l’absence du corps et des gestes de celui qui s’exprime. De même que Merleau-Ponty nous fait comprendre comment le corps comme expression a ce pouvoir symbolique d’engendrer de nouvelles significations, on peut dire que la capacité que la poésie a d’engendrer de nouvelles significations vient de la puissance symbolique de la musicalité de la phrase, de son rythme propre, de la façon dont les signifiants s’agencent pour engendrer des signifiés inouïs. La question du style du Coran est donc absolument centrale et il n’est pas étonnant qu’il soit déclaré inimitable ou insupérable puisqu’il est le style même de Dieu pour cette foi ! Le style est pour un texte écrit comme la présence du corps expressif de celui qui parle et c’est en disant le texte à haute voix que cette présence s’affirme mieux encore. Lorsque Paul Valéry déclare qu’il n’est, après tout, que « son premier lecteur » ; il veut dire par là que la poésie ne consiste pas à se servir d’une langue pour dire ce que l’on conçoit très bien, mais bien de se mettre au service de la langue, donner la parole à la parole pour découvrir et saisir grâce au corps des mots ce que la signification usuelle des mots n’arrive pas à dire. L’islam présente l’expérience de son prophète comme étant de cette nature, lui aussi ne fut que son premier lecteur/récitant, donnant ensuite à découvrir aux autres ce qu’il a vécu comme lui ayant été révélé.

De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de « dialogue interreligieux », particulièrement entre les trois monothéismes ? Il s’agit le plus souvent - ce qui est à la fois clair et souhaitable – d’un dialogue entre des individus de religions différentes et qui partagent un même espace géographique et citoyen. Faire connaissance et partager des connaissances, voilà qui est possible et souhaitable. Mais comment aller plus loin et s’aventurer dans les difficultés dont nous avons parlé en introduction, car on ne peut éluder la question de la vérité en se contentant de dire qu’il y a la vérité scientifique et positive d’un côté et de l’autre des croyances plus ou moins fantaisistes qu’on tolère volontiers dans la vie privée pourvu qu’elles n’aient aucune conséquence de quelque nature que ce soit aussi bien dans la façon de penser que de vivre des hommes. Or, précisément le propre des religions est d’influencer en profondeur aussi bien les individus que les sociétés entières !

Nous avons vu que la phénoménologie part du principe que nous sommes dans la vérité et qu’il faut accomplir un travail spécifique de prise de conscience de celle-ci. Nous avons ainsi essayé de faire apparaître les vérités respectives que les monothéismes proposent. Autrement dit nous sommes aux antipodes de la perspective selon laquelle, s’il n’existe qu’un seul Dieu, cela signifie que tous les monothéistes ont le même Dieu ou s’il n’existe pas, qu’ils errent tous d’une manière qu’il n’est pas essentiel de connaître. La perspective phénoménologique consiste plutôt à dire : dis moi quelle est ta Révélation ou ta médiation spécifique et je te dirai quel est ton dieu ou ta relation particulière à Dieu. Et à partir de là, quelles conséquences cela peut avoir dans ta manière de penser et de vivre tout en sachant bien sûr que ces traditions changent et évoluent dans l’espace et dans le temps mais à partir d’un style de médiation qui leur est propre. Il ne s’agit pas de déclarer purement et simplement que les trois monothéismes n’ont pas le même Dieu, mais il s’agit de repérer en quel sens le fait d’affirmer qu’ils ont le même Dieu participe d’une bévue théorique et pratique grave qui peut être facilement un enfer pavé de bonnes intentions. Bévue sur le plan théorique, car c’est faire croire que lorsque l’on parle de l’existence de Dieu, le verbe « exister » a le même sens que lorsque l’on parle de l’existence de la table ou de la planète Neptune. Il n’existe effectivement qu’une planète du système solaire, découverte par Le Verrier et qu’on appelle Neptune et qui est la même pour tout le monde ! Bévue sur le plan pratique, car qui ne voit les tragiques conséquences de la rivalité fraternelle et mimétique de ceux qui veulent être les premiers devant le Père et les mieux aimés par le Père!

2- Le dialogue entre monothéismes et philosophie

Nous ne ferons que quelques remarques sur cette question absolument immense ! Lorsque l’on évoque des temps supposés idylliques où l’Andalousie voyait juifs, chrétiens et musulmans dialoguer ensemble paisiblement on oublie que cela ne tenait sans doute pas au fait qu’ils reconnaissaient tous avoir le même Dieu mais plutôt au fait qu’ils pratiquaient tous le même Aristote ! La philosophie nous semble être le tiers indispensable sans lequel le dialogue interreligieux tourne court. D’une certaine manière notre propre exposé est une tentative pour le montrer à partir de la phénoménologie Merleau-Pontienne. Son intérêt, à nos yeux, vient du fait qu’elle n’emprunte justement pas la voie attendue qui consiste à mettre les monothéistes d’accord via le Dieu des philosophes et des savants. Lorsqu’un Averroès pense que s’il y a contradiction entre la philosophie et le Coran, cela implique que le Coran doit être interprété vers un sens tropique et non littéral, on comprend bien que c’est la philosophie qui est d’abord le lieu de la vérité et que le Coran reste une représentation figurée pour ceux qui n’ont pas accès à la vérité par la voie syllogistique. D’une certaine manière l’idée monothéiste est sans doute le propre de la philosophie qui développe une tendance naturelle de l’esprit à chercher l’unité derrière l’infinie diversité et le désordre qui s’offre à nous dans l’expérience phénoménale immédiate. L’expérience religieuse - y compris au sein et surtout au sein des monothéismes - c’est plutôt la difficulté voire l’impossibilité du monothéisme ! En ayant le culte non pas de l’un (hénothéisme) mais du seul ou de l’unique, l’effort monothéiste proprement religieux trahit le fait que le propre du divin dévotionnel est d’abonder car tout est toujours plein de dieux et que l’humanité est structurellement idolâtre. On aura beau user de la distinction entre adorer et vénérer, le peuple intarissable des saints voire des grands hommes dans la perspective évhémériste fournira toujours de nouveaux dieux dans les monothéismes mêmes. Le monothéisme n’est jamais un fait, c’est un programme et la grandeur de la Bible n’est justement pas de montrer un peuple élu toujours monothéiste mais au contraire un peuple retomber sans cesse dans l’idolâtrie malgré son élection.

La voie empruntée et originale à nos yeux consiste à reconnaître la validité et la dignité spécifique de la notion même de Révélation en mettant au jour une source sémantique plus profonde que celle qui consiste à construire des concepts - ces « émotions refroidis » disait Nietzsche – et que Merleau-Ponty appelle le « corps comme expression » et qui peut prendre des formes différentes d’une Révélation à une autre. Tout l’enjeu est d’arriver à penser ensemble une certaine pluralité des styles dans les Révélations du Dieu unique. Non pas sauver l’unicité par le concept ou l’Idée, ni non plus se perdre dans le pluriel qui se pare vertueusement du « pluralisme » pour mieux masquer le néant de la pensée.

Conclusion

La phénoménologie du langage de Merleau-Ponty nous invite à la difficile saisie du langage comme mien, dans un logique subjective incarnée qui n’est pas celle de la linguistique ni celle de l’opinion et du relativisme individuel. La phénoménologie comme mode naturel de révélation nous aide à saisir la nature de la Révélation monothéiste qui se présente comme surnaturelle. Dès lors en effet, on peut envisager les Révélations comme des langages à partir de leurs propres corps comme expression. Ces langages ne disent pas confusément ce que des langues bien faites et univoques pourraient dire clairement au point de pouvoir et de devoir n’en faire plus qu’une. Langue unique qui ne supporterait plus la moindre dissidence, qui répèterait indéfiniment des significations secondaires pour enclore à jamais son Dieu dans un passé fermé et empêcherait toute signification originaire qui libère Dieu de l’idée qu’on s’en fait et permet de le penser enfin comme avenir. « Ce que nous voulons dire n’est pas devant nous, hors de toute parole, comme une pure signification. Ce n’est que l’excès de ce que nous vivons sur ce qui a été déjà dit ». En ce sens la religion n’est pas la philosophie racontée aux enfants qui, faute d’avoir la force du concept, ont besoin qu’on leur raconte des histoires. La Révélation n’est pas la présentation figurée du sens, c’est le don d’un sens inouï que seule une figure peut porter. Mais ces figures sont plurielles et ne peuvent prétendre annuler les autres pas plus qu’une cathédrale serait plus belle qu’un temple grec ou égyptien. Le degré de sagesse de ces figures s’éprouvera à leur capacité d’entrer en dialogue les unes avec les autres, c'est-à-dire aussi avec cette philosophie aussi critique que méditative qui donne tous ses droits à la raison sans faire, pour autant, de l’intellectualisme le dernier mot de l’intelligence.

Philippe Gaudin

Bibliographie
La phénoménologie du langage chez Merleau-Ponty

  • Phénoménologie de la perception, Gallimard 1945, disponible dans la collection TEL
    p.203 à 232 ; 107 ; 445 à 447 ; 459 à 463
  • Eloge de la philosophie, « Sur la phénoménologie du langage », Gallimard 1953, disponible dans la collection Idées
  • Signes, « Le langage indirect et les voix du silence », Gallimard 1960
  • Le visible et l’invisible, Gallimard 1964, disponible dans la collection TEL
    p. 166 ; 230 ; 250
  • Résumés de cours, Collège de France 1952-1960, « Le problème de la parole », Gallimard 1968

 

Notes

Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard 1945, collection TEL 1985, Avant-propos p. XI

Ibid, p.XV

Ibid, p.447

Ibid, p.207. L’auteur ajoute en note : « Il y a lieu, bien entendu, de distinguer une parole authentique, qui formule pour la première fois, et une expression seconde, une parole sur des paroles, qui fait l’ordinaire du langage empirique. Seule la première est identique à la pensée ».

Ibid, p.208

Ibid, p. 208-209.

Merleau-Ponty, Signes, Gallimard 1960, p. 104

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps »

 

 

 

 

 

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