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Le mal dans la tradition biblique
La Bible est le " Grand Code " de l'Occident. C'
est un recueil de multiples livres qui sont le patrimoine d'Israël
mais dont l'Europe est héritière, le christianisme
y ayant ajouté ses écrits propres, appelés
Nouveau Testament. Elle témoigne de l'émergence de
l'homme à la conscience morale en rupture avec le sacré
archaïque des peuples voisins d'Israël. Sa narrativité
met en scène d'emblée, dès la Genèse
l'imputabilité humaine à travers l'accès de
l'homme et de la femme (Adam et Eve) à la conscience évaluante
. Mais, plutôt que de connaissance du bien et du mal, nous
devrions parler de ce qui donne la vie et de ce qui la meurtrit.
Le mal est ce qui donne la mort, ce qui provoque la mort de l'âme.
L'expérience du mal : entre le blâme
et la lamentation
" Ce qui fait toute l'énigme
du mal, c'est que nous plaçons sous un même terme,
du moins dans la tradition de l'Occident judéo-chrétien,
des phénomènes aussi disparates, en première
approximation, que le péché, la souffrance et la mort.
On peut même dire que c'est dans la mesure où la souffrance
est constamment prise pour terme de référence que
la question du mal se distingue de celle du péché
et de la culpabilité. Avant donc de dire ce qui, dans le
phénomène du mal commis et dans celui du mal souffert,
pointe en direction d'une énigmatique profondeur commune,
il faut insister sur leur disparité de principe.
Dans la rigueur du terme, le mal moral - le péché
en langage religieux - désigne ce qui fait de l'action humaine
un objet d'imputation, d'accusation et de blâme. L'imputation
consiste à assigner à un sujet responsable une action
susceptible d'appréciation morale. L'accusation caractérise
l'action elle-même comme violation du code éthique
dominant dans la communauté considérée. Le
blâme désigne le jugement de condamnation en vertu
duquel l'auteur de l'action est déclaré coupable et
mérite d'être puni. C'est ici que le mal moral interfère
avec la souffrance, dans la mesure où la punition est une
souffrance infligée.
Prise également dans la rigueur de son sens, la souffrance
se distingue du péché par des traits contraires. A
l'imputation qui centre le mal moral sur un agent responsable, la
souffrance souligne son caractère essentiellement subi :
nous ne la faisons pas arriver ;elle nous affecte. De là,
la surprenante variété de ses causes : adversité
de la nature physique, maladies et infirmités du corps et
de l'esprit, affliction produite par la mort d'êtres chers,
perspective effrayante de la mortalité propre, sentiment
d'indignité personnelle, etc. ; à l'opposé
de l'accusation qui dénonce une déviance morale, la
souffrance se caractérise comme pur contraire du plaisir,
comme non-plaisir, c'est-à-dire comme diminution de notre
intégrité physique, psychique, spirituelle. Au blâme,
enfin et surtout, la souffrance oppose la lamentation ; car si la
faute fait l'homme coupable, la souffrance le fait victime : ce
que clame la lamentation.
Cela étant, qu'est-ce qui, en dépit de cette irrécusable
polarité, invite la philosophie et la théologie à
penser le mal comme racine commune du péché et de
la souffrance ? C'est d'abord l'extraordinaire enchevêtrement
de ces deux phénomènes ; d'une part, la punition est
une souffrance physique et morale surajoutée au mal moral,
qu'il s'agisse de châtiment corporel, de privation de liberté,
de honte, de remords ; c'est pourquoi on appelle la culpabilité
elle-même peine, terme qui enjambe la fracture entre mal commis
et mal subi ; d'autre part, une cause principale de souffrance est
la violence exercée sur l'homme par l'homme : en vérité,
mal faire c'est toujours, à titre direct ou indirect, faire
tort à autrui, donc le faire souffrir ; dans sa structure
relationnelle - dialogique - le mal commis par l'un trouve sa réplique
dans le mal subi par l'autre ; c'est en ce point d'intersection
majeur que le cri de la lamentation est le plus aigu, quand l'homme
se sent victime de la méchanceté de l'homme ; en témoignent
aussi bien les Psaumes de David que l'analyse de l'aliénation
résultant de la réduction de l'homme à l'état
de marchandise.
Nous sommes conduits un degré plus loin, en direction d'un
unique mystère d'iniquité, par le pressentiment que
péché, souffrance et mort expriment de manière
multiple la condition humaine dans son unité profonde. Certes,
nous atteignons ici le point où la phénoménologie
du mal est relayée par une herméneutique des symboles
et des mythes, ceux-ci offrant la première médiation
langagière à une expérience confuse et muette.
Deux indices appartenant à l'expérience du mal pointent
en direction de cette unité profonde. Du côté
du mal moral d'abord, l'incrimination d'un agent responsable isole
d'un arrière-fond ténébreux la zone la plus
claire de l'expérience de culpabilité. Celle-ci recèle
dans sa profondeur le sentiment d'avoir été séduit
par des forces supérieures, que le mythe n'aura pas de peine
à démoniser. Ce faisant, le mythe ne fera qu'exprimer
le sentiment d'appartenir à une histoire du mal, toujours
déjà là pour chacun. L'effet le plus visible
de cette étrange expérience de passivité, au
cur même du mal-agir, est que l'homme se sent victime
en tant même qu'il est coupable. Le même brouillage
de la frontière entre coupable et victime s'observe en partant
de l'autre pôle. Puisque la punition est une souffrance réputée
méritée, qui sait si toute souffrance n'est pas, d'une
manière ou d'une autre, la punition d'une faute personnelle
ou collective, connue ou inconnue ? Cette interrogation que vérifie
jusque dans nos sociétés sécularisées
l'expérience du deuil, reçoit un renfort de la démonisation
parallèle qui fait de la souffrance et du péché
l'expression des mêmes puissances maléfiques. Tel est
le fond ténébreux, jamais complètement démythifié,
qui fait du mal une unique énigme. "
Paul RICOEUR, Le Mal, Labor et Fides 1986, p.15-18
" Vois, je mets aujourd'hui devant toi la vie et le bien, la
mort et le mal. Car je te prescris aujourd'hui d'aimer l'Eternel,
ton Dieu, de marcher dans ses voies et d'observer ses commandements,
ses lois et ses ordonnances, afin que tu vives
J'en prends
aujourd'hui à témoin contre vous le ciel et la terre
: j'ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction
et la malédiction. Choisis la vie afin que tu vives, toi
et ta postérité, pour aimer l'Eternel, ton Dieu, pour
obéir à sa voix, et pour t'attacher à lui.
"
Deutéronome 30, 1-20
" Les trésors de la méchanceté ne profitent
pas,mais la justice délivre de la mort. "
Proverbes 10, 2
" La justice délivre de la mort. La justice de l'homme
intègre aplanit sa voie, mais le méchant tombe par
sa méchanceté. La justice des hommes droits les délivre,
mais les méchants sont pris par leur malice. " Pr.4-6
" La vie est dans le sentier de la justice, la mort n'est pas
dans le chemin qu'elle trace. "
Proverbes 12,28
" Tu diras à ce peuple : Ainsi parle l'Eternel : Voici,
je mets devant vous le chemin de la vie et le chemin de la mort.
" Jérémie 21,8
Le mal dans la tradition biblique : du mythe
à l' herméneutique
L'existence du mal, de la mort, de la souffrance et de l'injustice
dans le monde ont soulevé des questions fondamentales dans
la pensée monothéiste issue du support narratif de
l'intuition biblique. La Bible véhicule, dans la diversité
de ses écrits, de ses récits, de ses genres littéraires,
une représentation originale de la condition humaine dont
l'Europe ne peut ignorer qu'elle est héritière. La
dramatique qu'elle met en uvre dès la Genèse,
à travers les récits de la désobéissance
et de la chute schématise, au sens kantien du terme, la faillibilité
de l'homme, liée à l'indétermination qui arrache
celui-ci à la condition animale, réglée elle
par le déterminisme instinctif. L'homme est libre mais il
est enclin à faire un mésusage de cette liberté
et tout se passe comme s'il y avait une rétribution immanente
à la façon dont l'homme se pose dans l'être
, opérée dans cette vie, la seule qui soit pour le
judaïsme biblique - même si elle est imputée à
un Dieu transcendant -: tel est le constat sans cesse repris de
la narrativité biblique. Le christianisme a retenu cette
imputation à l'homme du mal. Toutefois la pensée hébraïque
semble être plus " dialectique ", s'il est permis
d'emprunter un vocable aussi étranger à son champ
lexical mais tout à fait adéquat à son champ
sémantique qui fait de Dieu sans ambiguïté possible
la source de la création telle qu'elle se déploie
dans son ambivalence, dans sa tension. Créer, c'est séparer
(bara en hébreu) : séparer les cieux et la terre,
le jour et la nuit, permettre donc un discernement, pour l'homme
exercer un jugement départageant dans le chaos du monde ce
qui va dans le sens de la vie et ce qui va dans le sens de la mort
avec cette intuition récurrente dont les auteurs bibliques
se lamentent qu'en aucun cas, la vie ne semble pouvoir faire l'économie
de la négativité et de l'épreuve, de la tâche
de la surmonter. C'est pourquoi , reconnaissant la difficulté
que représente pour l'homme l'existence de la souffrance,
de la douleur et de l'injustice qui grèvent la bonté
du monde, la Bible est hospitalière à l'expression
de la révolte et de la plainte..
1. La connaissance du bien et du mal
A. La chute ou l'imputabilité figurée
Si la Bible commence par le récit de la Création
d'emblée déclarée bonne : " Dieu vit que
cela était bon ", c'est pour mettre aussitôt en
scène l'irruption du mal sous la forme de la transgression
d'un interdit (celui de manger du fruit de l'arbre de la connaissance
du bien et du mal Genèse 3,v.3), c'est-à-dire d'une
mise en uvre de la liberté humaine s'affranchissant
de l'ordre divin. " Nous trouvons dans la Bible une représentation
connue, appelée d'une manière abstraite la chute,
écrit Hegel dans ses leçons sur la philosophie de
la religion ( Vrin t.I, p.27) ; c'est une représentation
d'une grande profondeur qui n'est pas un fait seulement contingent,
mais l'histoire éternelle, nécessaire de l'homme exprimée
ici sous une forme mythique. " Cette profondeur a malheureusement
été occultée par la lecture littérale,
aveugle au fait que le chronomorphisme est un opérateur narratif
et non le reflet d'événements véritables s'étant
succédés dans le temps. L'homme n'a pas été
d'abord innocent puis coupable. L'innocence, consistant en l'incapacité
de discriminer le bien et le mal, ne saurait caractériser
l'homme. C'est là plutôt la condition de l'animal.
La structure temporelle du récit a en fait pour fonction
de décrire la structure éthique de la conscience humaine
et par là même son imputabilité, sa responsabilité.
Le mythe adamique signifie donc que l'homme selon la nature n'est
pas ce qu'il doit être, que l'immédiateté du
sommeil de l'esprit ne convient pas à sa vraie nature.
La trame narrative du mythe superpose plusieurs couches sémantiques
étroitement entrelacées qu'il convient de démêler,
sous peine d'absurdité . L'idée que le mal est transgression
d'un ordre (jussum) par mésusage de la liberté et
que la désobéissance introduit du désordre
dans l'ordre (ordo) de la création ne doit pas occulter la
positivité de l'accès de l'homme à la conscience
évaluante. La nature originaire, ontologique a été
créée bonne, mais l'histoire humaine se risquant sur
les sentiers d'une liberté non régulée commence
par le mal, réintroduisant le chaos que la création
divine avait conjuré. La désobéissance à
la loi divine c'est-à-dire aux lois non manipulables de l'Etre,
appelée au Moyen-Age loi éternelle (en langage religieux
volonté de Dieu) fait de l'homme un rebelle voulant inverser
l'ordre des choses, usurper la place de Dieu. Cela a été
exprimé dans la tradition chrétienne notamment par
l'affirmation que l'homme a altéré sa nature par sa
faute. L'hérédité du " péché
originel " " est une forme destinée à la
représentation selon le mode populaire " ayant pour
fonction de signifier que si l'homme ne vit que selon ce que ses
penchants immédiats lui dictent, " il doit se considérer
lui-même comme un individu qui n'est pas ce qu'il doit être.
" Hegel ressaisit donc dans la pensée l'Idée
que véhicule cette représentation : si l'homme est
appelé à l'harmonie avec sa propre nature, la nature
et Dieu, il doit d'abord se dégager de " l'en-soi, de
la naturalité, parce qu'il est esprit. Il doit parvenir à
sa différenciation, à sa séparation (Urteil)
d'avec la nature, au jugement (Gericht) sur lui-même et sur
elle. C'est ainsi seulement qu'il connaît Dieu et le bien,
et lorsqu'il a cette connaissance, il l'a comme objet de sa conscience.
" Hegel remarque alors que l'homme n'accède pas seulement
à la conscience du mal en mangeant cette fameuse pomme (!)
mais qu'il parvient aussi à la connaissance du bien. Pourquoi
dès lors faudrait-il dire que cela n'aurait pas dû
être et regretter le " paradis perdu " ? Le savoir
du bien et du mal est au contraire tout à fait essentiel
à l'homme et signale la scission de la conscience humaine,
liée à sa liberté formelle (Hegel dit abstraite,
incomplète) Considéré comme pur libre-arbitre
en effet, l'homme peut choisir entre ces deux opposés : le
bien et le mal. " La conscience renferme en soi ce double moment
d'un côté, cette scission à savoir qu'elle contient
avec la réflexion, la liberté, le malheur (Ubel),
le mal, ce qui ne doit pas être, mais qu'elle est d'un autre
côté, le principe, la source de la guérison,
de la liberté : l'esprit. L'orgueil de la liberté
est un point de vue qui ne doit pas demeurer. " La liberté
doit s'exercer dans l' " alliance " avec l'Etre qui nous
fait vivre, sans nous laisser séduire par les puissances
trompeuses de l'imaginaire qui nous font miroiter l'idée
d'un affranchissement de notre finitude, de notre statut de créature
et non de Créateur. Le point de vue de la scission ne doit
donc pas se maintenir. " Si nous empruntons ce que ce récit
contient réellement, nous y trouvons, conclut Hegel, que
l'homme, l'esprit, doit parvenir à la réconciliation
c'est-à-dire sous une forme superficielle qu'il doit devenir
bon, accomplir sa destinée. " (p.29)
B. Le péché originel comme structure de la faisabilité
L'image biblique de la chute signifie que la dénégation
ou le refus de la dépendance ontologique de l'homme l'éloigne
de l'Etre, de la Source de vie. Le mal lui-même n'a pas de
réalité ontologique : pour Saint Augustin, qui est
à l'origine de ce " mythe rationnel " qu'est la
doctrine du péché originel, le mal est subversion
d'un ordre intrinsèquement bon. Il consiste à déserter
le meilleur, à faire un mauvais usage. de ce qui est bon,
à gaspiller la vie. Ce n'est pas une chose mais une modalité
de l'agir : on ne fait pas le mal, on est mal faisant. La conception
chrétienne du mal s'oppose ainsi au dualisme manichéen
mais elle diffère aussi profondément de la conception
grecque. En subvertissant l'ordre, l'homme fait beaucoup plus que
manquer à la rationalité de sa nature en diminuant
ainsi son humanité comme c'est le cas chez Aristote. Il fait
beaucoup plus que compromettre sa destinée par une faute,
comme c'est le cas dans les mythes platoniciens. Il introduit le
désordre dans la création divine et donne le spectacle
d'un être rebelle, en révolte contre l'Etre. La prévarication
(En latin juridique, praevaricari signifie " entrer en collusion
avec la partie adverse ", trahir les devoirs de sa charge)
est l'essence même du péché, mal moral introduit
par une volonté libre, dans un univers créé,
qui met directement en jeu la relation fondamentale de dépendance
ontologique qui relie la créature au Créateur. Chaque
fois que l'homme pèche, il renouvelle cet acte d'insurrection
contre Dieu à qui il se préfère. En se préférant,
il se sépare. En se séparant, il se prive de la seule
fin où se trouve sa béatitude et se condamne par là
même à la misère : la Bible dit en son langage
qu'il est infidèle à l' alliance, qu'il s 'éloigne
de la Face..
La Bible met en scène le caractère paradoxal et tragique
de la condition humaine : la liberté, en se posant, s'aliène.
Mais en rester à l'aliénation, à la révolte
, c'est se perdre : tel est l'enfer. La dénégation
de la dépendance à l'égard de l'Etre est déréalisante.
L'homme s'aperçoit en effet que la rupture d'avec ses assises
ontologiques ( la rupture du dialogue avec Dieu que le judaïsme
a nommé " alliance ") introduit des dysfonctionnements
multiples dans la relation aux autres, à soi, au monde. Mais,
confronté à l'impasse dans laquelle il s'est engagé,
la Bible affirme que l'homme peut toujours revenir sur ses pas,
faire retour, se repentir (teshouva en hébreu), qu'il peut
toujours retrouver ce qu'il perd par sa faute car l'Etre est surabondance
et donne, par- donne sans compter. Le christianisme a appelé
grâce le don fait à l'homme déchu de pouvoir
se relever de sa chute, recréant ainsi l'ordre primitif détruit
par le péché. Il est tout à fait fidèle
au judaïsme lorsqu'il affirme que le retour de l'homme à
Dieu peut seul le " délivrer du mal ", le racheter,
c'est-à-dire le délivrer de la captivité du
" péché ". La rédemption peut donc
guérir l'aliénation. Perdu, l'homme peut toujours
être sauvé s'il renonce à l'autoposition dans
l'être.
2. Vanité de toute théodicée
A. Une intuition de la dialectique du caractère suprême
Les théodicées sont les réponses données
aux questions que posent les maux de la condition empirique, la
culpabilité inévitable, la mauvaise volonté
: comment Dieu, dans sa toute-puissance, a-t-il pu créer
ce monde en permettant ces maux, ces injustices et l'existence du
mal ? Platon est le premier à avoir, dans le cadre de la
philosophie occidentale, innocenté Dieu du mal : Théos
anaïtios. Globalement, on peut dire que le christianisme s'est
aligné sur lui, infidèle en cela à sa source
juive, plus intuitivement dialectique. En effet, si la tradition
biblique identifie Dieu au Bien, elle affirme sans ambiguïté
possible l'implication divine dans l'existence de ce que les hommes
appellent le bien et le mal. Il est dit dans les Lamentations (3,
38) : " N'est-ce pas de la bouche du Très-Haut que sortent
les maux et le bien ? " et chez EsaÏe (45,7) : "
Je forme la lumière et je crée les ténèbres,
je fais le bonheur et je crée le malheur. " A la différence
du dualisme perse qui estime que le bien et le mal proviennent de
sources différentes, la Bible affirme que le mal a une fin
qui fait partie du " projet " divin. Lisons les Proverbes
(16,4) : " L'Eternel a tout fait en vue de sa fin, et même
le méchant pour le jour du malheur. " Il y a là,
évidemment, par delà l'inévitable anthropomorphisme
du langage, l'intuition d'une essence dialectique de la Réalité
fondatrice, suprême. Le Dieu d'Israël est un Dieu Vivant
en qui, comme le verront Luther et Pascal, les contraires se réconcilient.
B. Luther : un Dieu actif dans les contraires
Sergio Quinzio dans Les racines hébraïques du monde
moderne montre que le pas décisif vers la dialectique moderne
a été accompli par Luther qui, retrouvant le contact
direct avec les Ecritures, par son refus de la scolastique, renoue
avec la pensée hébraïque lorsqu'il " pose
au centre de sa pensée la contradiction comme révélation
de la plus profonde vérité sur Dieu. L'horizon luthérien
n'est plus celui de l'être et de son éternelle nécessité
mais celui de la subjectivité déchirée qui
sait qu'en Dieu seul son unité brisée peut être
restaurée. " Avec Luther - interprète en particulier
de Paul pharisien, fils de pharisien -, la pensée herméneutique
et dialectique de souche biblique qui, tout au long de l'ère
chrétienne, avait grandi dans l'ombre, sort, à la
lumière de l'histoire. "( p.108) On ne s'étonnera
donc pas des professions de foi luthérienne réitérées
de Hegel qui sait que la négativité est partie prenante
du processus de la Réalité.. La pensée luthérienne
est déjà dialectiquement structurée : des principes
opposés sont simultanément affirmés, leur tension
cherchant à se résoudre dans de nouveaux équilibres.
Cette pensée exprime la tension antithétique qu'est
la vie, l'identité pure n'appartenant qu'à la mort.
C'est pourquoi l'homme est sauvé au cur même
de sa contradiction : simul justus et peccator. Le salut est libération
mais, loin d'être un affranchissement par rapport à
Dieu, c'est une liberté exodale, une sortie de servitude
qui nous oblige à cheminer de l'enfermement du souci de son
propre salut à l'ouverture sur le souci d' autrui, exonérant
les uvres de tout lien rétributif. Kant s'en souviendra.
Mais la liberté dont parle Luther n'affranchit pas l'homme
de toute référence objective. Elle n'est pas autonomie
; elle n'est pas un pouvoir d'auto-genèse et d'auto-position.
Bien au contraire: là où l'homme revendique un tel
pouvoir, il s'illusionne sur lui-même et reste finalement
prisonnier de l'enfermement de soi par soi. C'est même dans
la prise de conscience et dans la reddition de cette autonomie illusoire,
c'est-à-dire de ce " serf-arbitre " que commence
la liberté évangélique. Si donc Luther démarque
la liberté chrétienne à l'égard de la
contrainte, c'est-à-dire de l'enfermement hétéronome,
il la démarque aussi à l'égard de l'arbitraire,
c'est-à-dire de l'enfermement autonome. La liberté
chrétienne n'est pas autoréférente, elle est
référée, finalisée. Elle est la liberté
de la créature qui reste confrontée à l'Absolu.
Commentant l'Epître aux Romains, Luther écrit : "
Notre bien est caché et si bien caché qu'il est caché
sous son contraire. Ainsi, notre vie est cachée sous la mort,
l'amour de Dieu pour nous sous la haine contre nous, la souveraineté
sous l'ignominie [celle de la croix], le salut sous la corruption,
la majesté sous la misère, le ciel sous l'enfer, la
sagesse sous la folie, la justice sous le péché, la
force sous la faiblesse. Et en général, tout notre
" oui " à l'égard de tout bien sous le "
non ", afin que la foi ait place en Dieu, lequel est l'essence
négative, justice, sagesse, dont on ne peut prendre possession
ou auquel on ne peut parvenir sauf à travers la négation
de toutes nos positions. " Le véritable antécédent
nécessaire de la dialectique hégélienne est
Luther. Pour Hegel, en effet, " le devenir de l'Idée
trouve son moteur dans sa contradiction.[...] Hegel a imaginé
un schéma pour saisir, d'une façon particulièrement
adaptée, l'ordre systématique intrinsèque dans
la théologie de Luther.[...] C'est Luther qui, suivant le
sillon biblique jusqu'à l'abîme paulinien de la kénose
du Verbe divin mourant comme esclave crucifié, ose conduire
la réflexion théologique jusqu'à reconnaître
l'opposition, la contradiction, la tragique coïncidence de
mort et de vie en Dieu lui-même.[...]L'Aufhebung hégélienne
comme " négation de la négation " est la
clé de l'Absolu. " (S.Quinzio, p.111)
Le Dieu de Luther est celui de la Bible, non celui d'Aristote,
un Dieu actif dans les contraires, indutus et involutus dans l'incarnation
et la révélation. " La perspective luthérienne
est liée, non au destin éternel de l'être qui
se déploie dans l'ordre du cosmos, mais à un dynamisme
paradoxal, à une réalité en éclats et
contredite, toujours en chantier, tournée vers le futur.
" Il est cet innommable, dynamisme créateur dont le
Nom cependant signifie " Force, Etre " se conjuguant à
tous les temps : passé, présent, futur (en hébreu
à l'accompli et à l'inaccompli).
C.La souffrance de Dieu, sa colère, sa sublimation
Par ailleurs, si la culture occidentale a cristallisé quelques
thèmes comme la colère de Dieu qui serait caractéristique
de l'Ancien Testament tandis que le Nouveau proposerait un Dieu
d'amour, elle a résolument occulté la parenté
extrême entre ces deux recueils de textes issus de la même
culture . L'Ancien Testament multiplie dans ses récits des
intrigues dont la trajectoire ascendante trouve souvent un dénouement
inattendu : la colère et le ton comminatoire des réquisitoires
divins contre l'infidélité du peuple, comparé
par Osée par exemple à une prostituée, sont
l'expression de la souffrance de Dieu. Mais, après ses imprécations
vengeresses, le narrateur nous le montre reprenant l'initiative
de l'amour, échafaudant des stratégies de reconquête,
de séduction, au-delà de toute menace de châtiment
: " Eh bien, c'est moi qui vais la séduire, je la conduirai
au désert et je parlerai à son cur. " (Osée
2.v.16) Ce Dieu de l'Ancien Testament est un Dieu de justice mais
aussi d'amour et de miséricorde qui sont des au-delà
de la simple éthique. Il est l'Etre toujours offert à
ceux qui s'anéantissent dans le mal.
D. La Kabbale et le mal
Les kabbalistes enfin, faisant éclater la philosophie antique
récupérée par le judaïsme médiéval
espagnol, développèrent des concepts qui ne tentaient
pas d'éviter le problème de la réalité
du mal. Leur pensée a le mérite de déjouer
la naïveté des théodicées. Leurs différentes
écoles ont en commun une définition du mal comme domaine
ontologique spécifique, souvent décrit comme subordonné
au monde divin, et parfois même comme en faisant partie. Dans
le cadre de l'émanatisme, les kabbalistes envisagent les
sources du mal lui-même comme enracinées dans l'unité
dynamique dans laquelle l'activité divine se révèle.
Les kabbalistes anciens attribuèrent le terme de sefirot
(hypostases) à leur vision du monde divin, pour lui faire
signifier les Dix Puissances divines qui prennent source dans la
Divinité elle-même (En Sof) et en procèdent
par émanation. Dans la figure mythique d'un gigantisme anthropomorphique
qu'est l'Adam Qadmon (Homme primordial) symbolisant le royaume divin,
la main droite représente l'Amour, la gauche est celle du
mal terrestre et du Jugement que celui-ci requiert. Il y a donc
de l'ombre, quelque chose de ténébreux jusqu'au sein
de la Lumière divine. Ce qui veut dire en clair - les narrativités
figuratives sont là pour être interprétées-
que la réalité est intrinsèquement polarisée,
paradoxale aux yeux d'une raison humaine toujours prête à
soumettre ses représentations au principe de non contradiction
(d'origine grecque et inconnu en Orient). Il n'est pourtant pas
difficile de comprendre que l'ombre et la lumière sont complices.
Il n'est donc nullement besoin de parler de " mystère
du mal ". Il n'y a pas de vie sans sensibilité, donc
sans douleur, mais aussi sans plaisir. Et, étant donnés
l'indétermination qui caractérise la liberté
humaine, le refus de celle-ci d'écouler le Logos d'Héraclite
, le Verbe de Philon le Juif (1er siècle ap.J.C.) ou le Verbe
de Saint Jean, il ne faut pas s'étonner de ce que notre monde
soit chaotique, c'est-à-dire en proie au mal. Il faut en
prendre la mesure pour tenter d'y faire obstacle, de le réduire,
sachant que, comme l'hydre de l'Herne il ne cesse de repousser ,
que son nom est " Légion ". C'est pourquoi l'Occident,
pétri de culture biblique a élaboré des systèmes
institutionnels - que Hegel appelait moralité objective -
pour tenter de réguler les corps sociaux. Mais, là
encore, il ne faut pas se voiler la face : les meilleures mesures
ont leurs effets
pervers ! La rhétorique des droits
de l'homme a étouffé le souci des devoirs par exemple.
Aussi faut-il bien se garder du moralisme mal placé : il
peut devenir infernal.
3. La Bible et les suspensions teleologiques de l'éthique
Enfin, si la Bible est dépositaire des codes
éthico-juridiques qui ont fait obligation pour les hébreux,
on ne saurait en limiter le message à la seule dimension
morale. L'éthique, déjà pour l'Ancien Testament,
n'est pas l'ultime : suivre la norme qu'elle commande n'est qu'un
minimum. Les sages du Talmud disent que l'homme est appelé
à aller au-dessus du strict devoir . C'est d'ailleurs ainsi
que Jésus de Nazareth a compris la mitsvah (devoir commandé
par la Tora) : son radicalisme l'a mené à rejeter
l'accomplissement " mesuré " de la Loi comme médiocre,
hypocrite, lorsqu'une telle " mesure " est calculée
pour satisfaire le Juge divin. Le " royaume de Dieu "
ne s'atteind que par delà le bien et le mal. Le " sacrifice
" d'Abraham, les filles de Loth s'accouplant avec leur père
qu'elles avaient enivré pour assurer sa descendance, Osée
recevant l'ordre de Dieu d'épouser la prostituée Gomer,
Jacob volant le droit d'aînesse de son frère, trompant
effrontément son père aveugle, Isaac etc
sont
autant de suspensions téléologiques de l'éthique.
Jésus de Nazareth a parmi ses ancêtres davidiques des
personnages très surprenants comme la prostituée cananéenne
Rahab. Il transgresse lui-même les codes quand cela lui paraît
nécessaire, affirme que les prostituées précèderont
les hommes qui se targuent de leur propre justice dans le royaume
des cieux. Il a l'intuition vive que la femme adultère a
transgressé au péril de sa vie la loi, animée
par l'amour plus fort que la mort : comment ce qui est le sens de
la vie pourrait-il donc être coupable ?
L'arbre de vie n'est donc pas réductible à
l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal tel que le définissent
les conventions sociales, les traditions coutumières. L'exceptionnel
est toujours amené à avoir le courage de la transgression
pour vivre la vocation du sens.
La " suspension téléologique de l'éthique
" n'est pas même inconnue des sages talmudiques pourtant
conservateurs ! Ainsi Jacob L.Halevi - cité par A. Lacocque
Penser la Bible, p.143 - démontre la parenté étonnante
entre la suspension kierkegaardienne et le Midrasch (commentaire
rabbinique de la Bible). La sainteté, écrit aussi
Klaus Koch, n'est pas " l'irréprochabilité morale
ou la forme la plus intense de la moralité ; ce qui est saint
est à la fois fascinosum et tremendum. ". En fait, "
la Tora nous enseigne que tout doit être jugé du point
de vue de la référence la plus haute, la plus inaccessible,
au niveau de l'infini, de l'absolu. " (ibid,p.147) De ce point
de vue, le peuple le plus moral, le plus irréprochable, s'il
n'est pas animé par l'amour, reste " un peuple aux lèvres
impures ". Tous les moralisateurs de quelque chapelle qu'ils
soient sont visés ! Seul le religieux pour la Bible, Ancien
et Nouveau Testaments confondus, nous amène à la gratuité
pure. Lorsqu'on ne choisit pas cette gratuité, on tombe dans
les catégories tournées en dérision par Kierkegaard,
comme le mari face à l'amant ou le général
face au héros, ou encore les bourreaux qui exécutent
les sentences des bien pensants, mettant à mort les justes,
dans leur parodie de justice, réalisant le mal en rendant
la justice ! Les condamnés peuvent alors subvertir en gloire
le mal subi, allant jusqu'à pardonner aux médiocres
qui les ont crucifiés, comprenant qu'ils ne savent ce qu'ils
font, aveugles qu'ils sont à cette puissance de vie qu'est
l'Absolu, l'Esprit qui toujours souffle où il veut et le
plus souvent hors des institutions qui, le sédentarisant,
l'éteignent, ce qui est, dans la Bible, le mal suprême
: la mort spirituelle.
Conclusion : La résurrection comme victoire de l'esprit
sur la négativité
Pour terminer enfin, on peut évoquer le Serviteur
souffrant d'Esaïe qui servit aux premiers disciples du Christ
à relire la vie et l'enseignement de leur maître à
la lumière de ces écritures tragiques. Le christianisme
primitif ressaisit la croyance à la résurrection qui
avait gagné Israël à la suite des martyrs et
des suppliciés de l'époque des Maccabées, deux
siècles plus tôt. La résurrection est le schème
ultime de l'expression religieuse d'Israël passée dans
la tradition qui en a pris majoritairement le relais en Europe :
le christianisme. Encore faut-il ne pas se méprendre sur
le sens de l'anastasis, la victoire sur la mort annoncée
comme résurrection par delà la souffrance endurée
et la mort traversée. La lecture moderne, savante montre
que la narrativité s'est moulée dans les catégories
de l' anthropologie hébraïque, incapable de dissocier
l'esprit du corps , que le langage résurrectionnel n'était
pas voué initialement à matérialiser le mystère
qu'il voulait exprimer à savoir que la mort ne saurait venir
à bout de l'Esprit lorsque l'homme s'en trouve saisi. Ce
qui donc est victorieux du mal, figuré par la forme extrême
de l'apparente disparition de l'être qu'est la mort, c'est
le caractère suprasensible de l'Esprit.
France FARAGO
Pardon à prélever sur AUTRUI, p.246-249
Intercaler p. 248 14ème ligne avant la fin après "
indicible pour les génocides " :
La sagesse antique n'encourageait guère à pardonner
car la faute était le signe d'une perversion de l'être,
dont la valeur se trouvait ainsi diminuée. Aristote reconnaît
bien qu'il y a des fautes involontaires auxquelles le pardon est
dû, mais il affirme avec force qu'il n'y a " pas de pardon
pour la méchanceté ". (Ethique à Nicomaque,
VII, 2, 1146a 3). Quant aux stoïciens , avec leur sévérité
coutumière, ils considèrent le pardon comme une injustice
que le sage ne doit pas commettre. La pitié ou la compassion
est à leurs yeux une passion qu'il faut bannir de son âme
pour se conformer à la stricte justice.. A l'opposé
de la neutralisation stoïcienne de l'offense par l'insensibilité
de l'offensé, le pardon judéo-chrétien ne prend
sens que par cette souffrance surmontée.
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