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La Justice de l'Antiquité
moyen-orientale aux traditions
issues de la Bible
Si Platon avait été
séduit par le jugement des morts de l'Egypte, le peuple d'Israël
a été marqué, lui aussi, par les cultures égyptienne
et mésopotamienne dont la Bible garde l'empreinte, toutefois
profondément remaniée. Le christianisme, lui, prolonge
le judaïsme hellénistique. C'est à la philosophie
grecque qu'il a emprunté son langage. Il faut reconstituer
mentalement l'unité dynamique de ce que nous apprenons par
la force des choses dans des chapitres scolaires dissociés.
Athènes et Jérusalem ont bien été contemporaines
dans l'histoire mais leurs destins ont été totalement
asymétriques: l'une - la Grèce - parvint longtemps
à écarter le joug de la grande puissance qu'étaient
à l'Est la Perse, l'autre -le royaume de Juda - ne cessa
d'être pris en tenaille entre l'Egypte et la même puissance
orientale : d'abord l'Assyrie puis la Perse, Cyrus permettant cependant
aux déportés de rentrer chez eux. Les victoires de
Marathon (490 av.J.C.) et de Salamine (480 av.J.C.) sont mémorables
: elles ont scellé un pacte entre les Hellènes et
la liberté tandis que les catastrophes qui à plusieurs
reprises rasèrent les murs de Jérusalem (notamment
en 588 av. J.C.) , les occupations successives et les insurrections
populaires en 70 et 135 de notre ère jusqu'à la disparition
totale d'Israël de la carte ont plutôt engendré
une culture de la mémoire, de l'intériorité
éthique. Le peuple d'Israël a survécu à
ce désastre en se rassemblant autour de la Torah et de ses
commentaires, dans les marges des autres religions d'ailleurs issues
de la Bible : christianisme et islam.
Du déni d'injustice de l'Egypte au repentir biblique
Chacun connaît la geste de Moïse libérant son
peuple en le faisant sortir d'Egypte, de " la maison de servitude
". Mais quelle était la vision éthique de l'homme
dans cette ancienne Egypte qui se profile en arrière-plan
de la Bible ? Tout le monde connaît ces fresques égyptiennes
représentant le jugement des morts. Hegel souligne le progrès
considérable que constitue dans une civilisation le mythe
du Jugement, signe d'un accès au sentiment de responsabilité
et donc de liberté personnelle. Le Livre des morts, qui date
de l'époque du Nouvel Empire, (1580-1085 av. JC) raconte
le " jugement du cur " du défunt : "
Je n'ai pas commis d'iniquité contre les hommes " ou
" Je n'ai pas fait le mal ", " Je n'ai pas porté
la main sur l'homme de petite condition ", " Je n'ai pas
affamé, je n'ai pas fait pleurer, je n'ai pas tué.
" . Ce qui frappe dans ces très vieux textes, c'est
le caractère négatif de la confession qui prend l'allure
d'une véritable déclaration d'innocence . L'Egypte
a conçu l'homme comme sujet d'imputation de la faute, mais
elle n'a pas accédé, par le biais de la confession
des péchés qui sera la particularité d'Israël,
à l'idée de rédemption c'est-à-dire
de rénovation possible du sujet personnel. Elle n'a pas eu
la souplesse ou la grâce qu'implique l'idée du pardon,
de la miséricorde. Son éthique porte l'empreinte de
cette rigidité codée dont témoignent les effigies
qui nous sont restées. Ses idées sur la liberté,
la faute et la responsabilité sont restées schématiques
et défensives. Maât, symbole de la Vérité
et de la Justice, de l'ordre universel, a d'ailleurs garanti la
théocratie pharaonique, elle en a été la base
conservatrice. Cette immuabilité a interdit à l'Egypte
de penser l'histoire, le devenir et d'accéder à une
éthique de la liberté et du dépassement personnel.
Cela fut la vocation d'Israël. En Egypte, les réformes
sociales sont nées lorsque le mythe de la divinité
royale a perdu de sa force, lorsque s'est amorcé le déclin
du caractère sacré de l'Etat . La justice comme pratique
civile a pénétré en Egypte avec la laïcisation
du régime. Mais, pour l'Egypte traditionnelle, la justice,
c'est l'ordre policé dans la cité, la sauvegarde de
la propriété, des biens acquis, des hiérarchies
sociales. La Bible connaît aussi cette sagesse, cette hokma,
préoccupée de l'ordre, de la protection du régime
établi. Toutefois, ce qui la caractérise en propre,
c'est le prophétisme qui, lui, ne coïncide pas avec
cet ordre qu'ils soumettent à l'instance d'un jugement éthique
permanent .
La justice a été, partout dans l'Antiquité,
une conquête de la raison. Elle s'identifiait, en Mésopotamie,
avec le bon fonctionnement de l'administration. Etait juste ce qui
ne heurtait ni les coutumes locales ni les besoins généraux.
L'acte de justice était un acte de coordination, de systématisation,
de répartition équitable. Certes, l'autorité
des dieux était invoquée, mais à titre très
accessoire. Hammourabi reçoit son code des mains du dieu
Shamach, mais l'esprit du code ne doit rien à la divinité.
Il est entièrement laïc :c'est le souverain qui légifère.
Le juste dans la Bible est l'homme " devant Dieu "
Dans le judaïsme et le christianisme qui en est issu, la
conscience humaine n'est juste que lorsqu'elle n'est pas egocentrée
. Elle doit exister constamment " devant Dieu ", en état
permanent d'évaluation . " Noé était juste
devant le Seigneur " (Gen.VI,9) Noé n'est pas loué
parce qu'il ne prendrait pas " plus que sa part " des
biens matériels mais parce qu'il se rapporte à la
source de toute justice au sens de justesse existentielle dirions
nous en termes modernes. Il n'est pas auto-référé,
ne se prend pas pour le centre des choses mais est ouvert au mystère
innommable des choses dont la Bible interdit de prononcer le nom
car cela n'appartient pas à l'ordre du symbolique mais de
l'ontologique pur. Il s'agit de la source même de l'être,
qui, bien entendu n'est pas chose objectivable. Les juges (dikastès,
de dikè, la justice, dans la traduction grecque de la Torah
appelée la Septante) , avant l'institution de la royauté,
-Josué, Samuel - ne sont pas ceux qui attribuent à
chacun sa part, ils sont ceux qui conduisent le peuple dans des
sentiers de rectitude. Dieu, quand il juge, ne s'occupe pas des
biens mais des conduites. Dans le contexte biblique, la justice
évoque l'ordre divin auquel se range l'homme droit. C'est
une sorte de sainteté liée à l'observance du
commandement central d'amour de Dieu et du prochain d'où
se déduisent tous les autres. Cela inclut la charité
qui est le partage spontané, le don gratuit à celui
qui est démuni. Guider l'aveugle sur son chemin, secourir
les veuves et les orphelins, avoir souci des pauvres, des égarés,
des pécheurs, vêtir ceux qui sont nus. Il n'y est pas
question de justice distributive ni de justice commutative, mais
de charité c'est-à-dire d'amour. Thèmes repris
par le Nouveau Testament qui appartient parfaitement à la
culture hébraïque de l'époque hellénistique.
Contrairement à ce qui s'est passé partout ailleurs
dans le monde antique, la justice est restée, en Israël,
éminemment religieuse. Pour les prophètes, elle était
l'attribut principal de Dieu dont la nature insondable ne pouvait
être assimilable à quelque chose de froidement rationnel.
La Bible établit un rapprochement entre le nabi, le prophète,
et le mechouga, le fou, encore à l'époque de Jérémie
(VIIè siècle av.J.C.) C'est que tous deux ont un rapport
immédiat au fond même des choses, irréductible
à la raison humaine et à la rationalité instrumentale
des puissants. C'est la transcendance de la justice divine qui a
pu opérer cette inversion des valeurs mondaines au point
de faire du pauvre, de l'homme dépouillé, nu, de l'homme
souffrant la figure du Juste comme c'est le cas chez le prophète
Esaïe , alors même que, par ailleurs, Israël croyait
en une rétribution ici-bas - en richesse et en bonheur- de
celui qui observe les commandements divins. La Torah contient un
livre qui critique cette vision des choses : c'est le livre de Job.
L'histoire de ce juste sur qui s'abattent tous les malheurs du monde
rend caduque la croyance en la rétribution et invalide la
médiocrité d'un Dieu dont la nature serait ravalée
à la fonction comptable des péchés de l'homme.
Dieu n'est pas ce qu'on croit. Sa réalité, dirait
Kierkegaard, qui a beaucoup parlé de Job, est paradoxale.
Les prophètes ont, par ailleurs, protesté contre la
royauté et le sacerdoce qui, s'attribuant des vocations sacrées,
ne remplissent cependant pas leurs devoirs de justice et de paix.
Ils ont montré l'écart entre les institutions qui
risquent toujours d'instrumentaliser la référence
religieuse - réduisant alors Dieu à une pauvre idole
- et l'absolu de l'appel, de la vocation. On comprend dès
lors que, face à l'Etat ou au Sacerdoce, le Prophète
soit en danger de mort. Les prophètes rappellent sans relâche
que c'est dans la fidélité à l'esprit (ruah)
que se fait la rencontre avec Dieu qui justifie - qui rend juste
- , esprit dont l'absence prolongée équivaut à
la perte de la vie. La ruah (en grec : pneuma) est une dimension
de rencontre entre Dieu et l'homme, et tout éloignement perdurable
de Dieu risque d'entraîner l'injustice, c'est-à-dire
la mort spirituelle. Les prophètes appelaient à la
purification du cur, conversion qui est la condition d'une
histoire ouverte au salut, c'est-à-dire à la justification,
au fait d'être rendu juste par la présence même
du Dieu Vivant, dans un dialogue sans cesse renouvelé. En
dénonçant l'infidélité d'Israël
à l'esprit de sainteté et de fraternité vis-à-vis
du prochain, les prophètes introduisent ainsi au cur
de l'Histoire, un principe de jugement, d'évaluation et,
par là même, montrent le chemin possible d'un redressement,
si bien que le salut annoncé est médiatisé
par l'appel à la repentance. Il y a là la conviction
que l'Histoire, loin d'altérer les valeurs par le principe
corrupteur de sa mobilité, peut, au contraire, par son ouverture
même, être le lieu de leur incarnation progressive.
Le temps n'est pas corrupteur, image infidèle de l'éternité
comme chez les grecs ; il est le lieu du progrès, de l'espérance.
Israël a appellé Royaume de Dieu le règne de
justice et de paix sur la terre qu'annonçaient les prophètes
pourvu que la volonté des hommes fût droite et fidèle
à la puissance donatrice de vie.
La justice dans les évangiles
Le christianisme a introduit dans l'éthique occidentale
un principe nouveau par rapport à l'héritage gréco-romain.
Là où la loi règle l'échange symbolique,
la relation intersubjective, Jésus de Nazareth, dans la pure
tradition hébraïque d'ailleurs, montre qu'au-delà
de l'obligation à la réciprocité rigoureuse,
du donnant-donnant , il y a une sollicitude et un souci extrême
des singularités, venant remédier aux manques du jeu
social dans l'automaticité de ses mécanismes. L'amour
du prochain, c'est-à-dire là encore, la faculté
de se décentrer, corrige l'impossibilité pour une
société d'être entièrement " juste
" avec chacun, d'accepter son entière singularité
avec celle de tous les autres. Ces textes refusent clairement que
tout soit objet de rétribution. Comme dans l'Ancien Testament,
la pensée qui les traverse transgresse toutes les lois de
la justice conçue comme partage, répudie tous les
critères qui président habituellement à la
droite répartition : l'ouvrier de la onzième heure
reçoit un salaire égal à celui des travailleurs
de l'aube qui sont restés à la tâche toute la
journée. " Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa
Justice ; le reste vous sera donné par surcroît. "
il n'y a pas de droit dans l'Evangile : " Qui m'a établi,
dit Jésus, pour faire vos partages ? " (Luc XII, 14)
Le mot de justice est pourtant fréquent dans les Evangiles
, fidèles à l'esprit prophétique d'un Esaïe
ou d'un Jérémie contrairement aux clichés trop
connus, mais l'éthique du Nouveau Testament n'oppose pas
la loi écrite à l'esprit de la loi, elle les allie.
" Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes
: je ne suis pas venu abolir, mais accomplir . " (Matthieu
5,17) Il s'agit de vivre dans l'esprit d'amour qui a présidé
à son don. Les éléments éthiques nouveaux
que le Nouveau Testament présente, loin d'être contraires
à la tradition de l'Ancien , y ont leurs racines. Dans l'ensemble
des textes néotestamentaires, il n'y a que quatre cas qui
expriment une critique à l'égard des excès
du légalisme éthique des juifs. Dans tous les autres
passages, il y a reprise du concept familier, vétérotestamentaire.
La loi comme extériorité ne saurait justifier ;
seule la foi est justifiante
Ce sont les Epîtres de Paul qui sont au cur des critiques
formulées par le Nouveau Testament contre le légalisme
prétendu de l'ancienne alliance. " Le chrétien,
commente S. Lyonnet, animé par l'Esprit [
] se trouve
délivré dans le Christ non seulement de la loi mosaïque
en tant que mosaïque, mais de la loi mosaïque en tant
que loi, c'est-à-dire en fait de toute loi qui contraigne
l'homme de l'extérieur (je ne dis pas qui l'oblige), sans
pour autant devenir un être amoral, au-delà du bien
et du mal
" Celui qui possède l'esprit peut renoncer
à la Loi pour vivre par la foi, conformément à
la sentence d'Habacuc : " Le juste vivra par sa foi. "
La Loi, dans la mesure où elle demeure extériorité,
ne saurait justifier, elle ne peut que sanctionner les écarts,
juger au sens de condamner la non conformité du comportement
à ce qu'elle exige. C'est la raison pour laquelle Paul écrit
que " la loi produit la colère " (Romains 4,15)
. Non pas que la loi soit mauvaise en soi : Si les hommes étaient
justes, il n'y aurait en effet pas besoin de loi. C'est donc l'absence
de régulation intérieure des hommes qui rend la loi
nécessaire. Toutefois, le chrétien ne s'affranchit
des lois extérieures que parce qu'il obéit à
une loi intérieure, loi des intentions et de l'Esprit. Paul
oppose la loi extérieure et ce qu'il appelle la " loi
du Christ ", la volonté animée par la pureté
du cur, l'intention bonne. La loi n'est pas destinée
au juste, mais à l'injuste comme le dit en substance Paul
(1 Tim.I, 9) . Pour comprendre ce qui a pu motiver les sévérités
de Paul et ses diatribes contre la Loi - qui n'étaient d'ailleurs
pas étrangères aux prophètes d'Israël-
il ne suffit pas de faire référence au " pharisaïsme
" si longtemps décrié par ignorance . Son propos
vise plutôt à discerner entre la simplicité
de l'essentiel, dont il rappelle la formulation et la prolifération
qui a fini par le recouvrir. " un seul précepte contient
toute la Loi en sa plénitude : tu aimeras ton prochain comme
toi-même " (Galates 5,14) " car celui qui aime autrui
a, de ce fait, accompli la Loi. " (Romains13,8) Son propos
n'est pas d'abandonner les communautés qu'il fonde à
l'anomie (absence de lois): les normes sont indispensables à
la vie dans la liberté de l'Esprit. Paul exhorte à
l'émergence de l' " homme nouveau ", qui renaît
par delà la mort à l'immédiateté première,
celle de l'enfance et de la jeunesse. L'homme est un être
qui, pour rester spirituellement vivant, une fois qu'il a fait le
tour des choses, doit puiser dans son intériorité,
en relation avec sa source ontologique, les forces de vie nécessaires
pour se renouveler. Paul ne fait que relativiser ce qui, dans la
Loi d'Israël, relève de la positivité coutumière
dont la juridiction ne lui semble que régionale, à
savoir la Loi qu'il perçoit finalement comme coutumière
. Les païens n'en relèvent pas et pourtant, dit-il "
ils ne sont pas sans loi ", leur comportement montre bien "
la réalité de cette Loi inscrite dans leurs curs,
à preuve le témoignage de leur conscience ".
Les prophètes d'Israël n'avaient rien dit d'autre :
Ezéchiel parle de la Loi non écrite sur des tables
de pierre mais écrite sur des tables de chair. C'est dans
le même sens d'intériorisation de l'exigence de justesse
intime qu'il faut comprendre la " circoncision du cur
" dont parle saint Paul.
La Réforme et le problème de la justification
A l'aube des temps modernes, la Réforme a repris la doctrine
paulinienne du salut par la foi, frappant donc d'interdit et de
nullité les stratégies intéressées de
l'âme, refusant que l'on fasse son salut en se réclamant
du mérite de la volonté. C'est lui qui a véritablement
fait entrer la vie dans la gratuité pure, dans la catégorie
des fins en soi. Kant en est l'héritier direct. Par la foi
en Christ, dit Luther, la justice du Christ devient notre justice
car " le juste vit de la foi " . La justice qui justifie
l'injuste, le pécheur " est appelée justice de
Dieu " et elle est infinie. " Double est la justice des
chrétiens, écrit Luther dans son Sermon sur la double
justice, comme aussi est double le péché des hommes.
La première n'est pas de notre fait [
] C'est celle
par laquelle le Christ [le Logos ou Verbe éternel de Dieu]
est juste et justifiant par la foi ". " Cette justice,
qui n'est pas de notre fait " vient de Dieu et " s'oppose
au péché originel, qui n'est pas davantage notre fait,
naissant avec nous. " (ibid.p. 211). Elle est donnée
aux hommes " en tout temps dans le vrai repentir " . "
Cette justice est la première, le fondement, la cause, l'origine
de toute justice propre ou actuelle. Car elle est vraiment donnée
pour la justice originelle perdue en Adam. Luther énumère
les synonymes les plus fréquents de cette justice : force
de Dieu, miséricorde, vérité. " C'est
pourquoi dit-il l'apôtre (Paul) ose dire dans Galates I :
Ce n'est pas moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. "
Cette justice n'est pas notre fait : elle nous est infusée
par la grâce. " La seconde justice est nôtre et
nous est propre, non que nous la réalisions nous seuls, mais
parce que nous coopérons à l'autre, la première.
Elle est cette tendance aux bonnes uvres. " (ibid.p.211)
La justice de la volonté est au fond sa justesse, sa conformité
à l'ordre vrai, universel des choses, ce que veut dire exactement
" faire la volonté de Dieu. " "Cette justice
est uvre de la première justice, son fruit et ses conséquences
". Luther cite l'histoire de Simon le lépreux, ce "
pécheur qui se prenait pour un juste " (Luc 7) : "
installé dans sa justice, avec orgueil il jugeait et méprisait
Marie-Madeleine, dans laquelle il voyait la condition d'esclave.
" Tandis que ses bonnes uvres ont disparu de toutes les
mémoires, Luther fait remarquer que Marie-Madeleine "
n'est rien d'autre qu'une femme juste et élevée par
la gloire de la condition divine " qui est l'amour c'est-à-dire
la justesse suprême.(ibid.p.215) Ainsi, chaque fois que nous
nous louons de notre justice, " la justice uvre contre
la justice ". Si la justice de Dieu nous est donnée,
c'est afin de justifier, rendre juste, l'injuste, de pardonner,
non de condamner, de juger. L'expérience mystique de ce salut
par la " justice passive " ou réception de la grâce
divine justifiante est celle d'une régénérescence
de l'être entraînant celle de ses actes, mais "
la justice qui nous sauve ne vient pas de nous : [
] Ce n'est
pas celle qui germe dans notre terre, mais celle qui vient du ciel.
"
Toutefois, si Luther a tant insisté sur la gratuité
qui seule confère l'exacte orientation, la droiture de la
position de l'homme en ce monde, il a aussi insisté sur le
respect des règles morales, et en particulier du Décalogue,
sur le savoir et le respect de la loi en somme. Pour lui, "
la première signification, le premier usage des lois est
de contenir les impies
C'est pourquoi Dieu a institué
les magistrats, les parents, les éducateurs, les lois, les
liens et toutes les ordonnances de la cité afin que, faute
de mieux, ils lient les mains au diable
Cette coercition propre
à la cité est absolument nécessaire, elle est
instituée par Dieu, que ce soit en vue de la tranquillité
publique ou pour le maintien de toutes choses, mais surtout pour
que la marche de l'Evangile ne soit pas empêchée par
les désordres et les séditions" " Les hommes
publics [
] de par leurs fonctions, ne peuvent échapper
à leur devoir qui est de punir et de juger les méchants,
de protéger et de défendre les opprimés. "
Ce ne sont pas eux qui agissent ainsi : ils ne sont qu'au service
de Dieu car " Le magistrat ne porte pas le glaive pour rien.
" (Rm 13,4) Personne n'est magistrat pour soi-même, mais
pour les autres. Luther distingue alors trois sortes de particuliers
et d'affaires personnelles : ceux qui, très nombreux, demandent
vengeance (l'institution judiciaire est alors là " afin
que les personnes ne se vengent pas elles-mêmes " et
n'usent de violence les unes contre les autres en rendant le mal
pour le mal) ; ceux qui " sont les fils de Dieu, les frères
du Christ " qui empêchent toute vengeance " étant
plutôt prêts à perdre bien davantage " ;
les troisièmes enfin, semblables aux précédents
mais différents dans leur agir : ce sont ceux que l'Ecriture
appelle les " zélés " qui ne réclamant
pas leur bien exigent cependant le châtiment du coupable pour
son amélioration. Il faut être passé par le
second degré pour pouvoir accéder à ce niveau
" de peur de prendre pour du zèle ce qui n'est que colère[
]
La colère , en effet, ressemble au zèle, et l'impatience
à l'amour de la justice, à tel point que seules des
personnes tout à fait remplies de l'Esprit peuvent en faire
la différence. Le Christ a agi ainsi quand il fit des fouets
et chassa du temple les vendeurs et les acheteurs, Paul de même,
quand il écrit : Je viendrai vers vous avec un bâton
" (SDJ.p.218)
France FARAGO
Notes
1 Après l'effondrement du royaume du Nord (721
av.J.C.)
2 La tension entre la sagesse du monde et la "
folie " de Dieu et de ses envoyés structure la pensée
biblique, Nouveau Testament compris, qui, à cet égard,
n'innove pas mais prolonge la tradition d'Israël.
3 Le jumelage du droit avec le salut a son enracinement
le plus profond dans la conception h�bra�que de l'alliance, rapport
de Dieu � l'homme pens� sur le mod�le du rapport entre le roi et
son peuple. La justice (ts�daqah) est la mise en �uvre de la fid�lit�
� l'alliance. Dans cette fid�lit�, la justice de Dieu, en tant qu'action
de juger, procure au peuple de Dieu le droit et par l� le salut
-l'�mancipation de la servitude et du chaos- , d'autant plus qu'elle
est toujours suivie de mis�ricorde, de pardon . Les termes grecs
de s�ter (sauveur), s�t�ria (salut), s�t�rion (d�livrance) ont d'ailleurs
�t� introduits dans la Septante pour �lucider le sens de dikaiosun�
(la justice en grec).
4" Les justes sont ceux qui ont pratiqu� les �uvres
de mis�ricorde " proclame Matthieu (VI,19) : " Si votre justice
ne surpasse celle des Scribes et des Pharisiens� " (Mat.V,20) "
Je ne suis pas venu appeler les justes mais les p�cheurs " (LucV,32)
" La foi justifie " dit encore saint Paul.
5 Stanislas Lyonnet, La Vie selon l'Esprit, p.170
6 L'épisode de la femme adultère chez
Jean est plein d'enseignements : il est construit sur la distinction
entre la loi sociale, l'institution qui règle les mariages
qui s'effectuaient très jeune pour les femmes et pas toujours
selon leur vu, et la loi d'amour qui est la loi de vie. Le
Christ dans cette scène sait que c'est l'amour qui a poussé
cette femme à transgresser la loi sociale au péril
de sa vie, il sait aussi que c'est l'amour qui est le sens et le
commandement suprême. Il la renvoie donc après avoir
désarmé l'attroupement en lui disant " Moi non
plus je ne te condamne pas. Vas et ne pèche plus ! "
c'est-à-dire : ne transgresse plus la loi sociale, transgression
dans laquelle lui-même ne voit pas un péché,
comme dans toutes les transgressions que lui-même se permet.
7 La loi est bonne dans la mesure où on la
prend comme loi. En effet, comprenons bien ceci : la loi n'est pas
là pour le juste, mais pour les gens insoumis et rebelles,
impies et pécheurs, sacrilèges et profanateurs, parricides
et matricides, meurtriers, débauchés, pédérastes,
marchands d'esclaves, menteurs, parjures. " 1 Timothée
I, 8-10
8 Les Pharisiens étaient un mouvement à
la fois savant, populaire et d'une grande foi mais, comme dans tout
groupe humain, il se trouvait parmi eux des hypocrites qui théâtralisaient
la piété et s'autojustifiaient. De ce point de vue,
on peut dire que le Nouveau Testament est une cabale contre les
dévôts qui ont toujours quelque chose de faux.
9 Sermon sur la double justice, p.209, Pl�iade �uvrest.I
de Luther, Paris, 1999
10 Il cite Jean 11 (" Je suis la résurrection
et la vie ; celui qui croit en moi ne mourra jamais ") et Jean
14 (" Je suis le chemin, la vérité et la vie
")
11 Cours sur l'Epître aux Romains, Pléiade,
t.I, p.5
12 MLO, XVI, p.64-65
13 Sermon sur la double justice, Pléiade,.p.216
14 " Si l'homme public a une affaire personnelle,
il doit rechercher un autre magistrat que lui-m�me, car dans ce
cas, il n'est pas juge mais partie. "ibid. . p.217
haut de la page
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