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Dieu est caché dans le paysage
La fugitive apparition de lOratoire dans luvre
de Marcel Proust
Après la Première communion de Pierre Loti qui
inaugurait notre série sur la présence de lOratoire
du Louvre dans la littérature française, voici
une (très) brève citation de Marcel Proust dans
« La Recherche du Temps perdu » qui nous a été
signalée par Monsieur Henri Cuyolaa, un ancien paroissien
de notre église. Elle a inspiré à Anne
Biroleau-Lemagny une intéressante réflexion sur
le rapport de lécrivain avec Dieu.
Il manque un personnage dans
« La Recherche du temps perdu », à moins qu'il
ne se dessine en filigrane dans les références littéraires
liées aux Écritures. On ne trouve Dieu nulle part
chez Marcel Proust, hors les signes extérieurs de piété
de certains protagonistes. Les allusions à la religion sont
plutôt destinées à situer les personnages dans
un cadre social et politique. Leur appartenance est évoquée
parce qu'elle explique leur situation sociale, ou la contredit.
Swann est juif et dreyfusard, le duc et la duchesse de Guermantes
sont catholiques et antidreyfusards, la religion du narrateur lui-même
demeure opaque. Il n'est pas le double littéraire de Proust, mais une façon
nouvelle de dire "je", à partir de laquelle, Barthes
le fait remarquer, le roman peut enfin se construire. Qu'en est-il
donc de Proust? Bien que né d'un père catholique et
d'une mère d'ascendance juive, il est véritablement
l'enfant d'une éducation laïque. Baptisé et élevé
dans la religion catholique, il n'en demeure pas moins qu'il fréquentera
uniquement le lycée.
Soirée chez la Princesse
Sa posture est d'un agnostique, plutôt que d'un athée
(malgré les récupérations religieuses posthumes
et hagiographiques qui sont le lot de tout écrivain). Il
connaît l'Abbé Mugnier, stakhanoviste de la conversion
de célébrités, mais cela ne le fait aucunement
pencher vers l'inquiétude religieuse. Il cherche la transcendance
ailleurs, dans le culte de la beauté, de la création
artistique. Les récits de la mort de l'écrivain Bergotte
ou du musicien Vinteuil le montrent clairement. Cependant le Temple de l'Oratoire apparaît dans «
La Recherche », brièvement, et d'une manière
ironique. Le narrateur a enfin acquis la certitude qu'il est bien
invité à la soirée chez la Princesse de Guermantes,
véritable adoubement mondain. Il décrit alors, avec
une technique presque cinématographique (travellings, gros
plans, arrières plans, fragments de conversation car il existe
aussi une bande son) cette fameuse soirée dont le récit
occupe une bonne partie de « Sodome et Gomorrhe ».
La duchesse et le narrateur, environnés d'invités
triés sur le volet, discourent sur l'événement.
M de Charlus est en conversation glapissante avec la marquise de
Surgis le Duc et ses fils, tandis que Mme de Sainte Euverte, "vénérable
gambadeuse à la cuisse restée légère"
(le baron de Charlus dixit) cherche à rallier à la
cause de sa garden party annuelle les personnes en vue de la société
élégante. La surprise, car il se créée
un suspense dans ce long récit, sera de découvrir
que le Prince de Guermantes, bien que catholique acharné
et médiéval, est devenu dreyfusard.
Un « becquet » pour lOratoire
Ce fragment de texte est un "becquet", un ajout au manuscrit.
L'écriture proustienne fonctionne en effet sur le système
d'addition d'incises, les célèbres "paperolles"
pouvant atteindre un mètre de long qui se déploient
dans le manuscrit original et le rendent si spectaculaire. "On vit passer une duchesse fort noire que sa laideur et
sa bêtise, et certains écarts de conduite avaient exilée,
non de la société, mais de certaine intimités
élégantes. "Ah! sussura Mme de Guermantes, avec
le coup d'il exact et désabusé du connaisseur
à qui on montre un bijou faux, on reçoit ça
ici!"
Sur la seule vue de la dame à demi tarée, et dont
la figure était encombrée de trop de grains de poils
noirs, Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de cette
soirée. Elle avait été élevée,
mais avait cessé toutes relations avec cette dame ; elle
ne répondit à son salut que par un signe de tête
des plus secs ; "Je ne comprends pas", me dit-elle comme
pour s'excuser " que Marie-Gilbert [la princesse de Guermantes]
nous invite avec toute cette lie. On peut dire qu'il y en a ici
de toutes les paroisses. C'était beaucoup mieux arrangé
chez Mélanie Pourtalès. Elle pouvait avoir le Saint
synode et le temple de lOratoire si ça lui plaisait,
mais au moins on ne nous faisait pas venir ce jour là »
Une cousine protestante
En somme la société élégante des people
de l'époque ne saurait se commettre que très exceptionnellement
avec le monde non catholique, Swann étant l'exception qui
confirme la règle. Une autre allusion au protestantisme est
faite sous une forme assez caricaturale dans le passage suivant,
situé cette fois dans le chapitre II. "Tel jeune peintre, élevé par une sainte cousine
protestante, entrera la tête oblique et chevrotante, les yeux
au ciel, les mains cramponnées à un manchon invisible,
dont la forme évoquée et la présence réelle
et tutélaire aideront l'artiste à franchir sans agoraphobie
l'espace creusé d'abîmes qui va de l'antichambre au
petit salon. Ainsi la pieuse parente dont le souvenir le guide aujourd'hui
entrait il y a bien des années, et d'un air si gémissant
qu'on se demandait quel malheur elle venait annoncer, quand à
ses premières paroles on comprenait comme maintenant pour
le peintre qu'elle venait faire une visite de digestion ».
Anne Biroleau-Lemagny
PROUST (Marcel). « La Recherche du temps perdu. Sodome
et Gomorrhe »
Ed. Gallimard, coll. Quarto, p.1264 et 1439
Ed. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade,
Ed. établie par Pierre Clarac, tome 2, p. 672
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