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A propos d’Auschwitz
et du devoir de mémoire

 

La poétesse Witslaya Szymborska, dans un de ses poèmes, reprend le thème biblique de la femme de Loth , qui fut changée en statue de sel en se retournant sur le spectacle de la ville de Sodome au moment de sa destruction, alors qu’elle avait reçu interdiction de le faire. Et le poème évoque, sous forme de variations, les raisons qui ont pu pousser la femme de Loth à accomplir ce geste. Curiosité, regret du passé, compassion, espoir, désespoir, colère, vengeance, mouvement involontaire, avec art la poétesse nous laisse dans un questionnement qui fait réfléchir. Pourquoi se retourne-t-on sur la vision, passée ou présente, de l’horreur ?

Le devoir de mémoire ne peut unifier toutes les complexités de la psychologie humaine sous la forme de la seule intention juste. Et obéir à la demande de ne pas oublier laisse entière la question de savoir à quel niveau de la mémoire, de la conscience, et même de l’être on met ce qu’on n’oublie pas. Les commentaires juifs des Pères nous avertissent d’être prudents dans la contemplation du malheur, et si eux-mêmes le voient comme action de la Toute-puissance divine, alors que nous le voyons plutôt comme un signe de son absence, il est bon de retenir que « nul n’a le droit de s’enhardir à le dévisager impunément.»

Car il faut s’interroger : Où la mémoire de l’inhumain, où Auschwitz peuvent-ils habiter en nous ? Je ne parle pas ici des déportés rescapés ni de leurs descendants, car seuls ils savent comment ils vivent cette question terrible, mais de tous ceux qui, comme moi, ont un jour découvert, entendu, lu des témoignages, des récits, des poèmes, des films, qui ont marqué dans leur vie, leur pensée, leur spiritualité, une césure indépassable.

On ne saurait réduire le devoir de mémoire au devoir d’histoire, ni le satisfaire des seules cérémonies commémoratives ou de la préservation des lieux témoins. Même si l’histoire, les commémorations et les lieux sont éminemment nécessaires. Mais alors il faut s’interroger sur les injonctions implicites que recouvre le devoir de mémoire. De quoi s’agit-il ? L’injonction la plus évidente est d’ordre éthique ; c’est le « plus jamais ça ! ». Mais quand on dit cela, on achoppe sur trois problèmes.

Le premier est celui de la négation ou de la relativisation de la Shoah, qui décrébilise à la racine l’injonction éthique. Si les chambres à gaz n’ont pas existé, le « plus jamais ça » perd tout son sens. Le second problème, c’est que l’expérience montre que ni l’histoire ni la mémoire n’ont jamais protégé les humains de recommencer des atrocités. Et le troisième problème, c’est le retournement de l’injonction « plus jamais çà » contre les victimes elles-mêmes ou leurs descendants, accusés de se transformer en bourreaux nazis contre les Palestiniens.

Donc l’injonction éthique, évidemment nécessaire, ne suffit pas à donner une véritable assise au devoir de mémoire. Et il faut qu’elle s’appuie sur une injonction plus profonde, qui est d’ordre spirituel. Or, par rapport à la Shoah, celle-ci n’a d’autre formulation que le « souviens-toi ! ». Et le non-juif peut se trouver démuni face à cette injonction, sauf à lui répondre par un engagement toujours plus fort dans l’écoute, la lecture, l’approfondissement des témoignages, de la réflexion et de la compréhension. Cependant il s’agit là d’une véritable épreuve spirituelle qui ressortit de la décision personnelle et que tout le monde ne peut vouloir traverser, à cause de ce qu’on y découvre et qui est au-delà de toute expression.

On pourra donc comprendre que d’aucuns hésitent ou s’en préservent, pas forcément pour de mauvaises raisons. Car un danger insidieux guette celui qui s’aventure sur ce chemin : c’est d’entrer dans une relation passionnelle avec la Shoah, qui peut se traduire par une fascination morbide, ou encore donner lieu à un processus d’identification très problématique avec les victimes. Comme symbole de ce processus d’identification, qu’on songe par exemple aux arguments de certains chrétiens voulant justifier le fameux Carmel d’Auschwitz et la présence de la Croix du Christ, porteuse et récapitulatrice de toutes les souffrances humaines passées et présentes : puisque le Christ a souffert pour toute l’humanité, ne doit-il pas être a fortiori présent là où son peuple a tant souffert ?

Mais à un moindre niveau de gravité, la triste affaire de Carpentras en 1990, où des tombes juives furent profanées, donna lieu à de grandes manifestations nationales de protestation, où l’on put se féliciter de voir juifs et non-juifs au coude à coude. Je me souviens seulement avoir éprouvé un profond malaise, à l’époque, en découvrant des manifestants non-juifs, dont certains membres du gouvernement, arborer l’étoile jaune. Certes, le roi du Danemark et certains de ses sujets avaient déjà pris cette initiative, mais c’était par solidarité avec les juifs menacés pendant la guerre.

Cinquante ans plus tard, ce geste, qui se voulait évidemment bienveillant, n’en était plus que la caricature, et semblait donner l’illusion qu’on peut porter la souffrance de l’autre à sa place. Mais un jour, avais-je pensé à l’époque, ne risque-t-on pas de faire payer aux juifs les larmes qu’on verse aujourd’hui sur eux ? Je n’avais alors aucune idée de la vague d’antisémitisme qui réapparaîtrait dans notre pays, ni de ses formes nouvelles.

Si le « souviens-toi » est une injonction d’ordre spirituel, il ne peut en aucun cas être interprété dans ce sens fusionnel où il serait possible d’habiter la souffrance d’Auschwitz à la place -ou même comme- de ceux qui ont souffert à Auschwitz. Il invite au contraire à une extrême pudeur, voire à l’apprentissage d’une certaine forme de silence. Et la fidélité qu’il propose n’est pas un ressassement de la mort, mais un appel à découvrir ce que signifie la mémoire juive. Pas seulement la mémoire malheureuse, mais aussi la mémoire heureuse. Autrement dit, ce qui s’impose comme naturellement au non-juif qui répond à l’injonction « souviens-toi », c’est l’apprentissage et la protection de ce qu’Auschwitz a voulu anéantir : non seulement des femmes, des hommes et des enfants juifs, mais le cœur de la parole juive, qui est justement : « Ecoute Israël ! Souviens-toi ! »

Et le non-juif découvre alors que dans le judaïsme le nom de Dieu n’est pas prononçable. Et s’il ne comprend pas pourquoi, il le sent, et il sent que c’est juste. Car dans ce « Ecoute Israël ! Souviens-toi », il est davantage question de l’homme que de Dieu. Et justement à Auschwitz il ne peut être question de Dieu tant la question de l’homme sature tout l’espace. C’est ce qui fait qu’il est égal en l’occurrence qu’on se déclare athée ou croyant. Parce que dans cet itinéraire-là du « souviens-toi » on partage le même atterrement, et on entend le même appel à ne regarder rien que l’homme.

Dans ce qu’il est appelé à ne plus jamais être, c’est-à-dire celui qui a commis « cela ». Et dans ce qu’il est appelé à toujours devenir, c’est-à-dire celui qui a écouté, qui écoute et qui écoutera qu’ « esclave en Egypte il a été libéré de l’esclavage », et qui s’est souvenu, se souvient et se souviendra que cette libération le rend responsable à jamais de son frère humain quel qu’il soit.

L’injonction « souviens-toi » faite au non-juif le conduit donc , non seulement à se recueillir devant l’indicible, à participer au maintien de la mémoire des victimes, à faire connaître les témoignages des rescapés, mais aussi à boire à la source de la vie juive, qui n’est pas que cette terrible destinée entretenue par le séculaire antijudaïsme et l’antisémitisme, mais aussi cette histoire plus précieuse que l’or, cultivée et transmise de génération en génération et à travers toutes les persécutions. Et de fait, il existe un nombre significatif de personnes non-juives qui, ayant entendu l’appel à se souvenir de la Shoah, ont vu s’ouvrir devant elles un chemin qui les a conduites à la rencontre et à l’étude de la pensée et de la mémoire juives.

Alors l’injonction spirituelle « souviens-toi ! » peut véritablement servir de socle à l’injonction éthique « plus jamais ça ! » car il ne s’agit plus d’un évènement à empêcher – ce qui est de l’ordre du vœu pieux- mais d’un homme à éduquer et à encourager dans son devenir humain, ce qui relève de la responsabilité-.

Si les commémorations sont nécessaires, ainsi que les lieux de mémoire, et le travail des historiens, nous devons cependant rester attentifs à ce qu’ils ne génèrent pas une banalisation ou une moralisation à bon marché du devoir de mémoire. De même, un bruyant « plus jamais ça ! » ne doit pas nous rendre sourds à l’injonction discrète, car tout à fait personnelle, du « souviens-toi !», tout en sachant que « nul n’a le droit de regarder le malheur impunément », et que pour ne pas être changé en statue de sel, comme la femme de Loth, il s’impose de vaincre à tout prix la fascination morbide du malheur en choisissant la vie, et en buvant à sa source. C’est alors que l’exterminateur est vaincu.

Florence Taubmann

 

 

 

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Article tiré du bulletin de l'Oratoire du Louvre à Paris

 


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