"Là, les eaux sont abondantes"(Jean 3:22-30) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du dimanche 12 octobre 2014 à l'Oratoire du Louvre On peut le tourner comme on veut, c'est de la concurrence déloyale. Jésus a beau être arrivé après Jean-Baptiste, le voilà qui fait exactement la même chose que lui, au même endroit, sur son propre terrain. Et il a davantage de succès : « tous vont vers lui », disent les disciples de Jean-Baptiste. Mais comme toujours, et comme pour nous aussi, la vérité est difficile à débusquer. On argumente, on tient à avoir raison, on discute sans fin – ici, les disciples de Jean ont tout un débat théologique sur la purification – alors que le vrai problème est du côté de la jalousie, de la rivalité, de la compétition. Préoccupations à nouveau mentionnées après notre texte, en introduction au dialogue de Jésus avec la Samaritaine : Jésus faisait plus de disciples, et en baptisait plus que Jean. Et voilà. Dès qu'on est dans la comparaison, la jalousie se réveille, ou plutôt, la douleur d'exister moins que l'autre, douleur qui amplifie et déforme la réalité. Tous vont vers lui ? C'est faux. Le texte dit clairement : il y avait aussi Jean qui baptisait. Même souffrance, non-dite, quelques chapitres plus loin, quand pour introduire le récit de la femme adultère, l'évangéliste mentionnera le succès de Jésus : tout le peuple venait vers lui (Jean 8 :2). Brûlures muettes de la jalousie pour les scribes et les pharisiens : plus personne n'allait vers eux. Les personnages bibliques ne sont-ils pas nos miroirs ? Ils nous renvoient à nous-même. Je vous propose pour un petit moment de nous mettre dans la peau des disciples de Jean-Baptiste. Ils s'identifient à leur maître, et devant la réussite de Jésus, on dirait qu'ils se sentent menacés de disparaître, en même temps que lui. Est-ce un hasard si l'évangéliste évoque justement à ce moment-là sa prochaine arrestation ? Jean n'avait pas encore été jeté en prison. Ils sont donc menacés de disparaître parce que Jésus a pris toute la place. Puis, pour eux comme pour nous, quand nous sommes en proie à ce vertige qu'est la jalousie, c'est tout ou rien. Ou c'est lui, ou c'est moi. C'est elle, ou moi. Il n'y a pas de place pour les deux. Comment guérir d'un sentiment douloureux qu'on a appris à minimiser, à passer sous silence, dont on nous a fait honte en l'appelant un vilain défaut ? Nous sommes nombreux, je pense, à connaître de l'intérieur cette souffrance de n'avoir aucune valeur, d'être anéanti par l'existence de l'autre, quand bien même nous avons une place dans la société. C'est qu'elle peut avoir des racines très anciennes, cette souffrance. Il y a la disgrâce de l'aîné à la naissance du cadet, ou la préférence marquée des parents pour l'autre enfant. Il y a les éducations basées sur la comparaison, ou encore les circonstances de vie où l'enfant s'est senti rejeté, mis de côté. Et ce qui n'arrange rien, c'est la société dans laquelle nous vivons, qui est essentiellement basée sur la comparaison, la rivalité, la compétition, et qui vient régulièrement raviver notre blessure. Mais l'évangéliste insiste beaucoup : il y a assez d'eau pour que tous les deux baptisent. On dirait que l'eau est omniprésente. Il en est question sept fois dans le texte : Jésus baptisait ; Jean baptisait ; Aïnone signifie en hébreu « les sources » ; les eaux abondantes ; pour se faire baptiser ; la purification ; et le voilà qui baptiste. Donc, sept mentions ou allusions à l'eau. Sept, dans le judaïsme, c'est le chiffre de la complétude, de la perfection, de la plénitude. Et nous aurons en écho à la fin du texte, la joie complète, justement, parfaite, pleine, de Jean. Il me semble donc que l'enjeu du texte, c'est vraiment de nous sentir comblés, dans une plénitude, de nous sentir bénis, tels que nous sommes, sans avoir besoin de rien d'autre, sans qu'on nous mette de la pommade. Juste complets, bénis, tels que nous sommes. Maintenant, souvenons-nous de la portée symbolique de tout ce qui est dit dans le Bible, et en particulier dans l'évangile de Jean. La Traduction Œcuménique de la Bible indique que la localisation de Salim est incertaine, et que cette information concernant Aïnone est inconnue des trois autres évangiles. Il nous faut donc entendre tout cela au deuxième degré, dans la dimension symbolique, de la profondeur. Aïnone, « les sources » en hébreu, n'est-ce pas l'eau vive en abondance ? Et précisément, juste après, Jésus va parler à la Samaritaine d'une eau vive intarissable. Ici, l'évangéliste nous dit : il y avait aussi Jean qui baptisait à Aïnone, près de Salim, parce que là, les eaux sont abondantes. Autrement dit, il y a assez d'eau pour lui et pour Jésus, si nous sommes sensibles à la dimension symbolique du texte, donc de la source. Tout ça, c'est bien beau. Chacun peut le comprendre. Mais comment allons-nous trouver la paix au plus profond de nous, quand nous n'avons pas eu notre plein de cet amour, de cette bienveillance qui valorise l'être, indépendamment des actes et de toute performance ? Et là, j'ai envie de vous partager ce que j'ai moi-même vécu en préparant ce message. C'est que je me suis dit : écoute-le en pratiquant cette ancienne pratique qu'on appelle la lectio divina, qui remonte aux débuts du christianisme. Donc j'ai écouté le texte plusieurs fois, je l'ai laissé descendre profondément, dans le silence. Et là, tout à coup, il y a eu une petite phrase qui est venue me percuter, me toucher, et je dirais même me bouleverser, au point que j'en ai eu les larmes aux yeux. Et c'était : « là, les eaux sont abondantes ». Je l'ai répétée intérieurement, parce que j'ai vraiment senti qu'il y avait comme ce que Jésus appelle dans d'autres endroits le point d'impact : le Royaume de Dieu vous a touché, vous a atteint, vous a rejoint. C’est comme s'il y avait un point d'impact, c'est comme si tout à coup, là, à l'écoute de ce texte, il y avait eu, à ce moment précis, un moyen qu'a eu Dieu de venir me rejoindre profondément, jusque tout au fond. « Là, les eaux sont abondantes. » Et j'ai répété cette phrase plusieurs fois, et depuis, j'avoue qu'elle m'habite beaucoup, cette phrase – « là, les eaux sont abondantes » – surtout quand il y a justement cette incertitude, sur moi, sur ce que je vaux, sur mes performances, mes actes, etc. Quand je doute de moi, un peu ou beaucoup, il y a cette phrase qui me remet dans le courant : « là, les eaux sont abondantes ». Je vous propose de creuser un peu ce « là, les eaux sont abondantes ». C'est que quand le vertige de la jalousie ou de la comparaison, ou le vertige qui vient après toute déstabilisation, finalement, qui nous fait douter de nous, de notre valeur infinie aux yeux de Dieu... Eh bien, nous pouvons nous arrêter à ce moment-là, fermer les yeux et répéter cette petite phrase, comme une prière du cœur qu'on pratique selon la tradition orthodoxe, ou comme un mantra, diront des personnes dans d'autres spiritualités. Répéter cette petite phrase comme une prière du cœur : « là, les eaux sont abondantes ». Et je vous le propose, parce que vraiment, c'est quelque chose qui, en tout cas pour moi, m'apporte l'apaisement, progressivement. « Là, les eaux sont abondantes. » Il y a de l'eau pour tout le monde. Tout le monde peut recevoir cette eau en abondance. Maintenant, la réponse de Jean peut être écrasante, parce que, dans un premier temps, ça peut être assez déprimant d'être confronté à quelqu'un qui est un modèle d'humilité, une personne qui est complètement dépréoccupée de son ego, alors que nous bataillons avec cela. Mais je pense que nous pouvons remarquer combien le langage de l'évangéliste Jean est non-religieux, que c'est un langage qui peut parler à tout être humain, y compris aux non-croyants que nous sommes aussi parfois, et même souvent. Les mots « baptisé », « purification », ont complètement disparu dans la réponse de Jean-Baptiste. Il ne mentionne ni Dieu, ni le Père, ni le Seigneur, mais seulement le ciel. Somme toute, on dirait aujourd'hui la transcendance. Il commence par parler d'un être humain : un être humain, dit-il, ne peut rien prendre qui ne lui ait été donné du ciel. Et il termine par une mini parabole, sur un marié et l'ami du marié, donc une histoire de tous les jours. Nous donnerions chers pour être comme lui, assez stable à la place qui est la nôtre, dans notre identité, dans notre vocation propre, et être assez assuré d'exister tel que nous sommes, pour être capable de parler de manière aussi ouverte, aussi accessible et accueillante à toute personne désireuse de grandir. Quel est le secret de Jean-Baptiste ? Il est différencié de Jésus. C'est d'autant plus frappant que l'histoire commence par la plus grande confusion : même activité, même endroit, même population en demande de baptême, même vocation, apparemment. Mais quand on est dans le même, on se compare. Et lui n'en est plus là. La petite parabole vient au bon moment pour nous éclairer. Quand nous sommes invités à un mariage en tant qu'ami ou parenté du marié comme dans cette petite parabole, nous acceptons très bien de ne pas être au centre de la fête. Pourquoi ? Parce que nous avons notre place, notre place d'ami, de sœur, de père, de témoin, d'organisateur de la fête, etc. Nous n'avons pas le sentiment que le marié nous fait de l'ombre. Les eaux sont abondantes, pour lui, le marié, comme pour nous, pour chacun de nous. Il y a de la joie pour tous les deux. Et ça ne se compare pas. Pour chacun, la joie est pleine, complète, comblante. Cette joie est la mienne, dit Jean-Baptiste, elle est imprenable. Nous voyons maintenant qu'être baptisé, c'est être différencié, mis à part. « Je t'ai appelé par ton nom, tu es à moi », dit-on de la part de Dieu au moment où l'on baptiste quelqu’un. « Tu es toi, unique, devant moi, le tout autre. Ta place dans la grande église est marquée à tout jamais », nous venons de l'entendre, « personne ne te la prendra jamais même si tu t'en éloignes ». Vois, « ton nom est écrit sur la paume de mes mains ». C'est dans la liturgie de baptême. Alors, dans la réponse de Jean, un seul mot appartient au langage religieux, c'est le mot « le Christ » : « moi, je ne suis pas le Christ ». Mais en araméen, dans la langue de Jean, de l'évangéliste, le Christ c'est le Messie, celui qui vient nous libérer. Moi, je ne suis pas le Libérateur, mais je suis envoyé devant lui. Jean a été différencié, confirmé dans son identité indestructible, pour pouvoir suivre son propre chemin, répondre à sa vocation personnelle, se laisser envoyer et accomplir ce qu'il avait à accomplir dans sa vie, qui est unique et irremplaçable. Il est non-interchangeable, si lui ne fait pas ce pour quoi il a été envoyé, personne ne le fera : c'est son chemin à lui. Et là, nous pouvons aussi nous identifier à lui et devenir ce que l’on appelle dans le langage biblique des envoyés devant le Christ ; on pourrait dire, en langage d'aujourd'hui, des marcheurs devant le Libérateur. C’est littéralement cela. Alors, quand la jalousie nous fait douter de notre existence, il est bon que nous nous recentrions sur ce à quoi nous sommes appelés, nous et pas quelqu'un d'autre. Qu'est-ce que Dieu me pousse à réaliser aujourd'hui, demain ; vers qui, vers quoi m'envoie t-il, moi et personne d'autre ? De quelle manière est-ce qu’il m'envoie en quelque sorte devant le Libérateur, pour aider les autres à se libérer, à suivre un chemin de libération ? Personnellement, j'aime bien l'idée qu'il nous envoie préparer le terrain. Préparer le terrain, ce n’est peut-être pas grand chose, mais c'est déjà pas mal. Préparer le terrain pour que les autres puissent s'ouvrir petit à petit à cette bienveillance libératrice qui vient vers eux, pour qu'ils puissent entendre petit à petit cette voix qui les entraîne vers un chemin de vie, sur un chemin de libération vers leur apaisement. Et être dans la joie quand les autres rencontrent ce vivant qui les fait sortir de leurs prisons, de leurs enfermements, de leurs tourments. Être heureux de nous retirer, nous aussi, et de nous mettre en retrait, pour favoriser cette rencontre. Mais voilà que Jean termine en disant : « il faut qu'il grandisse, et que moi je diminue ». On dirait que l’on retombe dans la comparaison : lui en haut, et moi en bas. Lui qui va occuper définitivement le terrain, et moi contraint de fuir ou de m'écraser. Belle peau de banane, si c'est ça ! Mais on peut entendre ce « il faut » autrement. Ça pourrait être cette force irrépressible qui nous vient quelques fois du dedans, comme quand on dit : j'ai fait ça ou j'ai dit ça, c'était plus fort que moi. Comme dans la célèbre parabole de Luc 15, quand le père de la parabole, après le retour du fils cadet, dit : il fallait se réjouir, c'était plus fort que moi. Organiser la fête, ça s’est imposé à moi. Et ici, Jean dirait : quelque chose ou quelqu'un me pousse de l'intérieur à lâcher mon ego, mes préoccupations qui me ramènent à moi. Quelque chose ou quelqu'un me pousse à laisser Jésus prendre toute la place, à le laisser grandir en moi aussi, et je sens bien que c'est le chemin de ma propre joie. Alors, ça ressemble à une naissance. La mère consent à ce que l'enfant grandisse en elle, et ensuite hors d'elle ; elle consent ensuite à diminuer dans son rôle de mère pour se réjouir finalement que son enfant vive sa vie et trouve sa place en dehors d'elle, indépendamment d'elle. Il faut qu'il croisse, et que moi je diminue. Nous sommes là au début de la vie publique de Jésus. Il vient de parler longuement avec Nicodème, un notable juif parmi les autorités religieuses, membre du Sanhédrin, le tribunal juif – bref, un homme en haut de l'échelle sociale. Et juste après notre récit, Jésus aura tout un dialogue avec une Samaritaine, membre d'un peuple méprisé par les juifs, vivant elle-même en concubinage après avoir eu cinq maris – en somme une femme en bas de l'échelle sociale. Eh bien, entre les deux, que fait notre texte ? Il conteste le principe même d'une échelle sociale. Et il nous donne de l'énergie, à nous qui aspirons à sortir de la comparaison, pour goûter la joie d'être bénis tels que nous sommes, irremplaçables. Je nous souhaite, je vous souhaite, à chacun et chacune, et je nous souhaite à tous, de revenir régulièrement à ce lieu-dit qu'on appelle Aïnone, « les sources », et à y entendre comme un murmure sans fin, aujourd'hui, demain, et chaque jour de notre vie : « là, les eaux son abondantes ».(Ce texte a gardé le style oral et n’a pas été relu par l’auteure, Vous pouvez réagir sur le blog de l'Oratoire |
Pasteur dans la chaire de
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