Déverrouillons Lazare du conformisme et du passéisme(Jean 11:1-43) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du dimanche 2 novembre 2014 à l'Oratoire du Louvre Chers frères et sœurs, les protestants ont un rapport ambivalent à la mort. D’une part ils font valoir le radicalisme de Jésus « laisse les morts ensevelir leurs morts (Lc 9/60) et, d’autre part, ils ne traitent pas leurs morts comme de simples objets hors d’usage, mais ritualisent le temps du deuil. Les protestants ont un rapport à la mort en forme de « ni ni » : ni fascination à l’égard de la mort, ni déni de la mort. La mort ne submerge pas la vie chrétienne, pas plus qu’elle n’est reléguée hors de l’histoire. La mort est envisagée comme l’un des éléments constitutifs de la vie, dont on peut parler, dont les textes bibliques parlent. Ici, Jésus aborde la question de front avec ses disciples sur la base d’un malentendu qu’il fallait dissiper à l’époque où l’évangile selon Jean voyait le jour et qu’il faut dissiper génération après génération, aujourd’hui encore. Le malentendu porte sur la réalité de la mort. Dans le cas présent, est-il question d’un assoupissement, auquel cas il n’y a pas lieu de s’inquiéter, ou s’agit-il d’une mort au sens physiologique du terme avec l’arrêt des fonctions vitales, essentiellement le cœur et le cerveau ? S’il ne s’agit que d’un assoupissement, d’un endormissement, les disciples considèrent que ce n’est pas grave, que cela s’arrangera : « s’il s’est endormi, il sera sauvé » disent-ils, comme nous pourrions dire à un ami « repose-toi, ça ira mieux après ». Mais Jésus les reprend, en leur disant que c’est beaucoup plus grave que cela, qu’il s’agit bien de mort et que, naturellement, cela n’ira pas mieux après. Mais en disant que c’est grave, que ce n’est pas seulement un état passager, en rapportant l’état de Lazare à la mort, je ne pense pas que Jésus parle de la mort au sens biologique du terme. Et, plus loin, lorsque Lazare sortira du lieu où il a été ligoté avec des bandelettes, ce ne sera pas le résultat d’une réanimation de ses fonctions vitales par un Jésus qui serait alors un thaumaturge. Trois éléments me conduisent à penser cela : tout d’abord Marthe avertit Jésus que Lazare sent déjà, autrement dit que la décomposition a déjà commencé. Dans ces conditions, Lazare n’aurait pas pu sortir seul, sans être soutenu. Ensuite, il est ligoté, pieds et mains liés, le visage recouvert d’un suaire. Dans ces conditions, il n’est pas possible de se mouvoir. C’est un deuxième indice textuel pour nous prémunir d’une lecture qui ferait de la mort de Lazare une mort clinique et de sa sortie une réanimation surnaturelle. Evidemment, ces deux remarques ne valent que dans un contexte où les lois de la physique sont respectées. Si nous considérons que Jésus est en mesure de défier ces lois et de les soumettre à sa volonté, nous pourrions alors envisager qu’il a réussi ce tour de force qui consiste à déplacer un corps décharné et sanglé par la seule force de sa volonté. Mais le texte ne nous emmène pas dans cette voie : ce n’est pas Jésus qui est réputé avoir sorti Lazare de sa tombe ; le récit déclare que c’est Lazare qui est sorti, sans aide extérieure. Jésus n’est donc pas présenté comme détenteur de pouvoirs surnaturels qui mettraient à mal les lois de la physique. Le troisième élément qui me conduit à penser que ce récit ne rapporte pas un fait historique que les contemporains de Jésus auraient pu voir tel qu’il est rédigé, et qui me semble le plus décisif, c’est qu’aucun autre évangéliste ne rapporte cet épisode. Un événement aussi considérable n’aurait pas pu être mis de côté par les autres évangélistes qui n’ont pas hésité à raconter des résurrections. Aussi, ignorer la résurrection de Lazare dont la mort avait tiré des larmes à Jésus, et dont le récit est tellement plus saisissant que les autres, va dans le sens d’une rédaction d’un texte qui se focalise sur un message à révéler plutôt que sur l’historicité d’un fait survenu à un moment précis. Je reviens sur le malentendu entre Jésus et les disciples. Le malentendu n’est pas, selon moi, que Jésus aurait dit que Lazare serait cliniquement mort alors que les disciples auraient compris, dans un premier temps, qu’il était juste endormi. Le malentendu est que Jésus dit bien que Lazare est comme endormi, assoupi, et que pour les disciples, cela ne semble pas si grave. Lazare souffre d’asthénie dit le texte grec au premier verset. Il est faible, incapable de quoi que ce soit. Il est comme entravé. Il est comme ligoté par des bandelettes qui l’empêchent de quoi que ce soit. Lazare est empêché d’exister car il est confiné dans son corps, il est réduit à son pauvre corps qui est devenu son dernier territoire, un territoire dont la frontière a été fermée, nous allons le voir, à double tour. Et cela n’est pas moins grave qu’une mort clinique. Je serai plus précis. Cela est plus grave qu’une mort clinique car c’est sur cet aspect que nous, les vivants, pouvons réellement intervenir. Cette situation est grave aux yeux de Jésus qui ne retiendra pas ses larmes et qui va intervenir pour métamorphoser la situation, ce verrouillage à double tour de l’existence de Lazare. Le conformismeLe premier mal dont souffre Lazare, selon l’évangéliste Jean, le premier verrouillage de sa vie, c’est le conformisme qui règne au sein de la famille composée de Lazare, Marthe et Marie. Je relève deux éléments qui nous disent la nature du problème. Tout d’abord, Lazare n’est jamais nommé par les deux autres membres de la famille. Elles ne le désignent que par ses relations « celui que tu aimes », « mon frère », jamais par son nom contrairement à Jésus qui, non seulement l’appellera par son nom, ce qui sera l’élément décisif à la fin, mais qui le nomme également lorsqu’il parle de lui avec ses disciples « Lazare, notre ami (v. 11) » ou « Lazare est mort (v. 14) ». Lazare meurt de n’avoir pas d’existence propre, de n’être ici considéré que dans sa relation aux autres. La relation aux autres est essentielle, nous le rappelons suffisamment : nous ne pouvons pas exister sans l’appel à la vie que l’autre me lance ; ce sera d’ailleurs encore le cas ici, par l’appel final lancé par Jésus. Mais nos relations interpersonnelles ne devraient jamais effacer notre personnalité. Nous ne devrions jamais entrer dans un rapport fusionnel qui nous dissoudrait dans le grand tout de la vie. Nous sommes détenteurs d’une altérité radicale ; si cette altérité radicale est gommée par le jeu de rapports humains étouffants, nous cessons de vivre et nous devenons prisonniers de la relation. Nous devenons même une sorte d’objet aux mains de celui qui nous tient. Je dirais que Marthe et Marie disent « mon frère » comme nous pourrions dire « ma voiture », « mon pasteur », « mes paroissiens », « mon conjoint », « mon enfant »… En le nommant, à la fin du récit, Jésus rétablit Lazare dans son identité propre. Ce conformisme se lit aussi dans les phrases stéréotypées que Marthe et Marie disent à Jésus « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort » (vv. 21, 32). Copie conforme dans ce que nous pouvons entendre comme une confession de foi plutôt qu’un reproche : la reconnaissance de la puissance vivifiante de Jésus et non uniquement le reproche qu’il n’a pas été là au bon moment. Comment ne pas se sentir prisonnier d’un carcan familial quand rien ne dépasse, quand tout le monde répète la même doxa ? Comment ne pas dépérir, avoir le sentiment d’être véritablement mort quand il n’y a pas la moindre place pour de la différence, pour une autre manière de dire les choses et donc de voir les choses, la vie, les autres, et donc une autre manière d’être, une autre manière de vivre, la possibilité même d’exister. « Lazare, sors ! » Sors de cette caverne, sors de cette cellule, sors de ce corps, sors de cette surdétermination, sors de ce semblant de vie, sors de cette répétition infinie, de ce cercle vicieux, de ce sens giratoire de la vie. Sors ! Ne reste pas confiné là où tu ne connais que l’ombre de la vie. Sors ! Ne reste pas assigné à résidence. Sors comme Abram est sorti de sa famille ou comme le peuple hébreu est sorti de l’Egypte, image de la servitude, de la vie soumise à l’esclavage. Oh oui, l’assoupissement, l’asthénie, est une chose grave qui demande que l’entourage s’en soucie sérieusement. La mémoireLe deuxième mal dont souffre Lazare, le deuxième verrouillage, c’est la mémoire. Sa mémoire est viciée. Le texte biblique, en disant que Lazare a été mis dans une tombe, dit qu’il a été placé dans un mnèméion. Nous retrouvons cette racine dans la langue française avec le mot mnémotechnique : elle signifie la mémoire, le souvenir. Lazare a été mis dans un mémorial et une pierre a été placée à l’entrée : il ne risque pas d’en réchapper. Nous pouvons donc lire, également, que Lazare est enfermé dans la mémoire. Quel avenir possible pour quelqu’un qui est enfermé dans la mémoire ? Quel avenir possible pour quelqu’un qui ne ferait pas autre chose que commémorer le passé, qui ne ferait pas autre chose que vivre de la mémoire, qui ne vivrait que dans les souvenirs ? L’ambivalence des protestants à l’égard de la mort pourrait s’appliquer de la même manière à l’égard de la mémoire : il n’y a pour nous ni fascination, ni déni du passé. Se souvenir de tout ou ne se souvenir de rien serait aussi tragique. La mémoire est un élément constitutif de notre vie, mais la mémoire n’est pas notre patrie, pas plus que la mort. La mémoire, le passé, ne sont pas non plus nos juges, notre Dieu, notre fonds de commerce. « Lazare, sors ! » sors du cachot du passé. Car si nous restons enfermés dans le passé, dans la mémoire, alors nous nous isolons dans une histoire non seulement révolue, mais sans acteurs. Vivre dans la mémoire, le passé, nous sépare de nos contemporains car, si nous vivons dans la seule mémoire du passé, nous ne sommes plus dans le même temps que les vivants qui, eux, orientés vers ce qui est à venir, tutoient le présent. Ouvre ton regard sur ton présent qui est le lieu qu’il faut investir, dès à présent, puisque demain nous mourrons. C’est aujourd’hui que je vais ressusciter Lazare, Jésus fait-il comprendre à Marthe qui, elle, était coincée dans un avenir sans présent (vv. 24-26). Jésus permet à chacun de réinvestir le présent, qui est notre véritable patrie, le bon lieu pour s’épanouir, le bon lieu pour s’investir de tout son être. Jésus coupe court à cette eschatologie qui est devenue l’attente passive d’un jour où tout s’arrangera de manière surnaturelle, sans que nous y soyons pour quoi que ce soit. Jésus rapporte l’eschatologie, la science des choses dernières, à notre présent pour que notre présent soit pensé en fonction de ce qu’il y a à vivre, de ce qu’il a à faire, à entreprendre. Contre l’enfermement dans un passé peut-être magnifié et commémoré comme un âge d’or, Jésus relaie cet appel à prendre pied dans l’aujourd’hui. A Lazare qui était manifestement malade de sa mémoire, qui ne savait peut-être pas qu’en faire, qui voulait peut-être la maintenir en l’état pour garder intacte la ferveur des premiers moments, Jésus adresse cet appel à le délier et à le laisser aller. Là encore, la liberté offerte à Lazare se traduit par un « laissez aller » : « laissez-le aller », « laissez-le » exercer sa responsabilité, « laissez-le » expérimenter personnellement la vie, « laissez-le » faire histoire. Ainsi, Jésus aura libéré Lazare de ces liens qui, au lieu de nous unir, nous fusionnent ou nous séparent. Jésus ne se présente pas ici comme un superbe thaumaturge qui accomplirait des actes qui défient la nature. Jésus se révèle comme celui qui ne réduit pas l’humain à la seule dimension naturelle et qui considère que la mort sociale est on ne peut plus grave. Ce faisant, il nous aide à trouver notre place parmi les autres : ni dans le fusionnel illustré par la famille, ni dans l’isolement illustré par le passé, mais dans une forme de communion où notre individualité demeure, et se trouve reliée à d’autres identités, d’autres individus qui nous sauvent de l’asthénie en libérant toutes les potentialités de notre vie. Amen Vous pouvez réagir sur le blog de l'Oratoire |
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