« Va, et fais monter ton fils... »( Genèse 22:1-18 ; Évangile selon Jean 15:9-17 ) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du dimanche 28 février 2010 à l'Oratoire du Louvre
La semaine dernière, le pasteur James Woody nous a invité à interpréter l’amour du prochain comme un regard qui considère l’autre comme supérieur à soi-même, et comme une espérance à ce que notre prochain puisse s’élever encore, et même puisse s’élever grâce à notre aide. Il y a un texte essentiel dans la Bible qui parle de cette question, c’est celui racontant « le sacrifice d’Abraham ». Ce texte est essentiel à la fois pour les juifs, qui l’appellent « la ligature d’Isaac », pour les chrétiens qui y voient une préfiguration du salut offert en Jésus-Christ, et cette histoire est essentielle également pour les musulmans, même si c’est Ismaël qui aurait été ainsi presque sacrifié par Abraham. Ce texte est dur, choquant, même, mais il est très riche, mille fois interprété par les théologiens, les psychanalystes, les philosophes, les artistes… Et chacun est évidemment libre d’avoir sa propre interprétation. Bien des lectures sont possibles mais pour une personne touchée par la théologie et l’éthique proposées par Jésus-Christ, il y a des lectures qui ne devraient quand même pas être possibles. Ce texte propose une réponse à bien des questions essentielles.
Au début de ce texte, Abraham est la figure type d’une certaine réponse à ces trois questions, une réponse pas si étrange que cela, car elle peut être reconnue dans la façon de vivre et de penser de bien des personnes de toute religion, mais aussi de tout parti politique et de toute idéologie. Le cheminement d’Abraham nous propose d’évoluer vers un autre type de réponse. Au début, Abraham entend, ou croit entendre cet appel : « Va, et offre ton fils en holocauste ». Comment peut-on imaginer que Dieu aurait demandé à Abraham une chose aussi insupportable que le meurtre de son fils ? Certains pensent que Dieu voulait faire passer un examen d'obéissance à Abraham. Personnellement je trouve que c’est impossible, parce que ce serait de la torture morale et même pour une bonne cause, c’est épouvantablement cruel. D’abord Dieu n’attend pas que notre foi soit assez grande pour nous bénir, mais en plus il n’a pas besoin de nous faire passer des épreuves pour savoir quels sont nos attachements et quelles sont nos forces. Il me semble tout à fait impossible que Dieu ait demandé à Abraham d’offrir en holocauste son fils qu’il aime. Abraham s’est trompé. Peut-être que dans sa théologie, il fallait sacrifier une part de sa vie en ce monde pour avoir la bénédiction de Dieu. C’est un peu le pari de Pascal, et c’est ainsi que le comprend avec admiration et épouvante Kierkegard : Abraham accepte de sacrifier une part de ce qui est limité (une part de sa vie en ce monde) pour obtenir ce qui est infini. Mais dans cette saga d’Abraham cette logique n’a pas lieu d’être. La bénédiction qui est donnée en conclusion de ce récit de sacrifice était déjà donnée dès le début de l’itinéraire d’Abraham (en Genèse 12), avant qu’il n’ait encore rien fait et sans aucune condition ni réserve. Dieu donne sa bénédiction à Abraham et lui promet qu’il sera une bénédiction pour d’innombrables personnes de toute nation. L’infini de la bénédiction de Dieu nous a donc déjà été donné, l’infini de sa présence aimante à nos côtés nous est garanti quel que soit le chemin que nous choisirons. Cette logique de la grâce est extraordinairement libérante, nous n’avons rien à prouver, ni à Dieu, ni aux autres net si nous faisons le bien c’est pour la pure joie de faire le bien, d’aimer comme nous avons été aimé, nous dit Jésus-Christ (Jean 15 :9). Abraham s’est donc trompé en pensant que Dieu lui demandait d’offrir son fils en holocauste. Il a peut-être juste imaginé ça, par goût de l’héroïsme, c’est ce qui peut arriver quand on ne sait pas encore à quel point nous sommes aimé. Parfois, le désir de se réaliser peut conduire à se sacrifier et à sacrifier les autres, même les êtres qui nous sont les plus chers… Il faut donc une grande prudence quand on pense que Dieu nous demande quelque chose, et tenter de le démêler de nos pulsions plus ou moins inconscientes. Mais je crois que l’ordre donné par Dieu à Abraham est bon, en réalité, et que cet ordre donne une piste très intéressante pour savoir comment aimer notre prochain, et comment devenir nous-mêmes plus adulte avec Dieu. Abraham a pu mal interpréter ce que Dieu disait. Le mot hébreu « holocauste » est un mot très banal qui signifie tout autant l’idée de monter un escalier, de gravir une pente, ou de s’élever au sens figuré. Cette phrase « Va, et offre ton fils en holocauste » peut donc tout aussi bien vouloir dire « Va, et fais monter ton fils », va et élève-le, surtout ne l’élève pas en fumée, mais aide-le à se développer dans toutes les dimensions de son être. Le message est alors totalement cohérent avec le Dieu de la bénédiction d’Abraham, le Dieu que nous révèle Jésus-Christ. Comme nous le disait James la semaine dernière, Dieu nous adresse une vocation, celle d’aimer notre prochain, de l’aider à grandir, à devenir supérieur à ce qu’il était hier, d’avoir même l’ambition qu’il soit supérieur à nous-mêmes. Qu’est-ce qui a empêché Abraham de bien comprendre ce que Dieu lui disait ? Peut-être un excès d’individualisme. Il était tout entier consacré à bien faire tout ce que Dieu lui demanderait, tout entier occupé à son propre salut, à son propre cheminement, il sent qu’il devait participer à créer un monde nouveau par la foi, et aider une petite personne à s’élever a pu lui sembler une tâche un petit peu trop popote pour lui, qui n’entre pas dans son schéma de pensée (ni dans son Shema Israël, si je puis risquer ce jeu de mot). Ici Dieu propose à Abraham d’élever son fils. À ce moment-là, le prochain qu’Abraham pourrait élever, c’est son fils. Il y a plus original, comme mission, mais c’est par lui, par la bénédiction qu’il transmettra, par la bénédiction qui se multipliera ensuite infiniment en Christ… que le monde change peu à peu. Abraham n’a pas eu à chercher loin le prochain qu’il avait à aider, c’est son fils, mais ce « prochain » aurait pu être un papou de nouvelle Guinée. Car en hébreu, « notre prochain », c’est celui qui a le même berger que nous. Comme Dieu est le berger de chacun, tout est possible. Mais alors qui aider ? Qui nous est confié en particulier pour que nous l’aidions à monter ? Il y a souvent le choix, Dieu est à l’écoute de nos idées sur la question, mais il a aussi des suggestions à nous faire… En tout cas, si nous nous lançons dans ce projet ce n’est pas pour acheter la bénédiction de Dieu ni pour lui prouver que nous vallons quelque chose, comme le pensait peut-être Abraham, c’est pour la simple joie d’aimer un peu, nous dit Jésus. Mais en s’engageant, Abraham progressera lui aussi, il progressera dans sa théologie et dans sa façon d’être. Pourtant Abraham s’y prend très très mal, au lieu d’élever son fils il le traite comme à peine plus qu’un objet et se prépare à l’anéantir. Pourtant la théologie d’Abraham est alors épouvantable, mais il n’empêche : Abraham est en relation à Dieu et en relation avec son prochain, et Dieu pourra ainsi rectifier le tir, compenser ses manques, l’élever à la hauteur de sa mission, et faire passer la bénédiction. L’homme est un être de relation et c’est en relation avec Dieu et avec son prochain qu’il peut avancer, en relation avec l’un et avec l’autre, en donnant librement à l’un comme à l’autre, en expérimentant ainsi, un tant soit peu, ce que c’est que faire du bien gratuitement. L’homme ne peut pas se construire par le seul savoir, il ne peut se construire dans la solitude. Par sa relation à Dieu, Abraham apprend beaucoup de choses fondamentales, mais il y a un abîme entre avoir une notion de ce que c’est que l’amour et pouvoir aimer. On ne peut donc en vouloir à Abraham de n’avancer que pas à pas, c’est ce que nous pouvons espérer de mieux de nous-mêmes et des autres autour de nous. C’est face à Sodome qui court à sa perte qu’Abraham va expérimenter ce que c’est que la miséricorde, dans un dialogue entre Dieu et sa propre conscience. Ensuite, dans sa vocation naissante de s’occuper de son fils, Abraham va apprendre de Dieu ce que c’est qu’aimer, ce que c’est que la grâce, ce que c’est que recevoir le don de Dieu et ce que c’est que donner à son prochain. Peut-être qu'Abraham avait ainsi mal interprété le sens de ce qui lui est demandé, en confondant « faire monter son fils » et « offrir son fils en holocauste ». Mais il y a encore une possibilité, peut-être qu'Abraham avait bien compris que Dieu lui demandait d'élever son fils vers Dieu, mais qu'il s'y prend de travers. Abraham voudrait à tout prix lui transmettre sa foi, cette confiance en Dieu qui lui permet de se mettre en route au premier geste de Dieu. Abraham voudrait que son fils soit mieux encore, soit parfait. Dans un sens, c’est bien, Jésus aussi veut que nous soyons « parfaits comme Dieu est parfait », mais cela ne l’empêche pas d’accepter ses disciples comme ils sont : limités et merveilleux à la fois. Ils sont voleurs, prostitués, orgueilleux ou violents, mais ils sont aussi : fidèles, émouvants, enthousiastes, confiants. Et Jésus les aimait au point de tout donner. Abraham veut élever son fils si haut, le rendre si parfait que cela va presque tuer Isaac, c’est le danger des personnes trop exigeantes avec elles-mêmes et avec les autres. Abraham a un bon idéal mais pas assez de patience et de pragmatisme. Sûr de lui, il emmène son fils sans lui dire un mot, ce n’est pas la peine, il n’y a rien à discuter, Dieu a parlé. Isaac suit comme un agneau docile, il pose a peine une question et accepte la réponse mystérieuse de son Père. Abraham va plus loin encore, il le ligote. Dans notre pédagogie pour nous éduquer nous-mêmes ou pour éduquer les autres, il peut arriver que nous soyons d'aussi mauvais pédagogues qu'Abraham ce jour-là. À coup d'exigence excessive, de culpabilité et de remords, nous pouvons nous faire du mal et faire beaucoup de mal. Alors comment Abraham aurait dû s'y prendre pour « faire monter » Isaac ? La voie était toute tracée, il suffisait à Abraham de suivre la façon de faire de Dieu, et de faire pour Isaac ce que Dieu avait déjà fait pour lui. Abraham aurait pu parler à Isaac comme Dieu lui parle à lui, Abraham. Il aurait pu l'appeler par son nom comme Dieu l'appelle, lui, Abraham, et même par son nom redoublé pour lui dire toute son affection. Abraham aurait pu bénir Isaac comme Dieu l'avait béni avant même qu'il se mette en route, avant même de voir si Isaac le suivra. Abraham aurait pu faire preuve de patience et l’accompagner pas à pas, lui disant et lui redisant combien il comptait pour lui. Il aurait pu l’aider, le guider pour qu’il puisse devenir bénédiction à son tour au moins pour une personne, découvrir qu’il a un prochain, comme Dieu lui a fait avoir de l’ambition pour lui, Isaac… Si Abraham avait fait cela, Isaac aurait pu comprendre qu'il était et serait toujours aimé par son père et par Dieu, même s'il n'est pas parfait. Il aurait pu comprendre que même si Dieu a beaucoup d'ambition pour lui, des projets très élevés, il serait aimé même s'il ne faisait pas face. Peut-être qu'alors Isaac aurait eu envie, ce jour-là, de se mettre en route volontairement, joyeusement, à son rythme, pour monter sur la montagne que Dieu lui montrerait. Cette montagne que l’on appelle Moriah ne serait alors plus un lieu de disputes ridicules, comme ça l’est aujourd’hui pour cette collinette qui est au centre de Jérusalem. Moriah ne serait plus un lieu de sacrifices comme s’il fallait acheter l’amour de Dieu, mais cela serait pour lui , comme cela le devient pour Abraham quand sa conscience est éclairée, le lieu où « l’Éternel pourvoit », le lieu où l’Éternel redouble de grâce pour nous aider dans notre péché. Ce Moriah serait alors pour lui, selon une autre étymologie, le lieu où l’Éternel lui-même nous élève (marôm ya). Que le nom de l’Éternel soit béni. Amen. Vous pouvez réagir sur le blog de l'Oratoire |
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