Echec à Harpagon !( Philippiens 2:1-11 ) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du dimanche 21 février 2010 à l'Oratoire
du Louvre
Chers frères et surs, si l'amour du prochain est bel et bien au cur de la foi chrétienne, il faut aussi reconnaître que cet amour du prochain est devenu une sorte de tarte à la crème que la théologie chrétienne nous sert abondamment sans se soucier de savoir si le produit ne serait pas devenu avarié. Or, consommer un produit théologique qui n'est plus très frais, c'est courir le risque d'une authentique crise de foi. Oui, la notion de prochain, le thème de l'amour du prochain, est à l'image d'un plat qui est là depuis toujours, qui fait partie de la carte mais qui, au fil du temps, est devenu rance et, parfois sent le moisi. C'est le cas lorsque le " prochain " a été réduit à n'être plus que celui qui est proche de moi, lorsqu'il n'est plus que le membre du cercle restreint de la famille ou des amis proches. C'est aussi le cas lorsque le prochain est devenu cet être sans consistance, sans visage : un concept, une idée qu'on ne rencontre que dans les livres ou les discussions de salon. Je vous propose donc de nous mettre au fourneau pour retrouver la saveur qui convient à l'amour du prochain et de suivre la recette que nous offre Paul dans le courrier qu'il adresse aux Philippiens. En général, on ne retient de ce passage que ce qui a été appelé " l'hymne aux Philippiens " : ces versets 6 à 11 qui ne parlent que du Christ. D'ailleurs, la plupart du temps, les versets qui précèdent ne sont tout simplement pas lus. Cet hymne compte, c'est certain, mais à la condition de le lire pour ce qu'il est : l'illustration du début du chapitre 2. Tout cet hymne rédigé au passé est là pour illustrer les recommandations de l'apôtre Paul, recommandations qui, elles, concernent directement notre présent. Ces recommandations de Paul constituent autant d'injonctions dont nous devons nous nourrir aujourd'hui. L'hymne, aussi populaire soit-il, n'est qu'une relecture théologique pour montrer que ce que Paul nous demande de vivre s'inscrit fidèlement dans le projet de Dieu. Et l'injonction décisive, celle qui donne toute sa mesure à ce texte biblique, celle que je retiens pour redonner toute sa saveur à cette notion d'amour du prochain, c'est cette exhortation du verset 3 que je reformule en ces termes : " considérez les autres comme supérieurs à vous-mêmes ". 1. Anthropologie de l'exaltationRelevons, tout d'abord, que cette exhortation délivre une réflexion anthropologique : elle nous aide à exprimer quelque chose sur l'Homme en nous aidant à nous situer par rapport à nos contemporains. En effet, Paul ne limite pas nos relations à un groupe particulier. Tout au contraire, il ouvre largement nos relations aux autres, à tous les autres, sans distinction, quels qu'ils soient, sans aucune précision, sans les restreindre au cercle familial, amical, religieux, national, linguistique... Paul ne limite pas notre champ relationnel à telle catégorie de personnes, à tel groupe, à telle communauté, mais nous donne accès à l'universel. Pas plus que Jésus n'a été homme que pour les Philippiens dont il ignorait probablement l'existence, ou juste pour les chrétiens qui, évidemment, n'avaient aucune existence à l'époque de Jésus, nous ne saurions limiter notre compréhension du prochain à un cercle restreint. Autrement dit, le prochain, c'est les autres, tous les autres. Par exemple, la famille biologique n'est pas plus importante que ceux que je ne connais pas encore ; elle ne leur est pas supérieure. Et Paul continue cette anthropologie en nous disant, justement, comment nous situer par rapport aux autres. Paul nous fait sortir d'une attitude de condescendance à l'égard d'autrui. Le prochain, ce n'est pas quelqu'un que je regarderais de haut. Ce n'est pas quelqu'un auquel j'accorderais un peu de ma charité, cette charité chrétienne qui consiste à avoir pitié de " ceux qui ont tellement moins de chance que nous ". Etre chrétien, ce n'est pas être supérieur, au-dessus du lot et poser un regard charitable sur des êtres qui nous arriveraient à peine à la cheville. C'est que Jésus a magnifiquement illustré, comme le souligne Paul, en refusant d'être un surhomme au sens d'un homme qui domine les autres, qui est épris d'un sentiment de supériorité. Le texte grec est délicieusement exquis pour nous qui sommes peut-être passés devant la comédie française, ce matin, en nous rendant dans ce temple. Paul écrit que Jésus " n'a pas considéré comme un Harpagon d'être égal à Dieu ", arpagmos signifiant " vol, rapt " en grec. Jésus n'a pas été un Harpagon qui aurait volé Dieu pour prendre sa place. Jésus a été homme, comme vous et moi, en refusant de se prendre pour Dieu et de dominer l'humanité. S'il l'avait fait, Jésus aurait été doublement Harpagon en volant autre chose, à l'Homme, cette fois : il lui aurait dérobé son estime de soi en l'humiliant, en l'écrasant de tout son être. Il arrive que, nourris de bon sentiments charitables, nous allions au devant de personnes qui lisent dans notre regard que nous avons de la pitié, de la condescendance pour elles. Dans pareil cas, nous ne faisons pas autre chose que les humilier un peu plus et de leur voler le petit bout d'estime qui leur restait. Parfois, nous pensons faire mieux en considérant l'autre comme notre égal. L'autre est alors considéré comme un autre nous-mêmes. Nous allons vers lui ou nous le laissons venir à nous parce qu'il nous ressemble, parce que nous nous reconnaissons en lui. En conséquence, ce que nous allons faire pour lui, c'est un peu pour nous que nous allons le faire. Sans en avoir forcément conscience, il nous arrive de regarder l'autre pour mieux nous flatter. Il en résulte que l'autre cesse d'être lui-même pour devenir ce que nous projetons de nous-mêmes. Ce n'est plus un individu, mais un autre moi. Et il n'a de valeur, d'intérêt, que dans la mesure où il est comme moi. Pour reprendre l'expression du philosophe Paul Ricoeur, l'autre devient idem à moi. Il n'est plus lui-même, il est réduit à être un autre moi, son identité devient une forme de " mêmeté ". L'autre devient prisonnier d'une forme que je lui impose (la mienne en l'occurrence) et, par la même occasion, je suis à nouveau un Harpagon qui lui vole sa singularité et la remplace par un duplicata de ce que je suis, pour que personne ne se rende compte qu'il y a eu vol. Nous pourrions nommer cette vision de l'autre l'égalitarisme qui conforme tout le monde à un modèle unique ou qui exclue ceux qui ne sont pas conformes. C'est l'anthropologie des bons sentiments qui produit un effet pervers : en voulant faire de l'autre mon égal, je l'empêche d'être lui-même. C'est la tyrannie des bons sentiments qui absorbent l'autre. Une manière chrétienne de considérer convenablement l'autre, c'est de le considérer supérieur à soi. C'est par cette manière que les chrétiens affirment que l'autre ne revient pas toujours au même, qu'il a une identité propre, singulière, qui dépasse largement l'idée que je peux m'en faire. C'est à la condition de considérer l'autre comme supérieur à soi qu'il peut véritablement être autre, porteur de cette altérité qui en fait un être unique et qui, ultimement, pourra m'orienter vers une autre altérité : DIeu. Paul de Tarse aurait pu s'entendre sur ce point avec Paul Ricoeur qui écrit : " quand le visage d'autrui s'élève face à moi, au-dessus de moi, ce n'est pas un apparaître que je puisse inclure dans l'enceinte de mes représentations " (Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre. Points Essais, p. 388). L'anthropologie développée par Paul évite l'humiliation, l'égalitarisme et propose l'exaltation de l'identité, seule manière de ne pas voler l'identité de notre prochain, seule manière de ne pas être Harpagon pour les autres. C'est ainsi que Dieu lui-même agit, rappelle l'apôtre Paul. Ce Jésus, qui s'est efforcé d'injecter de l'altérité dans les relations humaines pour faire grandir l'humanité au maximum ce Jésus, Dieu l'a exalté, Dieu l'a élevé, Dieu l'a considéré supérieur à tout nom. Cette anthropologie chrétienne de l'exaltation de l'identité s'enracine dans cette geste de Dieu qui élève, qui s'évertue à faire en sorte que notre vie ne soit pas au raz des pâquerettes ! 2. Ethique de l'exaltationConsidérez les autres comme supérieurs à vous-mêmes c'est joli sur le papier, ça peut sonner convenablement en chaire, mais face à la réalité, est-ce que ça tient encore ? peut-on vraiment considérer comme supérieur à soi l'imbécile qui ne comprend rien à rien, le vandale qui dégrade ce qui ne lui appartient pas, le criminel, celui qui nous humilie à longueur de temps ? peut-on vraiment considérer comme supérieur à soi celui qui se complait dans la déchéance, dans la paresse, dans l'attentisme ? peut-on vraiment considérer tous les autres comme supérieurs à soi et n'est-ce pas alors une manière de se dévaloriser et de se sous-estimer ? Cette vision paulinienne serait probablement fausse si nous arrêtions là le cours de l'histoire et que nous nous lancions dans une évaluation générale des individus. Et encore, il faudrait voir sur quels critères porterait cette évaluation. Mais l'histoire ne s'arrête pas comme cela, la vie ne se fige pas ainsi et notre identité ne se sclérose pas de la sorte. Sauf à être dans le registre du même, de l'idem, du fini, du définitif, un individu est sans cesse en évolution. Il peut régresser il peut progresser. Il peut s'effondrer il peut s'élever. Des changements sont possibles. Nous pouvons évoluer. Et cela ne dépend pas que de nous. Cela dépend aussi des autres. L'identité d'un individu n'est pas statique parce que l'être humain n'est pas une machine programmée une fois pour toutes mais un animal social qui peut changer, notamment au contact des autres. Oui, pour une part, ces changements dépendent de nous. Tout ce que nous faisons ou ne faisons pas à quelqu'un, a une conséquence sur sa vie, sur sa trajectoire. Ne serait-ce que le regard que nous portons sur lui a un impact sur son existence. C'est à cela que l'apôtre Paul nous rend attentif en révélant le programme éducatif que Dieu nous propose. D'une part il y a l'anthropologie de l'exaltation de l'identité qui nous invite à reconnaître que l'autre vaut plus que ses actes, qu'il vaut plus que ce qu'il donne à voir, qu'il est supérieur à nos représentations, d'autre part il y a le programme éducatif de Dieu que Paul traduit en une éthique de l'exaltation. Tout commence par une idée simple : l'éthique chrétienne, c'est avoir le souci de l'autre. L'éthique chrétienne c'est bien autre chose que la tolérance qui est le fait d'accepter bon gré, mal gré, la présence de l'autre. L'éthique chrétienne c'est même bien plus que le titre du programme défendu par Albert Schweitzer : le respect de la vie. L'éthique chrétienne, c'est le souci de l'autre, formule qui indique que l'autre est non seulement mon prochain mais aussi celui dont je vais prendre soin. Evidemment, cela rejoint ce que nous apprenons par ailleurs, notamment avec l'histoire du samaritain qui vient secourir quelqu'un de blessé. Mais Paul radicalise cet enseignement en demandant " que chacun ne regarde pas à soi mais aux autres " (v. 4). En général, les traductions disent qu'il ne faut pas regarder ses seuls intérêts mais aussi ceux des autres. C'est amusant parce que le " aussi " a été rajouté dans le texte grec par les éditions contemporaines : le terme ne figure dans aucune source, dans aucun manuscrit. C'est une correction on ne peut plus récente. Cela montre à quel point l'altruisme authentique, celui qui est développé ici même, est difficile à accepter en l'état, à quel point nous sommes résistants au programme éducatif de Dieu. Paul ne dit pas qu'il faut penser aux autres ou ne pas s'en détourner, ne pas les ignorer, ne pas les mépriser Paul dit qu'il faut les examiner, les passer au scope, puisque c'est ce terme qui est utilisé en grec, autrement dit les observer de près, en avoir le souci prioritairement. Non seulement l'éthique chrétienne peut s'exprimer par le soucis de l'autre mais aussi par la formule " après vous ". Minuit, quelqu'un frappe à ta porte tu ouvres ! (Luc 11/5) tu ne te préoccupes pas de l'autre seulement quand cela te fait plaisir, quand tu n'as rien de mieux à faire. L'altruisme passe par cette disponibilité radicale qui est une présence ininterrompue à l'autre. Et si cet autre me semble minable, s'il a tout pour être antipathique, s'il vit à l'encontre de mes principes, s'il bafoue la morale, s'il fait preuve de nonchalance, s'il est insupportable, s'il mériterait d'être torturé avant d'être découpé en fines lamelles, s'il me désespère, il n'empêche que l'éthique paulinienne, les conséquences que nous pouvons tirer de l'anthropologie paulinienne, m'invite à conduire cet individu sur un chemin d'élévation, à édifier sa condition humaine, à l'humaniser, à le rendre supérieur à lui-même. Dans le film " pour le pire et pour le meilleur ", Jack Nicholson campe un personnage qui rassemble tout ce qu'on peut imaginer de plus insupportable en terme d'arrogance, de suffisance, de mépris, d'étroitesse d'esprit, de caractère colérique. Il n'empêche qu'une relation débute, un jour, entre lui et une femme. Au bout d'un moment la nature humaine de ce personnage grincheux semble reprendre ses droits et une dispute s'engage. Finalement la femme lui demande à quoi sert sa présence vu qu'il est une sorte d'indécrottable misanthrope. Et lui, doucement, répond à la femme : " vous me rendez meilleur ". L'éthique qui se dessine dans ce texte vise cela. Ce que nous sommes pour l'autre l'affecte, le modifie et cette affection peut contribuer à le rendre supérieur à lui-même. Ne perdons pas de vue que le propos de Paul n'est pas descriptif mais prescriptif : il ne dit pas les choses telles qu'elles sont mais telles qu'elles peuvent être, telles que Dieu les espère. L'espérance de Dieu, c'est que nous fassions pour chaque homme ce qu'il a fait pour Jésus : lui donner un nom qui est au-dessus de tout nom le faire accéder à une identité qui est au-dessus de toute identité. Amen
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