Ne faut-il pas pardonner ?( Matthieu 18:21-35 ) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du dimanche 17 juillet 2011 à l'Oratoire du Louvre Chers frères et sœurs, voici certainement le texte biblique le plus riche d’enseignement au sujet du pardon. Il ne s’agit pas d’un texte qui nous donne la méthode pour pardonner, mais d’un texte qui nous enseigne l’importance du pardon dans la vie chrétienne. Tout commence par une question de Pierre sur les limites du pardon : « combien de fois pardonnerai-je ? ». Et ce passage s’achève sur ce qui semble être le terrible échec du pardon, entre les mains d’un bourreau. Et avant d’entendre l’enseignement de Jésus au sujet du pardon, il nous faut entendre son enseignement au sujet de ce qui rend nécessaire le pardon, à savoir le mal. Le malCar, bien entendu, la question du pardon ne se poserait pas s’il n’y avait rien à pardonner. Le pardon s’adresse au mal, le mal qui prend des formes multiples dans ce texte. Il s’agit du péché, au verset 21, qui consiste à ne pas faire le bien qu’il aurait fallu faire. Il s’agit de la dette, dans la deuxième partie du texte, une dette d’argent qui évoque ce que quelqu’un nous a pris et ne nous a pas rendu. Cette image de la dette est aussi intéressante qu’elle est terrible car elle exprime avec une précision redoutable l’effet du mal qui est susceptible d’être pardonné. Il y a les petits malheurs de l’existence : quelqu’un qui nous double dans une file d’attente et qui prend donc notre place. Quelqu’un qui entre dans le métro avec un poste de radio et qui nous prend notre tranquillité. Mais ces petits malheurs ne sont que broutilles au regard de ce qui occupe véritablement notre esprit lorsque nous réfléchissons à ce qu’est le pardon. Nous pensons à ces parents qui, par leur attitude nonchalante ou, au contraire, violente, on volé la jeunesse de leur enfant. Nous pensons à ces criminels qui, volontairement ou non, en causant la mort d’une personne nous ont ravi un être aimé. Nous pensons, bien évidemment, aux crimes contre l’humanité qui, en quelques occasions, se sont commués en véritables organisations pour enlever au monde des vivants une culture ou une population. Tous ces morts constituent autant de dettes : ces personnes qui ont été prises à l’affection des leurs et au règne de la vie. L’image de la dette dit juste, mais à condition de la considérer telle que ce récit biblique en parle, en gardant les ordres de grandeur à l’esprit pour en tirer un premier enseignement au sujet du mal : 10 000 talents… quand on sait qu’un talent valait un kilo d’or, on mesure la démesure de la dette. Il me semble qu’il y a là l’intuition selon laquelle le mal n’est jamais mesurable, qu’il nous est impossible d’évaluer le mal, qu’il excède toujours ce qu’on peut en dire. Pierre, au moment où il interroge Jésus, vit dans l’illusion qu’il est possible d’évaluer le mal et donc le pardon nécessaire pour le contrecarrer. Mais la réponse de Jésus, elle-même, engage Pierre à découvrir le caractère infini du pardon, justement parce que le mal n’est pas quantifiable ou, pour être plus précis, le mal n’est pas un fait objectif, que l’on pourrait tenir à distance, observer et quantifier. D’ailleurs, et c’est là le deuxième enseignement précieux au sujet du mal : non seulement il n’est pas possible de le mesurer, mais il n’est pas possible de le définir. Du moins les auteurs bibliques seront toujours réticents à l’idée de définir le mal commis, d’en faire un exposé théorique. Pourquoi, d’une personne à l’autre, y a-t-il autant de variations sur l’importance que l’on donne à tel ou tel aspect du mal ? Comme le relevait Jean-Pierre Denis dans son dernier éditorial du journal La Vie, n’est-il pas étonnant de constater que les militants « Pro Life » qui luttent contre les interruptions volontaires de grossesse ne protestent pas avec la même vigueur contre les drames de l’immigration en Méditerranée qui ont causé 1 500 morts depuis le début de l’année ? C’est que le seul aspect du mal auquel nous avons véritablement accès, c’est le mal subi, le mal que nous subissons. Le seul mal dont nous puissions vraiment parler, c’est le mal qui nous fait mal. C’est le seul mal dont nous pouvons vraiment parler. Et c’est avec cette honnêteté que les textes bibliques abordent la question du mal. Même Pierre agit ainsi ; c’est l’offensé qui parle en demandant « combien de fois pardonnerai-je à mon frère lorsqu’il péchera contre moi ? », lorsque je serai offensé par lui, lorsque je serai blessé, lorsque j’éprouverai le fait que ma vie se confond avec le mal subi. C’est à partir de ce mal subi que les textes bibliques réfléchissent à la question du pardon, d’abord parce qu’il faut avoir conscience du caractère incommensurable du mal qu’il s’agit de traiter et, ensuite, parce qu’il faut prendre conscience que le mal est l’affaire d’individus aux prises avec ce qui fait mal pour comprendre que le pardon ne sera jamais que l’affaire d’individus, directement concernés par le mal en question. Le pardonÀ partir de là, nous pouvons essayer de nous mettre à l’écoute de Jésus qui nous parle du pardon pour en tirer l’Evangile qu’il fait retentir dans cette scène. A l’articulation du mal et du pardon, il y a donc l’individu. Ici, il s’agit d’un serviteur. Nous ne savons pas grand-chose de cet homme, sinon qu’il était on ne peut plus endetté et qu’il a été gracié puis qu’il n’a pas fait preuve de la même mansuétude à l’égard de celui qui lui devait une somme bien plus modeste. Nous avons un autre renseignement, fourni par le maître, qui le déclare « mauvais serviteur ». Cela est souvent compris comme une condamnation sans appel : cet homme est méchant. Mais l’expression grecque « doule ponere » peut avoir aussi le sens de « serviteur malheureux ». Je pense qu’il faut maintenir les deux sens qui se combinent et expriment la vérité profonde de cet homme : c’est parce qu’il est malheureux qu’il commet le mal. Il est dans la peine et il cause donc la peine autour de lui. Il n’y a pas là une justification à la clémence qu’il faudrait avoir envers tous ceux qui ont eu une jeunesse difficile ou qui ont connu quelques drames dans leur vie et qui pourraient donc commettre quelque crime en toute impunité. Jésus nous met plutôt sur la piste de la raison d’être du pardon qui n’est pas d’abord bénéfique pour celui qui est pardonné, mais pour celui qui pardonne. Le premier à bénéficier du pardon, c’est celui qui pardonne car c’est en pardonnant qu’on se libère du mal subi. Ne pas pardonner, c’est maintenir le criminel dans la posture du criminel, c’est donc se maintenir soi-même dans la posture de la victime, c’est donc maintenir la relation offenseur-offensé et, par conséquent, continuer à souffrir du mal qui a été commis. C’est le sens de la finale de la parabole qui cherche à nous faire comprendre qu’une mémoire sans pardon nous conduit tout droit en enfer, parce que cela signifie que nous ne cessons pas de nous torturer. Il faut donc comprendre que le pardon n’est pas avant tout une obligation morale ou religieuse, mais une nécessité existentielle pour notre salut ici et maintenant, une sorte d’hygiène de vie par laquelle nous évitons de nous condamner au malheur et, par voie de conséquence, de produire du malheur autour de nous. Hannah Arendt, pour sa part, écrivait : « il faut que l’on pardonne, que l’on laisse aller, pour que la vie puisse continuer, en déliant constamment les hommes de ce qu’ils ont fait à leur insu » (Condition de l’Homme moderne, p. 306). Mais si le mal n’a pas été fait à l’insu de l’offenseur ? C’est le deuxième aspect qu’aborde ce texte biblique. Après avoir repris cette thématique biblique selon laquelle le pardon assume le fait qu’aucune réparation ne pourra jamais venir à bout du tort subi et que la seule manière de ne pas en rester prisonnier et de laisser aller cette dette-là, il nous fait aborder la question du pardon dans le cas où le mal a été commis en toute conscience. Il faut commencer par relativiser cette notion de toute conscience car il serait illusoire, également, de considérer que nous agissons en sachant pleinement quelles sont toutes les conséquences de nos actes. Des effets, notamment symboliques, nous échappent toujours : nous n’avons pas la maîtrise totale des événements, même lorsque nous en sommes les auteurs. Mais ne relativisons pas à outrance, et attachons-nous à la seule question qui nous intéresse vraiment : y a-t-il de l’impardonnable ? Y a-t-il des offenses qui soient graves au point que le pardon ne soit pas possible ? Nous pouvons l’envisager lorsque le crime est de refuser à une personne le droit de vivre car il s’agit alors d’un crime contre la vie elle-même, ce qui englobe le principe de crime contre l’humanité. Dans son texte intitulé « pardonner ? », consacré aux suites à donner à la Shoah, Vladimir Jankélévitch commence par renverser la phrase bien connue de Jésus sur la croix en écrivant « Seigneur, ne leur pardonne pas, car ils savent ce qu’ils font ». Après avoir considéré que les Allemands portent une responsabilité collective, par un regard sur l’histoire qui n’appartient qu’à lui, il entame son réquisitoire contre la possibilité d’un pardon en ces termes : « qu’un peuple débonnaire ait pu devenir ce peuple de chiens enragés, voilà un sujet inépuisable de perplexité et de stupéfaction. On nous reprochera de comparer ces malfaiteurs à des chiens ? Je l’avoue en effet : la comparaison est injurieuse pour les chiens ». Et il poursuit ainsi, un peu plus loin : « Le pardon ! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon ? (…) Quand le coupable est gras, bien nourri, prospère, enrichi par le « miracle économique », le pardon est une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n’est pas fait pour les porcs et leurs truies. Le pardon est mort dans les camps de la mort ». Mais le pardon n’est-il pas destiné, justement, à ce qui n’est pas excusable ? Plus, que cela, le pardon serait-il encore le pardon s’il était soumis à quelques conditions comme la demande du pardon ou un acte de repentance de la part de l’offenseur ? Considérons que le pardon est à l’épreuve de l’impossible, comme l’atteste le caractère infini de l’exhortation adressée à Pierre, mais aussi la valeur de la dette remise au serviteur. Pour ma part, j’entends un écho de cela dans la compréhension du pardon chez Jacques Derrida qui, dans une conférence sur l’impardonnable donnée à Jérusalem disait que le pardon s’adresse à l’impardonnable ou n’est pas : « on ne peut ou on ne devrait pardonner, il n’y a de pardon que là où il y a de l’impardonnable ». Impossible pour un individu ordinaire de rembourser des millions d’euros, impossible de réparer un crime contre l’humanité. Ici, Jésus pose le pardon comme inconditionnel et sans restriction. Il ne présuppose pas une demande de pardon (le serviteur demande un échelonnement de sa dette, pas une remise de dette) et ne concerne pas seulement une partie de la dette mais son intégralité. Face à cette exigence, nous sommes aussi prompts à résister que les autres serviteurs le furent à réclamer vengeance. Le pasteur Paul Vergara, qui sauva une soixante d’enfants juifs pendant la seconde guerre mondiale, déclara du haut de cette chaire, au sujet de ce même texte biblique, le 25 février 1945 : « il ne fait pas de doute que l’enseignement de Jésus sur ce point est formel : d’homme à homme le pardon est un devoir illimité pour le chrétien. (…) Dieu ne peut pas, en Jésus, nous demander le pardon illimité s’il devait être lui-même limité dans le sien, s’il devait y avoir dans nos fautes un maximum au-delà duquel la grâce de Dieu nous serait refusée. Nous comprenons que la seule limite au pardon de Dieu c’est nous qui la fixons, quand nous sommes limités nous-mêmes dans notre générosité envers ceux qui nous ont offensés. » L’Evangile résonne dans ce pardon originel de Dieu, mais aussi dans notre responsabilité de pardonner à notre tour pour que le pardon de Dieu soit vraiment libérateur. Quand un offensé reste sans pitié, il reste soumis au mal qu’il a subi et au malheur de la vengeance. L’Eternel nous fait la grâce d’un pardon possible afin que nous fassions échec au mal. Amen
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