Une Eglise de forts( 1 Corinthiens 10:23-31 ; Evangile de Marc 9:30-37 ; Jean 3:30 ) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du dimanche 19 juin 2011 à l'Oratoire du Louvre PréambuleChers Amis de l’Oratoire, avant tout un mot de gratitude pour vous dire mon plaisir d’être là, encore une fois, parmi vous. Je profite de ce moment pour vous dire que nous organisons demain à la Faculté une journée ouverte à tous, de 9h30 à 17h, sur « Ricœur et les théologiens », au cours de laquelle interviendront les deux boursiers lauréats de la Bourse Fonds Ricœur-Oratoire. Merci aussi pour ce soutien. Ricœur disait qu’il était un chrétien d’expression philosophique, comme Bach est un chrétien d’expression musicale et Rembrandt un chrétien d’expression picturale. Eh bien c’est un philosophe qui fera la prédication aujourd’hui ! Comme je viens de le dire : je suis heureux d’être ici parmi d’autres, apportant mon modeste métier de philosophe. Et il m’a semblé utile de confronter notre méditation biblique, plus exactement néo-testamentaire et paulinienne, à la pensée d’un philosophe, et d’un philosophe particulièrement redoutable, Nietzsche. Nietzsche est redoutable parce que fils de pasteur lui-même, il connaît le monde biblique et paulinien de l’intérieur. Et par ailleurs il m’a semblé utile, dans ce temps de l’Eglise, de chercher à penser l’Eglise : qu’est-ce que l’Eglise, qu’est ce qu’elle fait dans le monde, dans ce monde, en quoi est elle dans ce monde, en quoi s’en distingue t-elle ? On a rarement au baccalauréat des sujets de philosophie sur l’Eglise ! L’Eglise est-elle une façon de se retirer du d’un monde méchant ? L’Eglise est-elle un monde alternatif, rival du monde commun ? L’Eglise est-elle ce lieu absent qui nous renvoie vers le monde ordinaire ? Peut-être y a-t-il un peu des trois, dans un rythme qui fait la vie de nos Eglises, tramée de nos propres vies, de nos propres mouvements. Et par ailleurs qui l’Eglise rassemble-t-elle ? Et qui renvoie-t-elle ? Ce que dit Nietzsche (à cet égard, et dans un passage parmi tant d’autres, car il est difficile de généraliser et de prétendre dire exactement où se tient Nietzsche, entre ses ironies, ses envolées lyriques, ses vitupérations), dans la troisième Dissertation de la Généalogie de la morale (publiée en 1887), est extrêmement frappant. Je vous en lis quelques passages, à propos des faibles et des prêtres (entendus ici comme des types, des figures typiques), et à propos de l’Eglise :
Il faut entendre cette parole, je crois, comme un avertissement contre une forme d’Eglise qui aurait une telle religion de la faiblesse, qui serait tellement une religion des faibles, des pauvres et des crétins, qu’elle chasseraient de son sein tous les forts, tous ceux qui scandalisent les petits, tous ceux qui effrayent les faibles. Par une curieuse dialectique alors ce sont les forts qui deviennent les faibles, et les faibles qui deviennent la majorité, les bien-pensants conformistes etc. Tout cela ce sont des idées, des questions, des perplexités que vous avez du rencontrer. C’est avec cette question en tête que nous allons rencontrer les textes bibliques de notre méditation d’aujourd’hui. J’ai été un peu long, dans ce préambule, mais en effet les textes ne répondent qu’à ceux qui les interrogent, et je voulais un peu poser et déplier la question que je me pose, que je nous pose, avant d’entendre comment l’Evangile nous répond, nous répond en nous interrogeant, ou plutôt en nous déplaçant, en nous appelant. Lectures de la Bible
Prière avant la prédication
PrédicationLe Le texte de la première épître aux Corinthiens que nous venons de lire est une réponse à Nietzsche, et indique que Nietzsche était lui-même dans la continuation généalogique de Paul. Paul propose un modèle de chrétien assez fort pour être tout à tous, juif avec les juifs, grec avec les grecs, mangeant ce qu’on mange là où il est, bref libéré des mille interdits superstitieux qui le tenaient en enfance. Une Eglise de gens pareils sera forcément une Eglise de militants universels, une Eglise de forts. Attention cependant : ce n’est pas une Eglise qui choisit les forts, qui ne vise qu’à recruter les forts, comme un club de gens puissants, de gens riches, de gens intelligents et influents ! C’est simplement une Eglise de gens qui, parce qu’ils ont découvert qu’ils avaient déjà été choisis par Dieu, qu’ils étaient acceptés, ont pu jeter leurs béquilles, ne plus se soucier d’eux-mêmes, et sont devenus forts en ce sens là. Comme le dit Augustin : Dieu ne choisit pas les dignes ; en choisissant il rend digne. La conséquence est justement que ce n’est pas à l’Eglise de choisir, de faire la sélection. Mais que c’est à elle ensuite de porter à cette dignité. Si l’on poursuit rapidement cette généalogie, on trouve Calvin, qui cherche par tous les moyens à nous faire grandir, à nous faire sortir de l’enfance religieuse et morale. C’est le cœur du chapitre 14 de l’Institution. Si l’on s’est vraiment libéré de soi-même, de son auto-servitude, si l’on s’est vidé « de toute cogitation de la loi » c’est-à-dire si l’on a « détourné notre regard de nous-mêmes », et entièrement dépréoccupé de son propre salut, pour aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre pensée, de toutes nos forces, alors on a la liberté de « ne faire conscience devant Dieu des choses externes qui par soi sont indifférentes (…) si elle nous deffault (manque), nos consciences n’auront jamais de repos, et sans fin seront en superstition ». Il s’agit donc d’instituer des libres-chrétiens, des adultes. Calvin refuse l’argument qui consiste à dire que pour ne pas scandaliser les fidèles, il faut « les nourrir de lait ». En effet, « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait ? Car s’ils ne grandissent jamais jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait ». Le sujet en effet n’exerce pas sa liberté par sa faculté de se soumettre à une règle ou éventuellement de la transgresser : mais dans sa faculté d’être responsable de la règle qu’il pratique, responsable de son interprétation de la règle, responsable de suivre la règle qu’il se donne lui-même. Parfois même d’être responsable devant Dieu alors qu’il n’y a plus de règle. On est ici très proche de ce que recherchait Nietzsche. L’idée c’est aussi qu’il faut sortir des enfantillages superstitieux qui nous font croire aux récompenses et aux punitions. On n’est plus dans une logique des mérites mais de la grâce. La bonté n’est pas récompensée et la méchanceté n’est pas punie. La logique de la grâce nous rend justement adultes, responsables, émancipés. Calvin en ce sens prépare Kant, et sa définition des Lumières comme « la sortie de la minorité », oser penser par soi-même, oser s’orienter par soi-même dans la pensée. Kant écrivait : « On peut ramener toutes les religions à deux : celle qui recherche les faveurs (religion de simple culte), et la religion morale, c'est à dire de la bonne conduite (...) Il est pénible d'être un bon serviteur, il s'ensuit que l'homme préfèrerait être un favori »*. Ainsi la grâce qui émancipe, celle qui rend adulte et fort, est comme le notait Bonhoeffer une grâce qui coûte. C’est sur cette ligne enfin que nous trouvons le maître de Nietzsche, l’un de ses éducateurs, Emerson et son incroyable Confiance en soi : « Exprimez votre conviction profonde, et son sens deviendra universel (…) Le plus grand mérite que nous reconnaissons à Moïse, Platon et Dante est de n’avoir fait aucun cas des livres et des traditions et d’avoir dit non ce que pensaient les hommes mais ce qu’eux-mêmes pensaient (…) Chaque fois qu’un esprit empreint de simplicité reçoit la sagesse divine, tout ce qui est ancien passe — coutumes, maîtres, textes, temples s’écroulent ; il vit maintenant et absorbe le passé et l’avenir dans le moment présent ». Ou bien dans sa harangue à la Divinity school de Harvard : « C'est la charge d’un prédicateur véridique de nous montrer que Dieu existe, non qu’Il a existé ; qu’Il parle, non qu’Il a parlé (…) Permettez-moi de vous recommander tout d’abord de marcher seuls ; de refuser les bons modèles, même ceux qui sont sacrés dans l’imagination des hommes, et d’oser aimer Dieu sans médiateur ni voile. (…) Remerciez Dieu pour ces hommes vertueux, mais dites : Moi aussi je suis un homme ». C’est vraiment l’inverse de ce mépris de soi, de ce ressentiment que Nietzsche voyait dans le troupeau conduit par les pasteurs, les prêtres ascétiques. On comprend que pour Nietzsche cette lecture ait été une libération ! Tout cela nous donne certes de quoi répondre à Nietzsche, lui répondre de l’intérieur de sa propre généalogie en quelque sorte, en prenant appui sur Paul lui-même, sur un autre paulinisme en quelque sorte. Reste une question, un trouble, qui nous revient à la lecture du passage de l’Evangile de Marc sur ce que c’est qu’être grand. Car l’invention bien chrétienne, bien protestante, bien moderne de ce sujet émancipé, de ce sujet universel, a aussi été l’invention de son ombre, d’une folie possible : qu’est-ce qu’être autonome ? qu’est-ce qu’être toujours émancipé, fort, robuste ? N’y a-t-il pas le risque d’engendrer des sujets surresponsables à force d’autonomie, de sincérité et de probité ? Ce sujet ne finira-t-il pas par s’effondrer sous ce poids ? Peut-on ne chercher jamais récompense ni punition, vivre en dehors de toute rétribution ? Qu’est-ce qui permet à ce sujet de ne pas être trop désintéressé, décalé, désincarné ? Il me semble que nous touchons ici quelque chose de la crise de la condition de l’homme moderne, qui est aussi une crise de l’anthropologie protestante. Pour que ça marche, il faudrait que tout le monde soit assez fort, assez grand, assez libre, assez capable, assez responsable et finalement cela fait une société ou il faut tout le temps montrer qu’on est capable. Et cela finit par poser un problème. Est-on sûr que tout le monde dispose de ce minimum de force ? D’ailleurs qu’est ce que c’est qu’un fort ? Qu’est ce que c’est qu’un faible ? Qu’est ce qu’un grand ? Qu’est ce qu’un petit ? Dans notre société, le fort, le grand, on voit bien ce que c’est : c’est quelqu’un qui est rapide, actif, flexible, mobile, tolérant, créatif, bref qui a confiance en lui…C’est celui qui a tellement de liens, tellement de connexions, qui peut tellement créer de nouvelles connexions, de nouveaux liens, qu’il est en mesure de choisir les meilleures connexions, les meilleurs liens et qu’il est capable de s’en détacher, de laisser tomber, de lâcher prise — c’est pas grave pour lui de lâcher prise car il a tellement d’autres liens à sa disposition ! A l’inverse, le petit, le faible, dans notre société, c’est le lent. C’est celui qui est attaché à quelques liens aux quels il tient presque trop, qui est attaché à un habitat, à quelques proches c’est celui qui est fidèle, celui qui est passif, fixé, éventuellement un peu rigide. C’est celui qui est laborieux. Par rapport à la question que je viens de poser : « qu’est ce que c’est que la force ? qu’est ce c’est que la faiblesse ? qu’est ce c’est qu’être grand ? qu’est ce que c’est qu’être petit ? », je dirais que la lecture de Marc relance la question, la brouille, la déplace. Elle nous aide à comprendre qu’il puisse y avoir des grands faibles et des petits forts. Elle brouille les grandeurs et les petitesses. Peut-on d’ailleurs être fort sur tous les tableaux ? et celui qui est grand à certains égards n’est-il pas petit à d’autres ? Celui même qui serait responsable de tout, qui prendrait soin de tout, peut-il être est-il responsable de lui-même, prendre entièrement soin de lui-même ? N’a t-il pas besoin, comme un enfant ou un vieillard, et finalement comme nous tous que quelqu’un parfois prenne soin de lui ? C’est ici notre limite à l’idéologie de l’émancipation : est émancipé celui qui sait qu’il reste à jamais encore un enfant, un petit, celui qui reconnaît sa part d’enfance, dont il n’est pas maître. Cette question en soulève d’ailleurs une autre qui retourne tout de suite la pente consolatrice et protectrice sur laquelle nous nous engagions : un petit ne peut-il jamais grandir ? faut il toujours seulement le protéger ? Et celui qui affiche sa faiblesse, qui avoue sa faiblesse, qui affiche sa fragilité si tranquillement, qui s’en remet tranquillement aux autres, est ce qu’il n’est pas très fort ? L’évangile de Marc met en cause une véritable religion de la force, de la grandeur, Qui est le plus grand ? On le voit dans le texte de Marc, c’est une question honteuse. Celui qui se pose la question, c’est qu’il est petit. C’est qu’il cherche à se comparer encore, c’est qu’il se soucie de lui même. Les disciples le savent, ils se taisent quand il leur pose la question. Il est d’ailleurs impressionnant ce décalage : Jésus leur parle du fait qu’il va mourir et eux, ils se demandent lequel d’entre eux doit être considéré comme le plus grand. Comme si ce qu’il leur disait était trop grave pour qu’ils ne répondent pas « à côté », par quelque chose de ridicule ! Que fait Jésus ? Dans ce récit, face à leurs questions honteuses, je dirais non seulement qu’il brouille la question, la déplace, la retourne mais que d’une certaine manière il la débloque. Comme s’il disait : « Mais oui, c’est une bonne question… » Une bonne question ! Même vos questions honteuses sont de bonnes questions. N’ayez pas honte, dites le. Sortez vos questions de la poubelle, allez-y, posez les vos questions … Et alors il répond. Le premier élément de la réponse est de dire « Et si le plus grand c’était le plus petit ?» « Et si le premier c’était le dernier ? » Nous sommes habitués maintenant à cette réponse, trop habitué pour en sentir cette pointe ironique, qui met à la première place à la dernière place indifféremment celui qui ne se soucie plus de comparer, de se comparer sans cesse à la grandeur ou à la taille des autres. Je trouve cependant qu’il est bon que nous nous posions cette question collectivement, en communauté, en société politique, en Eglise. Mon problème ici n’est plus que l’Eglise doive absolument s’occuper des petits, des faibles, des perdus. Mon problème est plutôt de brouiller, de déplacer ensemble la question. Oui, qu’est ce que l’Eglise ? C’est un monde en gestation, un lieu expérimental, une mémoire immense de tout ce qui a déjà été essayé, et un monde imaginatif ouvert devant les textes, projetant d’autres mondes possibles. Pour aimer le monde au point de vouloir le transformer, Dieu a besoin de mettre de côté un peu de levain, avant de le remettre dans la pâte du monde pour la faire lever. Cette vieille métaphore me semble encore parlante. L’Eglise est comme un micro-monde, qui ne le suspend que pour le rouvrir, y revenir autrement. Et pour nous l’Eglise est comme un théâtre d’apparition mutuel, un espace où il doit être donné à chacun la chance d’interpréter la gratitude d’exister, et l’occasion de montrer « qui » il est, de quoi il est capable. Où il est donné à chacun de déployer ses talents, ses capacités, ses forces, sa différence. Où il est donné à chacun non pas une fois ni sept fois mais soixante dix sept fois sept fois, la chance de paraître, de comparaître, de se montrer, de se confronter, de différer des autres. L’Eglise ici ferait ce qui ne se fait nulle part dans notre société qui laisse la plupart de ses membres désoeuvrés, avec le sentiment d’être superflus. Mais ce qui manque aussi dans notre société, et dont l’Eglise peut être le théâtre, c’est un lieu qui nous autorise à diminuer. Tout est fait dans notre société pour grandir, être toujours plus grand, toujours plus forts. D’où la dureté de la chute quand vient l’échec, la maladie, la retraite, la vieillesse. Mais l’arc de nos existences complètes doit être pensé tour à tour comme désir de grandir et de se montrer, et comme désir de diminuer et de s’effacer. Faire place aux autres, aux nouveaux venus, aux générations montantes, les approuver d’exister, les autoriser à leur tour à se montrer, quoi de plus beau, quoi de plus désirable ? Dans ce monde, nos communautés sont formées comme cet espace, ce cercle que Jésus dessine en plaçant au milieu d’eux, non le sceptre du pouvoir de parler, mais un petit enfant. Dans un tel espace, chacun est autorisé à se montrer. Et l’église montre sa crédibilité en donnant à chacun, à chaque petit, mais aussi à chaque fort apparemment de notre société, la chance de se montrer vraiment, de dévoiler qui il est, la chance de grandir autrement. Mais du même geste, elle donne à chacun aussi la place pour se réfugier, l’autorisation de se retirer, l’autorisation à s’effacer devant les autres, la possibilité de diminuer, d’accepter d’être toujours et encore un petit. Elle autorise alors les grands à être, parfois, petits. Il y a un temps pour les deux, et nous avons besoin de ces deux déplacements. Au nom de Jésus, Amen. * Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, Paris Vrin 1965, p.75 et 260. Vous pouvez réagir Vous pouvez réagir sur le blog de l'Oratoire |
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