Le bon maître et le chameau( Marc 10:13-27 ) (écouter l'enregistrement - culte entier - voir la vidéo) Culte du dimanche 29 septembre 2013 à l'Oratoire du Louvre Un homme se présente devant Jésus avec bonne volonté et lui demande des conseils pour vivre, et non seulement survivre. Excellente démarche. La réponse, ou plutôt les réponses successives de Jésus sont invraisemblables. Elles ont d’ailleurs fait scandale parmi les théologiens chrétiens depuis 2000 ans, à peu près. Il faut voir l’embarras des théologiens, surtout à partir du IVe siècle, devant le refus de Jésus de se laisser qualifier de « bon » en quoi que ce soit, faisant alors une différence radicale de nature entre Dieu et lui-même, Jésus, le Christ. Une petite morale laïque de baseEt quand le jeune homme lui demande « que ferai-je pour hériter la vie éternelle ? » la réponse de Jésus est tout à fait choquante en théologie chrétienne. La « bonne » réponse, nous la connaissons : c’est cette du salut par la grâce de Dieu, par le moyen de la foi. Mais Jésus répond avec 5 des 10 commandements de la Loi de Moïse, et même pas ceux auxquels on s’attendait. Jésus fait l’impasse sur la 1ère des 10 paroles de Moïse, cette parole essentielle qui pose la grâce libérante de Dieu comme la base de tout. Jésus fait l’impasse sur les 2e, 3e et 4e commandements qui appellent à respecter Dieu et à garder du temps pour le chercher. Jésus ne garde ici dans les tables de la Loi de Moïse que la morale la plus basique : ne pas tuer, voler, mentir, tromper : ce qu’il résume en « ne fais de tort à personne », plus le 5e commandement qui consiste à « honorer son père et sa mère ». Jésus ne garde même pas dans cette sélection le 10e commandement, pourtant assez intéressant car en nous invitant à ne pas convoiter ce qui appartient à un autre, ce commandement nous invite à une qualité d’être, au-delà des actes, et donc à rechercher la source d’une croissance qui transcende notre être… et quelle serait-elle si ce n’est de Dieu ? Bref, Jésus ne garde ici que le strict minimum de la morale laïque de base, avec pas un mot sur Dieu. C’est plus que surréaliste. Alors que la question de cette page de l’Évangile est de savoir comment entrer dans le Royaume de Dieu, la moindre des choses quand on veut entrer chez quelqu’un est de le demander poliment à celui qui y habite, ou au moins de lui dire bonjour en entrant. Et bien non, penser à Dieu n’est même pas dans cette sélection minimale. Jésus ne joue vraiment pas ici au « bon maître ». Il nous avait habitué à des réponses qui nous semblent meilleures. Par exemple un peu plus loin dans ce même Évangile selon Marc quand il nous donne ce résumé génial de cette même Loi de Moïse : « Écoute le Seigneur, notre Dieu, il est l’unique Seigneur: et tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta propre réflexion et de toute ta force. Tu aimeras ton prochain comme toi-même »(Marc 12:29-31). Là, oui, on comprend mieux l’enseignement de Jésus. Il y a une vraie place pour l’écoute de Dieu, non par crainte mais en l’aimant, et donc dans la confiance en lui, dans l’espérance. Nous sommes alors loin d’un code de lois à appliquer ou à croire obligatoirement, mais l’invitation à aimer Dieu avec intelligence. Et du point de vue moral, c’est quand même autre chose d’être invité à aimer son prochain plutôt que d’avoir pour seul idéal de ne pas faire de tort à son prochain, non ? Aimer, c’est avoir un projet positif, créatif et en même temps respectueux de l’autre. Pourquoi donc est-ce que Jésus répond comme ça à ce jeune homme qui lui demande des conseils pour vivre ? La petite morale laïque que Jésus lui propose le laisse sur sa faim. Jésus récidive alors, mais dans l’excès inverse, avec un commandement absurde tellement il est radical : « Va, ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. » Pourquoi est-ce que Jésus donne ce commandement invraisemblable ? Parce que oui, c’est impossible de tout donner comme le dit Jésus ici. Il faudrait ne pas exister, car manger ne serait-ce qu'une bouchée de pain c'est déjà posséder quelque chose que l’on ne donne pas à l’autre, qui, peut-être meurt de faim. C'est donc impossible de tout donner, et cela ne peut évidemment pas fonder un modèle de société. D’ailleurs, on sait que Jésus ne l'appliquait pas lui-même au moment où il dit cela au jeune homme, puisqu'il avait une tunique et d’autres affaires dignes de la convoitise des soldats romains qui se les partagent avec gourmandise lors de son exécution. Un bon maître ?Donc, dans cet épisode, Jésus n’est pas un « bon maître » ? C’est qu’il ne cherche pas à l’être ici. Comme je vous le disais, quand il veut nous donner un véritable idéal pour notre vie, il sait le faire et c’est génial. Avec son aimer Dieu et aimer son prochain comme soi-même. Ou avec son « aimez vos ennemis » comme Dieu le fait, avec son « soyez parfaits comme votre Père qui est dans les cieux est parfait »(Mt 5:44-48). Là nous avons de l’enseignement solide. C’est vrai que ça reste plus de l’ordre de l’idéal infini que de la morale applicable à la lettre, mais c’est justement ce qui est génial. Il n’y a rien de moins culpabilisant, rien de plus libérant et de plus responsabilisant que cet idéal infini que Jésus nous propose alors. Donc Jésus sait enseigner. On peut le dire. Il sait appeler à la confiance dans l’amour de Dieu, à la réflexion personnelle, et à la responsabilité vis-à-vis de Dieu, de nous-mêmes, du monde et de nos frères. Alors à quoi est-ce que Jésus joue ici ? C’est qu’il y a des choses qu’il ne suffit pas d’expliquer, parce qu’il ne suffit pas de les connaître pour en vivre. Il y a des choses essentielles que l’on doit expérimenter, toucher pour les saisir. C’est vrai même pour une chose toute simple comme le goût d’une bonne fraise, une thèse de doctorat en 500 pages n’apprendra pas le goût de la fraise à quelqu’un qui n’en a jamais goûté. C’est pourquoi Jésus parle en paraboles, afin de faire expérimenter des impasses et nous permettre ainsi non seulement d’apprendre quelque chose mais d’évoluer dans notre cheminement, dans notre espérance, dans notre logique. Le dialogue que Jésus conduit ici avec le jeune homme puis avec les disciples, et donc avec nous par la même occasion, ce dialogue a le même objectif qu’une parabole. Jésus cherche à faire expérimenter des impasses. Nous sommes naturellement un peu comme une mouche qui n’arrive pas à sortir d’une bouteille de verre, ne se rendant même pas compte qu’elle rame d’une façon tout à fait illusoire contre une paroi de verre absolument infranchissable pour elle. Jésus cherche ici à nous faire prendre conscience de nos murs de verre, et pour cela, il cherche à nous les faire expérimenter afin que nous puissions vivre enfin. Mais pour cela il est nécessaire de lire nous-mêmes ce récit, d’avoir le courage de se l’approprier personnellement, intimement, dans la prière et l’introspection. Alors bien sûr, cette expérience de l’impasse est troublante, elle est parfois triste, difficile, angoissante, même. Car on lâche alors de fausses sécurités, pour partir, comme Abraham et sa roulotte, en nomade, vers un pays que nous ne connaissons pas. C’est ce que vit le Jeune homme quand « assombri par la parole (de Jésus), il s’éloigna avec tristesse ». C’est ce qui arrive quand les disciples vont d’étonnement à un étonnement plus grand encore dans leur dialogue avec Jésus, et qu’ils ont le sentiment de ne plus rien comprendre au salut de Dieu. Jésus ne veut pas les attrister. Mais c’est toujours triste, dans un sens, de perdre ses illusions, même si c’est pour s’ouvrir à infiniment mieux. L’impossible bonté ?La première impasse que Jésus fait découvrir, le premier mur de verre que Jésus fait sentir au jeune homme, c’est en refusant qu’il l’appelle « bon ». Il est utile d’expérimenter l’impossibilité d’être totalement bon. Ce n’est pas pour se résigner à la médiocrité, mais c’est pour vivre en vérité, en étant moins sévère et plus bienveillant, avec soi-même et avec les autres. C’est accepter la vie en ce monde et le tragique d’avoir souvent à choisir non pas la « bonne » voie mais seulement la moins mauvaise possible. Ça bien sûr, nous le savons, mais nous ne le connaissons vraiment que quand nous l’avons expérimenté avec larmes et avec la joie de se sentir pardonné. Et par qui donc pourrions-nous l’être vraiment si ce n’est par Dieu seul, qui nous connaît et nous aime vraiment ? Même Jésus a besoin de ce pardon. Il n’est pas une sorte d’Esprit flottant à 10cm du sol et faisant seulement semblant d’être humain. Lui aussi doit manger pour vivre et donc ne pas donner cette bouchée de pain à celui qui meurt de faim à deux pas de là. Lui aussi doit arrêter de temps en temps de servir les autres pour se reposer et pour prier. Lui aussi doit de temps en temps s’arrêter de prier et de respecter le sabbat pour aller donner un coup de main quand le cœur lui en dit… Jésus est le Christ, mais même lui ne mérite donc pas d’être appelé « bon », et c’est normal. Et en cela aussi il est notre frère. L’impasse de la morale minimaleJésus propose alors un 1er enseignement, celui de la morale minimale qui consiste au moins à ne pas nuire aux autres et à avoir de la gratitude pour ceux qui nous ont donné la vie. Comme le dit le jeune homme, en faisant attention, on peut y arriver assez bien. Mais alors, comme le jeune homme, il est bon d’expérimenter qu’une vie réglée par une petite morale raisonnable manque de souffle, manque de vie véritable, manque de quelque chose d’absolument nécessaire, en réalité. Jésus propose une petite morale du strict minimum comme solution possible à la recherche de vivre bien. Le jeune homme se projette dans ce que ce serait de vivre ainsi. Dans une certaine mesure, nous vivons en nous contentant parfois de ce peu d’ambition, en vivant bien pépères. Jésus, dans ce passage, et dans tout l’Évangile cherche à nous faire toucher ce mur de verre, et ressentir que la vie crie en nous du manque d’une autre dimension. L’impasse du sacrifice de soiJésus propose alors un 2nd enseignement, celui d’un idéal infini où l’on donnerait sens à sa vie en l’offrant dans un acte de générosité infini, renonçant à être soi-même pour gagner un trésor « au ciel ». Le problème, c’est que ce type de calcul est encore de l’égoïsme, l’idée n’est alors pas d’aimer les pauvres pour les aider à vivre, mais ils ne sont là que comme une occasion d’acheter son petit salut à soi. Or l’égoïsme est source d’amertume, de tristesse, d’obscurcissement de notre horizon. Le jeune homme ressent une seconde impasse cruelle. Il est riche. Riche d’argent, peut-être. Il a en plus une intelligence, une foi, un goût de vivre et d’avancer. Il sait qu’il est riche d’être lui-même tel qu’il est déjà car Jésus l’aima et lui fit sentir qu’il l’appréciait, qu’il le trouvait aimable. Il est donc riche. Comment est-ce que Dieu lui demanderait de sacrifier ce que Dieu lui a donné pour faire plaisir à Dieu ? Ça tourne en rond, c’est une folie comme celle d’Abraham qui pense un moment que Dieu lui demanderait de tuer le fils que Dieu lui a donné selon sa promesse ! Après l’impasse de la morale minimale, Jésus nous aide à sentir que c’est une folie sombre et triste de vouloir se sacrifier afin de se sentir digne d’être aimé. Sauvé comme un chameau à travers une aiguilleDe toute façon, dit en rigolant le Christ, même en faisant une formidable cure d’amaigrissement un chameau ne passera pas dans le trou d’une aiguille. Dieu ne nous demande pas de lui sacrifier notre richesse pour passer la porte de son amour ou de son règne. Il ne nous demande pas de sacrifier ce qu’il veut pour nous, ni la richesse de nos idées, de notre intelligence et de notre personnalité, ni de sacrifier nos moyens d’agir. La vie est de toute façon un miracle de Dieu. Il veut que nous ayons la vie, cela ne fait pas l’ombre d’un doute en Christ, car nous aussi, « en nous regardant, il nous aima ». Dieu veut donc que nous ayons la vie, Jésus ajoute que Dieu peut absolument nous donner la vie. La question est donc réglée. Il l’avait déjà dit au début en nous disant que l’entrée du Royaume est pour les bébés, alors qu’ils ne savent rien de Dieu, n’ont rien accompli et n’ont rien offert à personne. Mais la question est d’aller au-delà de ce simple savoir pour le vivre. Et suivre alors le Christ dans son cheminement.Oui nous pouvons commencer par la morale minimum, s’abstenir autant que nous en avons la force de faire du tort, éviter de tuer, de mentir, de tromper. Au moins cela, et savoir que tout le reste est laissé libre, le reste est à inventer. Et pour cela, honorer Père et Mère, s’ouvrir à la gratitude et à la louange, mais aussi honorer ce Dieu Père et Mère qui aujourd’hui encore veut nous enfanter, qu’il veut allaiter. Ce Dieu qui offre des miracles de franchissement au lourd chameau que nous sommes. S’ouvrir à cette ouverture, s’ouvrir à ce souffle, à ce manque, à cet appétit de faire le bien qu’avait le Christ. Dans sa vie quotidienne, il ne donnait pas tout mais ce qu’il donnait il le donnait par amour. Alors que le jeune homme cherchait à acheter le paradis, voilà qu’il découvre que la porte est grande ouverte et qu’il est donc riche et libre d’en faire ce qu’il veut. Il est libéré du seul moralisme de base comme horizon. Il est libéré de la folie des héroïsmes, libéré de la menace d’un Dieu terrible. Que faire ? Même si nous sommes toujours un enfant devant Dieu, c’est alors que nous ne sommes plus un bébé, quand nous assumons cette liberté et cette richesse. Les richesses spirituelles ont une qualité extraordinaire : celui qui en donne ne s’en dépouille pas lui-même, et pourtant le pauvre repart plus riche : il repart plus joyeux de notre joie, avec un peu de notre espérance sans que nous en ayons moins, avec un l’envie d’aimer après avoir été un peu aimé… notre richesse devient ainsi un trésor spirituel qui fructifie. Qu’est devenu le jeune homme ? Qu’a t-il fait de sa liberté et de sa richesse ? Qu’a t-il fait de sa vie ? L’Évangile ne nous dit pas la suite de l’histoire du jeune homme riche. La suite n’est pas encore écrite parce qu’elle n’est pas encore vécue. Elle est ce que nous ferons nous-même avec notre cœur, là où nous le plaçons. Ou non. Amen. Vous pouvez réagir sur le blog de l'Oratoire |
Pasteur dans la chaire de
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