La poétique évangélique des béatitudes
La traversée du malheur et l'Ouvert du Royaume
( Matthieu 5:1-12)
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Culte du dimanche 1er décembre 2013 à l'Oratoire du Louvre
prédication le docteur David-le-Duc Tiaha
J'aimerais mettre ma première prédication dans ce temple de l'Oratoire du Louvre de l'Église protestante unie de France sous le signe de l'horizon du bonheur que ouvre le discours des Béatitudes de Jésus sur le Mont des Oliviers, tel qu'il se donne à entendre dans l'Évangile de Matthieu. Ce qui m’intéresse dans cette parole des Béatitudes, à la manière de D. Bonhoeffer, c'est la centralité christologique qu'elle instaure entre Dieu, soi-même et autrui dans une perception poétique de l'accomplissement du Royaume. Que nous donne à voir, à comprendre et à vivre dans la foi ce poème du bonheur ? Si c'est un poème du bonheur adressé par Jésus à la foule et aux disciples sous le signe du Royaume de Dieu, cela veut alors dire qu'il ne prétend pas expliquer l'avènement du Royaume, mais nous faire découvrir la discrétion de la puissance d'accomplissement de cette promesse qui n'est pas un déni du malheur.
C'est en ce sens que ce poème évangélique du bonheur est une déclamation paradoxale de l'aveu du malheur et la promesse du bonheur. Pour être plus précis, c'est dans l'exclamation du présent accompli du bonheur selon la formule « heureux sois-tu ! » que l'aveu du malheur est montré en creux : « Bonheur à toi qui te reconnais pauvre en esprit... le Royaume des Cieux est à toi ! » ; « Bonheur à toi qui pleures maintenant... tu seras consolé ! ». L'aveu du malheur est implicite et ne saurait donc être pensé comme une opposition équivalente à l'ampleur de la promesse. Elle est une parole qui donne à voir l'invisible et à écouter l'inaudible. Elle nous dit ce que nous ne saurions ni voir ni écouter si ce poème évangélique du bonheur ne l'avait manifesté et rendu audible pour nous.
I/ Le poème des béatitudes et du Royaume des cieux :
voir l'invisible et écouter l'inaudible
Il convient de dire que ce poème des béatitudes est d'abord une parole de l'invisible et de l'inaudible, parce qu'elle nous invite à voir et à écouter la promesse du Royaume qui nous échapperait si nous ne nous mettions pas en direction de ce qu'il manifeste de Dieu, de l'homme et du monde. Ce n'est pas encore la déclamation paradoxale du poème des béatitudes qui m'intéresse, mais ce qu'il montre de l'invisible et de l'inaudible, c'est-à-dire l'hospitalité ultime de l'écoute de cette parole du bonheur. Notre écoute de ce poème évangélique est grosse du Royaume. L'écoute ne nous élève à ce que Paul Ricœur appelle, dans sa méditation sur les béatitudes, la « hauteur de l'Ouvert » de ce Royaume que si elle se défait de mes préjugés habituels, mes prédilections, mes ressentiments, mes souvenirs, mes rêves et mes illusions, puisque ceux-ci n'offrent pas toujours de lieu pour accueillir ce qui me vient de ce poème évangélique comme la parole de Dieu.
Écouter ce poème évangélique, c'est aussi écouter ce à quoi, de Dieu, du monde et de l'homme, il répond, appelle et requiert. En écoutant ainsi ce poème évangélique, j'écoute d'abord en imagination Dieu qui vient dans la promesse, j'aperçois ensuite, au sens métaphorique, l'homme ou la femme du futur (le juste) que je suis appelé à être dans le présent de mon agir et je découvre le monde de possibles en attente de ma réponse pour sa transformation. Car la transformation de chaque personne est un fragment de monde transformé. Voilà l'invisible et l'inaudible que ce poème évangélique des béatitudes rend manifestes pour nous, puisque l'écoute est un moment de la réponse, une condition d'un autre acte de parole. Ce poème s'impose à mon écoute, il nous saisit malgré nous, il montre comment le monde va, il révèle la joie, la souffrance, l'horreur, la surprise auxquelles je dois pouvoir répondre sans qu'il ne me dise proprement rien de ce qu'il faut faire afin que ma liberté d'initiative soit responsable et créatrice. Mais cette écoute n'est pas la perspicacité de l'attention qui veut maîtriser le sens, mais elle invite à se reconnaître pauvre en esprit, pauvre en compréhension de la foi pour recevoir le don de l'Esprit de Dieu.
Voilà que l'écoute nous advient comme une béatitude de la pauvreté en esprit, du manque de la plénitude de l'Esprit qui donne en possession le Royaume des cieux, parce qu'elle montre ce qui a fait effraction en moi en me prenant au dépourvu. C'est de cette manière que je peux écouter, me laisser ébranler et transformer par ce qui m'advient nouvellement par l'écoute de ce poème évangélique du bonheur. L'homme qui écoute avec ses habitudes ne verra jamais arriver que du déjà vu et n'entendra que du déjà dit. Il ne s'agit pas de laisser tomber dans l'oubli mes souvenirs et de faire le stupide pour mieux écouter, mais de faire taire en moi la rumeur du déjà vu et du déjà entendu et de rendre vives ma lecture des béatitudes, mon expérience et mon attention au cours des événements de la vie qui nous me mettent en situation de pauvreté, de souffrance, de deuil, de manque, de mal moral et d'injustice ; car c'est de tout son corps qu'on écoute ce poème des béatitudes et qu'on éprouve aussi ce qu'il nous dit en rapport avec les événements de ma vie.
II/ Le paradoxe de l'ampleur de la promesse et de la finitude du malheur
Dans l'histoire des Églises, ce poème évangélique des béatitudes, depuis les pères grecs et latins jusqu'à nous en passant par les médiévaux et les réformateurs, a souvent été interprété comme une éthique de la perfection (catholique) pour les uns et une éthique des sentiments (protestantisme libéral) pour d'autres. Le conflit de la loi et de la grâce participe encore aux polémiques entre les confessions ecclésiales et entre les sensibilités théologiques dans le christianisme (W. Hermann ; D. Bonhoeffer). Au siècle dernier, la redécouverte du thème du Royaume de Dieu a rendu possible une interprétation eschatologique des béatitudes qui fait de celles-ci une « éthique de transition » pour rentrer dans le monde nouveau (J. Weiss ; A. Schweitzer). À la suite de P. Ricœur, j'en viens maintenant à la déclamation paradoxale du poème des béatitudes. Elle nous montre deux choses.
Premièrement, la déclamation paradoxale montre les figures du bonheur suivant l'ampleur de la promesse, tout en indiquant en creux les figures du malheur auxquelles le disciple déclaré heureux est confronté. Les figures du bonheur présent sont indiquées par l'ampleur de la promesse : 1/ « le Royaume des cieux est à eux » ; 2/« Ils recevront la terre que Dieu a promise » ; 3/ « Ils seront consolés » ; 4/ « ils seront rassasiés » ; 5/ « ils obtiendront miséricorde » ; 6/ « ils verront Dieu » ; 7/ « ils seront appelés fils de Dieu » ; 8/ « le Royaume des cieux est à eux (ils possèdent le Royaume)». ; 9/ « soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ». La promesse caractérise des figures du bonheur présent qui répondent respectivement à des situations de malheur aussi présent : 1/ « pauvres en esprit » ; 2/ « les doux » ; 3/ « les affligés » ; 4/ « les affamés et les assoiffés de justice » ; 5/ « les miséricordieux » ; 6/ « les purs de cœurs » ; 7/ « les artisans de paix » ; 8/ « les persécutés pour la justice » ; 9/ « les insultés, les persécutés, les calomniés à cause du Christ ».
Vient en tête des situations de malheur la pauvreté en esprit qui indique un trait fondamental de notre condition humaine ou sociale que les éthiques du care appelle aujourd'hui la fragilité (humaine) ou la vulnérabilité (sociale). Notre contexte contemporain rend difficile aujourd'hui la défense des spiritualités du détachement ou du renoncement comme témoignage de pauvreté, comment renoncer à soi ou se détacher de soi lorsqu'on est en situation d'incapacité, en situation de ne pas pouvoir agir ? Le renoncement à soi, tant revendiqué dans les interprétations bourgeoises des béatitudes, n'est-il pas une illusion pour ces personnes qui sont encore conscientes d'elles-mêmes et de leur capacité à renoncer ? Elles sont encore conscientes de leur pouvoir de choisir.
Les « pauvres en esprit » se trouvent dans des situations de fait où ils ont perdu le pouvoir de décider pour quoi que ce soit et se reconnaissent simplement comme fragiles et vulnérables. Les « doux » ne souffrent-ils pas du spectacle de la violence à laquelle ils ont renoncé pour être plus vulnérables, parce que sans défense ? Les larmes de deuil ou de souffrance et le désir d'être juste, exprimé par la soif et la faim du corps, ne sont-ils pas autant d' « indices cruels » de manque ? Les « miséricordieux » ne sont-ils pas démunis devant la puissance de la justice violente dissimulant l'esprit de vengeance ? Les « cœurs purs » ne font-ils pas partie de la condition humaine livrée à la fragilité comme possibilité du mal moral inscrite en son intime, aux troubles des désirs et des passions de l'estime de soi (valoir), de dominer les autres (pouvoir) et de l'envie de posséder plus que les autres (l'avoir) ? Que peuvent les « artisans de paix » devant l'échec des arbitrages et des réconciliations entre les parties rivales ? La série des malheurs ne se poursuit-elle pas avec l'agression que l'homme fait à l'homme sous les formes de la « persécution », de « l'insulte », de la « calomnie » ?
Deuxièmement, sous la figure rhétorique de renversement des destins, cette déclamation paradoxale fait place à la proclamation comme retournement de la finitude du malheur en force d'accomplissement de la promesse de bonheur. Ce renversement des destins se trouve souvent exprimé par des formulations étonnantes comme « les premiers seront les derniers », « qui veut sauver sa vie la perdra » et par d'autres paraboles de la multiplication et de la centuplication qui font dire à P. Ricœur que « ce que la promesse opère peut s'exprimer comme une augmentation, un accroissement, un surplus de sens et d'être, opérant au cœur même de l'aveu du malheur en ses multiples figures ». C'est ce que semble révéler l'éclatement verbal qui accompagne le souhait du bonheur à travers des verbes à la voix active - ils « recevront la terre que Dieu a promise », « obtiendront miséricorde », « verront Dieu » - conjugués au futur pour les uns et au présent pour d'autres « le Royaume des cieux est à eux » d'une part et, d'autre part, à travers des verbes à la voix passive – ils seront « consolés », « rassasiés », « appelés fils de Dieu ». Ce paradoxe des voix active et passive du divin cache et révèle en même temps l'origine de la promesse dans l'hospitalité de l'écoute de la prédication du Royaume dans la ministère de Jésus.
III/ La tension temporelle de la promesse de bonheur
Le négatif des situations présentes de manque, de précarité, de souffrance et d'absence de justice montre que la promesse du Dieu qui vient à nous promet ce qui nous semble impossible. Cette promesse n'exerce ainsi sa puissance de transformation de nos vies que parce que c'est une parole qui échappe à toute vision et à toute prévision. Elle ne se confond pas avec les faits sociaux ni avec les faits de la nature. Elle n'est pas prévisible comme la météo ni comme les enquêtes sociologiques sur les résultats de telle élection prévue dans le calendrier électoral. Si la promesse du Dieu qui vient dans le discours des béatitudes n'était pas de l'ordre de l'impossible, elle n'en serait pas une promesse véritable parce qu'elle serait prévisible. Car une promesse prévisible est superflue. La promesse de bonheur en ce sens est de l'ordre d'un événement imprévisible comme une rencontre amoureuse ou une naissance d'enfant ; il bouleverse nos attentes et nos probabilités et se fraie en nous son propre chemin d'accomplissement en faisant naître en nous l'attente et la confiance. La promesse de bonheur porte en son présent une conscience obscure du malheur. Elle ne trouve sa seule clarté future que dans le prophétisme du témoignage à travers la prière, la prédication et l'action.
L'échelle des différentes figures du malheur ont été égrenées depuis le manque jusqu'à l'adversité violente. Mais cette échelle ne doit pas masquer l'ampleur de la promesse de bonheur dont elle ne saurait en aucun cas être son opposé équivalent, puisqu'elle n'a pas d'avenir, bien qu'elle soit actuellement du présent. En revanche, les figures du bonheur sont du présent et de l'avenir. C'est cette inégalité temporelle qui rend impossible le face à face entre les figures du bonheur et les figures du malheur. En toute rigueur, la promesse de ce poème ne promet pas le futur du bonheur, mais la libération future du malheur. La tension temporelle de la promesse est prise entre le pôle du présent total du bonheur et le pôle du futur de la libération du malheur. C'est même cet écart à l'intérieur de la promesse qui préserve l'explosion verbale de la force d'accomplissement du bonheur de se transformer en délire mystique de joie. Le présent du bonheur est à la fois joie de vivre dans le secret de la présence de Dieu et espérance d'être délivré du malheur présent. Le bonheur du juste est pris dans cette tension temporelle de la promesse du Royaume.
IV/ Poétique du juste dans le cours de l'action et de la prière
Les exégètes sont unanimes sur le fait que le thème de la « justice pour le Royaume des cieux » convient à l'ensemble du Sermon sur la montagne et qu'il structure l'ensemble des béatitudes. Mais, force est de constater que les béatitudes sont souvent analysées de manière dispersée. Je suggère de conclure ma prédication en la centrant sur la béatitude du juste que je considère comme la béatitude des béatitudes. Car elle montre la structure fondamentale de la vie du disciple (l'être-disciple) dans la mesure où il s'agit du désir de vivre comme Dieu le demande en se révélant. Autrement dit, il s'agit de l'accord entre le désir d'être avec autrui et le sens de la présence de Dieu dans l'amour. L'être-juste du disciple est explicité dans Mt VI, 1-18 et illustré avec trois exemples qui traduisent la manière d'être et d'agir du juste dans sa relation au prochain qu'est l'autre et au lointain qu'est Dieu.
Le juste sais habiter la distance adéquate dans sa relation à l'autre et à Dieu. 1/ Le juste dans sa bienfaisance à l'égard de son prochain laisse son action ouverte à la gratuité et à la reconnaissance de la présence discrète de Dieu. 2/ Il en est de même pour la prière du juste ouverte à la présence discrète de Dieu et à sa reconnaissance. 3/ Le rapport ascétique du juste à son corps apparaît non sous l'obscurité de la tristesse, mais sous le jour la joie et de la liberté ouvertes une fois de plus à la présence discrète de Dieu et à sa reconnaissance. En ce sens, le surcroît du bonheur comme donation et don transparaît dans le rapport du juste à Dieu, à autrui et à son corps : « Chercher d'abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt VI, 33). Par le biais de ces dimensions (Dieu, l'autre et le corps) de la vie du juste, la béatitude de la pauvreté en esprit peut être réinterprétée comme un problème de la fragilité et de la vulnérabilité. Faut-il pour cette raison que nous puissions nous comprendre uniquement dans le conflit de l'autonomie et de l'hétéronomie, de la liberté et de la dépendance à l'égard de Dieu et d'autrui ? Je crois que le plus important dans le bonheur du juste c'est son désir d'être à Dieu et pour autrui impliqué différemment par la douceur nourrie de l'intérieur par le courage et la patience face l'adversité violente, par la souffrance dans l'attente d'une libération ultérieure, pour un cœur pur déchiré entre le désir et l'angoisse, dans la pacification des conflits demandant à clarifier la vérité, la justice et le pardon...
Le juste est libre de l'avenir parce que sa vie est achevée, accomplie. Il a un futur en tant que son action est pleine de promesse d'avenir, puisqu'il est tout entier à soi-même advenu dans un heureux présent. Le bonheur est une présence du présent. Il n'a besoin ni du futur ni du passé, puisque le souvenir du bonheur passé et l'attente du bonheur futur n'ont rien du bonheur. Le bonheur surgit tout à coup, il est pur événement. Je suis tenté de rapprocher le makarios évangélique à l'eukairia grecque : agir comme il faut au moment où il le faut, être comme il faut au moment où il le faut. Le désir d'être du bonheur évangélique échappe à la nostalgie du passé et à l'inquiétude pour l'avenir. Cette plénitude dont nous parle Jésus est ouverte, elle est elle-même libérale : « Je vis au plein jour de l'aujourd'hui » ; « à chaque jour suffit sa peine » nous dit-il. Le bonheur se suffit à lui-même comme accord du sens d'être et du sens de la présence ; il est libre du temps et de l'éternité, c'est pourquoi il n'est ni quête ni conquête, mais la gratuité même du surcroît, la bienveillance amoureuse à l'égard du présent des uns et des autres.
Amen
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Lecture de la Bible
Matthieu 5:1-12
Voyant la foule, Jésus monta sur la montagne; et, après qu’il se fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui.
2 Puis, ayant ouvert la bouche, il les enseigna, et dit:
3 Heureux les pauvres en esprit,
car le royaume des cieux est à eux!
4 Heureux les affligés,
car ils seront consolés!
5 Heureux les humbles de coeur,
car ils hériteront la terre!
6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés!
7 Heureux les miséricordieux,
car ils obtiendront miséricorde!
8 Heureux ceux qui ont le coeur pur,
car ils verront Dieu!
9 Heureux ceux qui procurent la paix,
car ils seront appelés fils de Dieu!
10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux!
11 Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi.
12 Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous. |
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