L’aujourd’hui du christianisme social( Josué 5:2-12 ) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du dimanche 3 octobre 2010 à l'Oratoire du Louvre Chers frères et sœurs, c’était hier la date prévue pour la relance du mouvement du christianisme social, un mouvement bien connu de notre Eglise puisque d’importants animateurs furent pasteurs ici-même et que le christianisme social est l’une des racines de notre identité. Le christianisme social recouvre bien des aspects différents et ceux qui entendent le promouvoir n’ont pas forcément une position unanime sur ce qu’il est, ce qu’il devrait être. Tous ont en commun le souci que le christianisme ne reste pas confiné dans une spiritualité qui oublierait le sens du service, le sens de la justice sociale, le sens de l’entraide. Tous ont en commun, également, de devoir penser le rapport que la religion entretient avec le champ politique puisque la justice, l’entraide, le soin de l’autre relève du champ politique. Ce rapport est, disons-le, problématique. Le plus souvent, ce rapport est envisagé à partir de deux textes bibliques, l’un convoqué pour justifier une séparation radicale entre Eglise et politique, c’est la réponse de Jésus à la question qui lui est posée au sujet de l’impôt : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22/21), l’autre pour faire valoir que l’Eglise est juge du politique, un texte qui dit qu’il vaut mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Ac 5/29). On pourrait convoquer, également, l’apôtre Paul qui dit qu’il faut se soumettre aux autorités. A chaque fois ces versets sont tirés de leur contexte et n’offrent pas, je trouve, un bon support de réflexion à cette question du rapport du religieux et du politique. Ce passage de Josué, contre toute attente, me semble bien plus efficace pour se demander quel est le bon positionnement : même s’il en est question, ce passage biblique n’est ni un traité sur la circoncision ni un traité sur la célébration de la Pâques mais plutôt un traité de théologie politique. C’est ce que je vous propose d’observer maintenant. Nation vs peupleTout commence par le récit de la circoncision des fils d’Israël au moment où ils entrent dans la fameuse terre promise. On peut s’étonner de la longueur des explications au sujet de cette circoncision. On peut s’étonner qu’il faille autant de détails pour justifier cette circoncision. Que cherche à nous faire comprendre ce texte ? le texte travaille sur un jeu d’oppositions entre les différents protagonistes de l’histoire : ceux qui sont sortis et ceux qui sont nés dans le désert, ceux qui étaient circoncis et ceux qui ne l’étaient pas, ceux qui sont morts dans le désert et ceux qui sont entrés en terre promise. Ce jeu d’opposition s’articule autour de l’opposition entre les deux mots « peuple » et « nation ». C’est un peuple qui sort d’Egypte, c’est une nation qui meurt en route, c’est une nation qui entre en terre promise et qui va être circoncise. Derrière ces mots « peuple » et « nation », il y a les mots hébreux « ‘am » pour « peuple » et « goy » pour nation. C’est cette distinction entre « peuple » et « nation » qui me semble au cœur de ces explications touffues. Qu’est-ce qu’un peuple, qu’est-ce qu’une nation ? l’examen des données bibliques nous révèle que la nation, goy, est une entité à caractère politique qui tisse un lien à caractère administratif, une entité indivisible qui se rassemble autour d’une figure de pouvoir (le roi dans les textes bibliques). La nation forme un tout. C’est une entité de laquelle n’émerge aucune individualité. Dans les textes bibliques, le peuple, ‘am, se construit plutôt sur le lien de parenté, selon un principe familial. C’est le principe de l’alliance entre les personnes qui constitue la trame du peuple. Le peuple s’appuie sur les caractéristiques particulières des individus qui le composent. Revenons à notre texte et voyons comment cette distinction entre peuple et nation éclaire l’histoire des Israélites depuis la sortie d’Egypte jusqu’à l’entrée en Canaan. C’est donc un peuple qui sort d’Egypte. Puis il y a la révolte, les Israélites n’écoutent plus Dieu, ne veulent plus entendre parler de sa promesse au point que Dieu anticipera le fait qu’Israël voudra faire comme tout le monde et être une nation comme les autres avec un roi à sa tête (Dt 17/14). Et c’est justement là, qu’il est soudainement question d’une nation : la nation de tous ces hommes qui n’ont pas écouté la voix de l’Eternel. Une partie de la nation meurt en cours de route ; l’autre partie, composée de leurs fils, entre en Canaan après un périple d’une quarantaine d’années. Et c’est cette nation qui va être circoncise. Et comment finit ce passage ? par une belle faute de grammaire : « lorsqu’on eu achevé de circoncire toute la nation, ils restèrent sur place dans le camp jusqu’à ce qu’ils vivent ». Un mot au singulier (« nation ») devient sujet de verbes au pluriel. C’est faux sur le plan grammatical, c’est juste sur le plan théologique. La circoncision a transformé cette masse sans visage, la nation, en un peuple constitué d’êtres singuliers, unis par le principe d’une alliance interpersonnelle dont la circoncision est le signe visible, du moins pour la gent masculine. Ce passage révèle donc ceci : la relation que l’Eternel espère avec l’humanité relève du peuple et non de la nation. Ou, dit autrement, Dieu connait des personnes et non des groupes d’hommes de type Etat/nation qui laissent les individus dans l’anonymat. C’est là le premier point à noter pour notre question de départ sur le lien entre religieux et politique : le théologique n’est compétent que sur le plan interpersonnel. Le théologique a des outils pour s’adresser à des personnes, pas à des groupes anonymes comme l’est une nation. Le théologique peut accompagner la réflexion des individus, il n’est pas en mesure de développer une politique pour un Etat. Par exemple, un parti chrétien n’aurait pas de sens car il ne disposerait pas, avec sa réflexion théologique, des outils nécessaires pour établir un programme de gouvernement. Si la tentation est forte, parfois, pour l’Eglise, de donner des leçons à ceux qui nous gouvernent, il est bon de se rappeler à plus d’humilité et de ne pas perdre de vue nos limites. De notre foi en Dieu ne découle pas directement une politique qu’il suffirait d’appliquer. C’est pour cela qu’en matière d’éthique, par exemple, le protestantisme ne développe pas une éthique de principe qui pose des règles universelles et intangibles, valables pour tous les temps, quelle que soit la situation, mais qu’il élabore une éthique de responsabilité qui tient compte, aussi, des personnes et des situations. A ce propos nous pouvons nous souvenir que le psaume 23/3 dit bien qu’il n’y a pas un chemin de la justice mais des chemins de la justice. Cela devrait nous rendre attentifs au fait que l’Eglise serait bien mal inspirée de dire aux responsables politiques « voilà ce qu’il faut faire ! ». Valorisation du politiqueCela ne vaut, bien entendu, qu’à la condition que le politique soit légitime. Or ce passage biblique peut donner l’impression de discréditer le lien politique et de reléguer la nation à ce qu’il y a de pire et qu’il faudrait éviter à tout prix en la mettant à mort par une traversée du désert menée dans les règles de l’art. La suite du texte biblique nous suggère bien autre chose. Là encore, les détails peuvent nous sembler bien inutiles. A quoi bon parler de la célébration de la Pâque et de la fin de la manne ? pour dire que l’exode est fini, soit. La parenthèse du désert est fermée, passons à l’étape suivante. Précisément. Et qu’apprend-on de cette étape suivante ? que la manne cesse et que les Israélites mangent désormais des produits du pays où ils sont. C’est la fin de la manne, cette nourriture offerte quotidiennement par Dieu pour répondre aux besoins du peuple qui, dans le désert, n’avait pas de quoi pour se nourrir autrement. C’est la fin de la manne, cette nourriture reçue directement de Dieu. C’est donc le temps du sevrage. Désormais, le peuple est en mesure de vivre sans être relié à la mamelle de Dieu, pour filer la métaphore. Le peuple est en mesure de trouver ici bas, sur terre, ce qui lui est nécessaire pour vivre. Cette Pâque qui a été célébrée comme elle avait été célébrée au moment de la sortie d’Egypte, de la maison de servitude, indique que Dieu libère à nouveau, encore et encore. Et de quoi le peuple est-il libéré ? il est libéré de Dieu lui-même. Dieu libère son peuple d’une sorte dépendance totale à son égard. Désormais, Israël n’est plus un enfant qu’il faudraitt prendre en charge totalement. Israël est sevré de Dieu lui-même, selon la volonté même de Dieu. Le peuple de Dieu devient adulte, majeur et Dieu ne sera pas une sorte d’Etat providence qui garde le contrôle des individus. Ce texte pose les bases de la sécularisation qui sera théorisée au XXème siècle par le théologien Friedrich Gogarten : Dieu ne cherche pas à nous maintenir à l’état d’enfant mais à nous élever au statut de fils et de fille, majeurs, capables d’assumer nous-mêmes notre propre vie et de faire nos propres choix. Dieu ne nous maintient pas sous tutelle mais s’adresse à nous en nous disant « tout est à vous » (1 Co 3/22-23, en n’oubliant pas que si tout est permis, tout n’est pas utile, 1Co 6/12). Dieu nous institue libres et responsables, nous laissant le soin de faire bon usage de ce qui est à notre disposition. Le politique est alors la réponse humaine à cette responsabilité offerte par Dieu, c’est la manière de s’organiser pour assumer cette liberté. Loin d’être discrédité, le politique est donc remis à l’honneur dans la mesure où le politique est ce qui permet à l’humanité de préserver la vivacité de cette liberté voulue par Dieu et de coordonner, d’harmoniser les élans des uns et des autres. C’est pour cela que Paul recommandera d’obéir aux autorités (Tit 3/1). La situation de l’EgliseLe politique est donc tout à fait légitime dans une perspective théologique et il occupe une place que l’Eglise ne saurait revendiquer. Cela signifie-t-il que la séparation entre les deux doive être totale et que le christianisme social, finalement, n’a pas de raison d’être ? à la lumière de ce que je comprends de ce texte biblique et que je vous ai exposé, il me semble que la pertinence du christianisme social, si elle a pu être faible ces dernières années, retrouve une acuité toute particulière de nos jours en raison de ce que le monde est devenu. Il y a un siècle, les Etats-nations étaient forts. Ils faisaient ou défaisaient l’histoire. C’était l’époque où les nations déclaraient la guerre à d’autres nations (il n’y a plus eu de déclaration de guerre depuis les années 40, si je ne me trompe pas). Les nations pouvaient se penser toutes puissantes et il importait qu’il y eut des contre-pouvoirs efficaces pour que les individus ne fussent pas broyés. Le Christianisme social a pu jouer un rôle positif en ce sens, à la manière des prophètes de l’Ancien Testament qui rappelaient le droit des personnes. Puis les Etats-nations ont perdu du pouvoir au profit du monde financier qui a pris une partie des rennes. Les investisseurs se sont avérés être détenteurs d’une puissante capacité de décisions sur le cours de l’histoire, pouvant faire et défaire des gouvernements et même des dictateurs. Là, le christianisme social a été bien en peine de trouver les bons interlocuteurs car les forces en présence sur les marchés mondiaux sont difficilement identifiables. Certainement l’Eglise s’est souvent trompée de cible en fustigeant les décideurs politiques qui n’avaient plus toutes les commandes. Il n’en demeure pas moins vrai que l’Eglise a su aussi être présente auprès des plus faibles, redonnant un visage et une dignité à celles et ceux qui ne valaient plus beaucoup au regard des enjeux. De nos jours, la situation a encore changé avec la révolution numérique. Or l’Eglise, et le mouvement du christianisme social en particulier, ont certainement un rôle à jouer désormais, dans cette nouvelle configuration. Cette nouvelle configuration c’est que, désormais, les individus peuvent peser autant que les Etats-nations. La globalisation et la mise en réseau des systèmes donnent désormais aux individus un pouvoir qu’ils n’avaient jamais eu jusque là. Le 28 août 1998 est l’une des dates qui marquent ce tournant décisif. La France est encore tout à son bonheur d’avoir gagné la coupe du monde de football quand, le 7 août, des attentats sont perpétrés contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam. Un certain Oussama Ben Laden est identifié comme l’auteur de ces attentats. Le 20 août, les Etats-Unis lancent 75 missiles de croisière à un million de dollars pièce contre lui à Jalalabad. C’est la première bataille de l’histoire entre une superpuissance et un homme. Nous l’avons vu, le théologique n’est pas compétent au niveau de la nation, de la masse indivise, mais il l’est au niveau individuel. Et parce que ce niveau individuel prend aujourd’hui une ampleur jamais connue jusque là, le théologique peut être pertinent dans le champ politique sur cet aspect là, notamment en évitant de produire en son sein de véritables monstres. Mais songeons aussi que, pour se protéger de la montée en puissance des individus (même le plombier polonais semble être devenu une menace), les Etats peuvent être tentés de restreindre les libertés individuelles, de corseter les initiatives individuelles et de maintenir les individus dans une forme de dépendance à leur égard. L’Eglise doit être vigilante sur ces aspects. Par ailleurs, le théologique peut aider les individus à se protéger contre cette montée des individualismes par une action d’éducation et d’accompagnement personnalisés. Le christianisme social, c’est offrir aux personnes en difficulté, d’autres réponses que les réponses financières fournies par l’Etat et qui ont un effet limité. Par exemple, le christianisme social peut s’adresser aux personnes pour développer leur employabilité qui ne passe pas que par l’acquisition de compétences techniques mais aussi par l’estime de soi, par une nouvelle représentation de soi, par un rapport dédramatisé à la société, par la proposition de relations interpersonnelles qui ne sont pas régies par la méfiance voire la violence, mais par ce qui fonde un peuple dans la perspective biblique : la dynamique de l’alliance telle que Dieu l’envisage. Le Christianisme social peut rendre disponible l’espérance que Dieu suscite et qui manque tant à des personnes qui ont perdu toute motivation, qui sont désabusées. Le Christianisme social peut effectuer, encore de nos jours, la geste de Josué, cette circoncision qui, métaphoriquement, consiste à redonner une existence et une place à chacun. Chacun de nous peut, encore de nos jours, à la manière de Josué, prendre soin de chacun jusqu’à ce qu’il vive. Amen
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