Daniel et le Roi Belchassar( Daniel 5 ; Évangile selon Jean 8 :3-9 ) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du 24 mai 2009 à l'Oratoire du Louvre Étrange histoire qui nous plonge dans une ambiance de fin de règne évoquant tant de périodes sombres de l'histoire des puissants de ce monde et des pouvoirs qu'ils s'imaginent posséder. Le roi Belchassar n'a pas pu ou pas su se montrer à la hauteur de son père, le grand Nabuchodonosor. Babylone est assiégée par Darius, le Perse. Mais, alors que les armées ennemies sont aux portes, au lieu d'organiser la défense - comme aurait sans doute fait Nabuchodonosor - il se complait dans la beuverie et utilise même les objets du culte autrefois pris par son père dans le Temple de Jérusalem pour ses excès de boisson. Comme s'il voulait franchir une limite que Nabuchodonosor s'est bien gardé de transgresser. Le récit se présente donc d'abord comme une mise en accusation de l'aveuglement d'un puissant, la dénonciation de sa décadence. La puissance du Roi, n'est qu'une illusion : la fin est proche. Mais il y a aussi autre chose dans cette histoire, autre chose qui dit quelque chose de ce roi en tant qu'il est un être humain, à la foi si différent et si proche de nous. Et cette autre chose, je voudrais tenter de la mettre à jour en m'arrêtant sur deux éléments du récit. L'un, central, est évidemment la main qui écrit et l'inscription qu'elle trace sur le mur. Le second, qui passe généralement inaperçu, concerne les noms des deux protagonistes principaux de cette histoire : Daniel et le Roi. La main et l'inscriptionNotons d'abord que si tout le monde voit l'inscription sur le mur - sans toutefois pouvoir la lire- seul le Roi voit la main qui écrit. C'est donc que cette «main» est pour lui et pour lui seul. Elle fait sens pour son existence et pas pour l'ensemble des témoins. Les autres ne sont pas concernés. Ce qui fait vérité de l'existence pour quelqu'un, en bien ou en mal, n'est perceptible que par celui qui l'expérimente. C'est de l'ordre de la « vision » pas du «visible ». Comme on dit parfois d'une vision qu'elle est «intérieure» c'est-à-dire qu'elle concerne l'intime de celui qui en bénéficie et non ce qui, de lui, est visible par tous et qui ne relève que de l'image et des représentations. Cependant les effets n'en sont pas moins constatables par les autres: la frayeur du roi et les traces sur le mur et les conséquences que cela aura dans le futur. Face à cette main, le roi ne peut prendre de la distance : il est sidéré. La portion de main qui vient écrire sur le mur, opère en lui comme un véritable choc psychologique. Elle le disloque littéralement (cf. y. 6: «Alors le roi changea de couleur, et ses pensées le troublèrent; les jointures de ses reins se relâchèrent, et ses genoux se heurtèrent l'un contre l'autre »). Cette main fait effraction, fracture, et elle est impossible à interpréter. Il pensait maîtriser les choses et les gens, du moins dans l'entourage immédiat du palais s'il est vrai que l'ennemi est aux portes. Et voici qu'une main d'homme vient signifier son jugement, du moins le pressent-il, sinon comment expliquer sa frayeur. Et l'inscription? Les mots évoquent d'abord des unités monétaires: la mine, le sicle et le demi-sicle. Mais ces mots évoquent aussi les participes passés des verbes « compter », « peser » et « diviser ». De là l'oracle que Daniel en tire : le roi voit le temps de son règne « compté », il va prendre fin; « pesé », il ne fait pas le poids; « divisé » : son royaume est divisé entre les Mèdes et les Perses. Si on en proposait une transposition en français, cela donnerait à peu près ceci « un franc, un mark, une livre ». Un franc : tu as franchi les limites de tes années de règne; un mark : la marque de ton règne c'est la légèreté ; une livre : ton pays est livré aux étrangers. » L'adaptation permet de comprendre que ces trois mots - compté pesé et divisé - n'ont pas de signification en eux-mêmes. Ils ne contiennent aucun « savoir » secret. Ces trois mots font sens uniquement en raison de l'histoire singulière de ce roi. Ils font sens, de cette façon là, uniquement pour lui. Pour Daniel, il ne s'agit donc pas tant d'expliquer, au sens de livrer un savoir, que de faire résonner ces signifiants afin que leur effet d'énigme prenne sens pour le roi ici et maintenant. Il n'y a rien « d'écrit à l'avance» dans les mots de l'inscription qu'il faudrait découvrir. Celle-ci ne relève pas de la prédiction: on n'est pas dans la numérologie, la kabbale ou le décryptage d'un message secret. Ce n'est qu'en lien avec l'existence concrète du roi que ces mots «parlent». Cela veut dire que les mêmes mots parleraient autrement pour une autre personne. Mais alors, l'inscription fait-elle «destin» pour le Roi? La main qui écrit est-elle le signe que le « sort» du roi est scellé ? Et Daniel est-il le porteur d'un message écrit depuis toujours? La finale du texte semble d'abord accréditer cette lecture: c'est écrit et c'est accompli (cf. la mort violente du roi). On est proche de la tragédie grecque. On peut cependant entendre autre chose dont le texte est porteur. Cet «autre chose que le destin» réside dans un détail qui passe généralement inaperçu à première lecture. Il y est question d'une lettre en plus qui - peut-être - brise le destin. Au verset 12, lorsque la Reine propose l'intervention de Daniel, elle rappelle que Nabuchodonosor lui a donné un nom (cf. Dn 1,7): Beltechassar. Le nom de Daniel et le nom du roi.Daniel porte donc presque le même nom que Belchassar, avec une lettre en plus. Ce nom donné par le Roi relevait de la volonté expresse de mettre Daniel sous la protection des dieux babyloniens (cf. 4,5 : « nommé d'après le nom de mon Dieu et qui a en lui le souffle des dieux saints »). Or, comme le notent les exégètes, cette affirmation constitue une erreur, car, malgré les apparences, le nom n'est pas dérivé de Bel. En fait l'affirmation convient pour Belchassar le Roi - nom théophore dans la composition duquel entre bien le dieu Bel) mais pas pour Beltechassar/Daniel. Le nom nouveau de Daniel échappe à la capture du polythéisme et de la religion babylonienne. Si le nom du Roi Belchassar signifie bien, en effet, « Dieu/Bel protège le Roi », le nom de Daniel, « Beltechassar » signifie plus simplement «protège la vie du Roi ». La lettre en plus déplace un tout petit peu la signification et permet que Daniel échappe à la capture de Bel/Baal. Daniel échappe donc au destin dans lequel a voulu l'inscrire le puissant Nabuchodonosor: la force du destin ploie devant l'ajout d'une simple lettre en plus (cf. Abram/Abraham; parfois c'est en moins: Saraï/Sara). La lettre en plus, c'est quelque chose en moins, la fin du « c'est écrit », la fin du destin, la fin de la soumission aux dieux. Mais en quoi cela concerne t-il le Roi Belchassar ? On peut déjà s'interroger sur le fait pour Nabuchodonosor de nommer Daniel d'un nom aussi proche que celui qu'il a autrefois donné à son fils : veut-il ainsi réussir avec Daniel ce qu'il a manqué avec Belchassar? Quoi qu'il en soit du désir de Nabuchodonosor, il y a dans ces deux nominations presque semblables quelque chose qui lui échappe - et c'est tant mieux - mais peut faire sens dès lors que les deux personnages voient leurs chemins se croiser : Daniel/Beltechassar, c'est celui qui littéralement va protéger la vie du Roi. Mais pas la vie physique. La Vie avec un grand V. La part vivante qui est encore en Beichassar. Daniel, c'est en effet la part vivante de Belchassar; c'est ce qui, dans ce roi pris dans la folie du pouvoir et sidéré par le peur du jugement, échappe au destin et à la mort. Il y a une instance en lui qui le nomme et qui lui permet de ne pas rester dans l'effroi. Est tué ce qui est du côté de la mort, subsiste ce qui est la part vivante en lui. A l'appui de cette lecture, le fait que le Roi, ayant appris de Daniel la fin funeste qui l'attend, lui accorde - contre toute attente - ce qu'il avait promis : « Aussitôt Belchassar donna des ordres, et l'on revêtit Daniel de pourpre, on lui mit au cou un collier d'or, et on publia qu'il aurait la troisième place dans le gouvernement du royaume » (y. 29). Il acquiesce en quelque sorte à la révélation de la vérité de sa vie. Il accepte que meure la part obscure qui est en lui et il transfère sur Daniel ses attributs de pouvoir. Mais il ne sera alors plus le premier: seulement le troisième personnage du royaume ! Daniel/Beltechassar est en quelque sorte ce qui, de Belchassar, peut être sauvé! Et si, au final, Belchassar meurt, il meurt en homme vivant alors que jusque là il était en somme un mort vivant! La main qui écrit pouvait apparaître de l'ordre du destin. Elle relève plutôt du jugement qui révèle et fait loi: tu as prétendu être dans la toute puissance et ceci a été compté, pesé, divisé. Et Daniel qui révèle cela au Roi n'est pas le « sujet supposé savoir », le devin qui sait tout et qui prédit. Il peut être compris comme le prochain du roi - au sens qu'il est un autre lui-même... mais avec une lettre en plus, une lettre qui signe la fin du destin. Daniel c'est le prophète, c'est-à-dire le témoin d'une parole autre que la sienne - ce qui est le cas de la Parole biblique - qui permet à chacun le travail d'interprétation de sa propre existence. La parole qui fait altérité et permet de recevoir la vie, fut-ce au dernier moment de son existence terrestre. Ainsi le Roi meurt « en vivant » alors que, jusque-là, il vivait comme un mort! C'est un peu cela qui se passe avec le récit de la femme adultère conduite devant Jésus pour qu'il scelle son sort (Jn 8,1-13). Mis en demeure de prononcer une condamnation conforme à la Loi, Jésus se tait. Il s'abstrait dans un geste. Au lieu de répondre directement à ses adversaires, Jésus se courbe et écrit avec le doigt sur le sol. Je note ici que Jésus écrit deux fois. La première, il accompagne son écriture d'une sentence qui révèle la conscience des accusateurs. Jésus pousse jusqu'au bout la logique de la loi: chacun se découvre transgresseur (« Que celui qui n'a jamais péché... »). Jésus fait en somme comme la main qui écrit sur le mur et comme Daniel qui interprète. Puis Jésus réitère son geste d'écriture sur le sol laissant ainsi l'espace nécessaire à ce que sa parole fasse effet, un effet saisissant : du plus vieux au plus jeune, ils se retirent tous. Il écrit donc une seconde fois. J'aime à penser que par cette seconde écriture, il trace un trait sur la loi qu'il vient d'énoncer (« tous coupable ») et il l'annule. Il rature ce qui enferme et oppresse pour ouvrir à la liberté. C'est du moins ce qu'il dira à la femme : je ne t'accuse pas! Sa Parole passe un trait sur les lois du monde ou les lois religieuses qui nous mesurent à un «faire» ou à un «ne pas avoir fait ». Elle ouvre un chemin possible pour la vie et pour un nouveau mode de relation. Ce trait passé sur nos existences nous invite non à un nouvel enfermement, une nouvelle loi, mais à la liberté. Non à la mort mais à la vie. Jésus accomplit ce que Daniel préfigurait. Daniel protégeait la vie du Roi, il était sa part vivante. Un autre lui-même avec une lettre en plus. Jésus va plus loin. Il écrit lui-même sur le mur de nos vies à la fois la parole qui met en crise et l'Évangile qui libère. Ce faisant, il ouvre une brèche, par cette écriture, dans les murs qui emprisonnent nos existences. Plus que cela encore, par sa mort, il est pas seulement la part vivante qui est en nous, mais il a pris sur lui la part obscure, les puissances de mort qui sont en nous et il empêche qu'elles aient sur nous le dernier mot. Désormais nous portons son nom inscrit au plus profond de nos cours, un nom qui protège notre vie. Un nom qui est notre part vivante. Un nom qui est notre Vie. Amen
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