« Ne fallait-il pas que le Messie souffre ces choses
et entre dans sa gloire » ?
(Luc 24:26)
(écouter l'enregistrement - culte entier - voir la vidéo ci-dessous)
Culte du dimanche 22 janvier 2017
prédication du Professeur Élian Cuvillier
Après que le Christ ait rejoint les deux disciples en route vers Emmaüs et
ait entendu leur récit de ce qui s’est passé à Jérusalem pendant la
Passion, et juste avant qu’il ne leur « explique » dans les Écritures «
tout ce qui le concerne » (24,27), il leur reproche leur inintelligence (v.
25) et leur annonce : « ne fallait-il pas que le Christ souffre ces choses
et entre dans sa gloire ? (v. 27). Je vous propose de reprendre mot à mot
cette phrase pour tenter de la comprendre au plus près de ce que nous
vivons ici et maintenant dans le monde qui est le nôtre.
1. Premier mot important, celui qui retiendra le plus longtemps notre
attention : edei, « ne fallait-il pas ? ». Ce verbe ouvre à lui
seul un pan entier de l’histoire de la théologie chrétienne et en constitue
à bien des égards une « pierre d’achoppement ». Il y a trois façons
principales de le comprendre :
- Soit comme l’expression d’un « plan divin » conçu de toute éternité en
vue du salut de l’humanité.
- Soit comme l’aboutissement inéluctable de l’existence de Jésus en raison
du message dont il est porteur et de l’opposition des pouvoirs politiques
et religieux.
- Soit enfin comme un choix libre et souverain de Jésus d’aller jusqu’au
bout de la mission qu’il a accepté d’assumer en se situant dans la
tradition des prophètes bibliques.
Chacune d’elles à d’ailleurs sa pertinence en même temps que sa fragilité.
La première lecture (le plan divin) souligne la radicale altérité de ce qui
s’est passé dans la mort de Jésus : quelque chose nous échappe et nous
échappera toujours dans ce qui s’est joué cette terrible nuit. Le risque
est pourtant de poser une toute puissance divine et un tout savoir saturant
et fantasmatique : Dieu a tout prévu à l’avance, de toute éternité
indépendamment de la liberté de l’homme qui n’est alors plus que le jouet
de quelque chose qui le dépasse. On sait combien cette image de Dieu peut
avoir d’oppressant voire de pervers.
La seconde lecture (aboutissement inévitable lié au refus du message dont
est porteur Jésus) constitue une explication satisfaisante mais risque de
réduire le message évangélique à un de ces nombreux exemples qui voit le
témoin d’une vérité éliminé par les puissants avec le consentement des
foules.
Enfin, le choix libre et souverain de Jésus est sans doute l’explication la
plus acceptable pour notre mentalité post-moderne mais elle occulte une
dimension présente dans l’expression : le fait que nous ne sommes pas
toujours maîtres de nos existences même si nous devons en devenir les
acteurs et pas seulement les subir.
Comme entendre alors cet « il fallait » qui soulève la question de la
liberté humaine (du « libre arbitre ») ?
Il peut prendre ici une résonnance particulière : pour chacune et chacun,
s’inscrire dans une tradition spécifique, se reconnaître en dette par
rapport à elle ou plus simplement accepter de faire un bout de chemin avec
elle, implique de devoir assumer des éléments de conviction véhiculées par
cette tradition que nous n’avons pas choisies et qui s’imposent donc à nous
comme contraignants. Il faut alors les assumer d’une manière ou d’une
autre, que nous le voulions ou non. Ainsi, quiconque se réfère à la
personne de Jésus aura à faire avec tout ce que véhicule cette figure et
qui dépasse largement ce qu’il y met ou en accepte. Que cela lui plaise on
non, il devra se confronter avec un certain nombre de convictions qui ne
lui conviennent peut-être pas.
Le « il fallait » peut donc ici désigner la dimension non choisie (imposée)
de toute tradition dans laquelle l’humain s’inscrit, que cette inscription
soit pour lui entièrement passive (« être né dedans ») ou qu’il décide de
s’y référer par un choix (« se convertir à »). C’est pourquoi également, à
l’intérieur de la tradition chrétienne, ceux qui refusent de tel ou tel
point du dogme manifestent par l’intensité plus ou moins virulente de leur
opposition le lien plus ou moins étroit qui les unit à ce qu’ils rejettent
!
Décision qui échappe à la volonté de l’individu, aboutissement inéluctable
d’une vie singulière, choix autonome et souverain : le « il fallait »
articule ces trois dimensions et bien plus encore que cela.
2. Ce n’est pas n’importe qui est ici visé par le « il fallait », mais une
figure singulière : en grec Christon. Le « Christ » ou encore le «
Messie ». Ce mot contient une dimension d’attente, d’ouverture,
d’espérance. Le « Messie » c’est en effet celui qui a été oint, choisi pour
inaugurer le « temps messianique », un temps de renouvellement et de grâce.
Un temps qui n’est pas encore là, un temps qui ouvre l’espace d’une
attente. Le messie c’est ce qui peut encore arriver de nouveau, ce qui
donne envie d’aller de l’avant, de se battre pour quelque chose. C’est la
dimension verticale qui vient nourrir l’horizontalité. C’est la possibilité
de la transcendance dans l’immanence du quotidien. Bref, c’est ce qui
manque cruellement aujourd’hui dans nos sociétés saturées de tout et si
fragile devant le nihilisme qui s’impose de plus en plus.
3. Or, ce Messie qui vient, ce Messie qui est venu, ce Messie qui ne cesse
d’être venu et de venir encore, il doit souffrir (edei pathon) !
L’espérance, l’attente l’ouverture doivent souffrir. Rien ne reste intact
dès lors que cela s’incarne dans une histoire, une existence singulière,
une communauté humaine, une tradition. Dit autrement, l’espérance doit être
éprouvée pour devenir adulte. Et la souffrance est une dimension de cette
épreuve qui n’est rien moins que l’épreuve même de l’existence. Qu’il le
veuille ou non, que nous le voulions ou non le Messie, sauf à n’être qu’une
chimère sans lendemain, doit traverser l’épreuve de la souffrance. Ce que
nous portons en nous d’espérance et d’attente doit souffrir. C’est la
condition même de notre humanité. Ce qui en fait la vérité. Ici cependant
cette souffrance prend un visage bien particulier.
4. L’espérance que contient l’appellation christon doit souffrir «
ces choses », c’est-à-dire la souffrance de la Passion et de la mort, et
pas n’importe quelle mort : la crucifixion. C’est-à-dire une mort
infamante, une déréliction complète, un abandon, une mise au rebut. Au-delà
de la compréhension sacrificielle de la mort de Jésus, il y a là dans « ces
choses » que doit souffrir le messie l’idée d’une crucifixion de toutes les
représentations religieuses, de tous les discours, de toutes les
élaborations théologiques et idéologiques possibles : le Messie qui doit en passer par ces choses, qui doit les souffrir, désigne
alors peut-être la mort en moi de tout un imaginaire religieux qui m’est à
la fois nécessaire et dont cependant je dois être dépossédé (que je dois «
traverser ») pour espérer rencontrer non plus seulement un « discours »
religieux ou théologique ou philosophique mais une parole, une expérience, un événement qui fait vivre.
5. Si cette souffrance messianique vise un événement qui a à voir avec un
devenir adulte, cette visée n’est pas de l’ordre d’une récompense, d’un
donnant/donnant de type marchand. Ce n’est pas un « pour » entrer dans sa
gloire mais bien un « et » (kai). Il n’y a pas de lien de
causalité entre souffrance et gloire mais un lien de coordination. Pas de
causalité donc mais un parcours, une traversée dans laquelle souffrance et
gloire se succèdent comme devraient le faire, dans nos existences, enfance,
adolescence et âge adulte. La souffrance n’est pas une nécessité, elle est
une évidence qui est celle de l’existence même. La souffrance acceptée ne
donne pas une récompense au sens d’un droit que l’on mérite pour services
rendus. Elle est une étape nécessaire dans la maturation de l’humain. Être
éprouvé c’est devenir adulte. Mais ici l’épreuve ne touche pas seulement
l’existence « normale » (un humain dès qu’il vient au monde est éprouvé, «
souffre ») mais elle touche ce qu’il y a de plus fondamental en ce sens que
c’est l’appareillage (ici religieux) que je mets en place pour donner du
sens à l’existence (voire à la souffrance) : c’est cet appareillage
lui-même qui doit souffrir ainsi, c’est-à-dire être crucifié.
6. Souffrir et « entrer dans sa gloire ». Non pas posséder la gloire, mais
« entrer », littéralement « aller vers ». Ce qui est mis en place ici c’est
une dynamique du déplacement, de l’aller-vers. Loin de figer, la souffrance
messianique met en mouvement vers. Ici c’est vers « sa gloire » : non pas
vers « la » gloire comme s’il s’agissait d’obtenir quelque récompense
particulièrement « glorieuse » au sens banalement humaine du terme (tel un
succès sportif qui offre, le temps d’une victoire, une « gloire »
éphémère), mais vers « sa » gloire, c’est-à-dire son identité, son poids
pour reprendre l’étymologie du mot hébreu kavod.
7. Un dernier point à ne pas négliger dans ce verset : sa forme
interrogative (« ne fallait-il pas ? »). C’est bien une question qui est
posée par l’inconnu qui vient à la rencontre des disciples : « Ne
fallait-il pas ? ». La forme interrogative fait sens. Elle m’invite à
répondre à partir de mon expérience : que dis-tu de cela ? Que réponds-tu à
cela ? Pour que le christianisme dont je me réclame, et qui me réclame — au
sens de : « qui me convoque » — ait du poids (« entre dans sa gloire »), ne
faut-il pas qu’il en passe par « cela », c’est-à-dire par l’épreuve de la
souffrance et de la croix ? Ne faut-il pas qu’il soit éprouvé, questionné,
interrogé, mis à mort même dans ses illusions et son imaginaire ? Ne
faut-il pas qu’il traverse l’épreuve d’un passage à l’âge adulte impliquant
la mort des représentations infantiles ?
C’est d’une certaine manière ce que le cadre dans lequel se trouve notre
verset met en scène : les disciples d’Emmaüs sont dans une situation de
crise — ce climax de la maladie où le patient va guérir ou mourir ! — au
sein de laquelle l’interrogation prend un sens singulier. Elle invite en
effet le disciple à acquiescer à une déconstruction de ses convictions
chancelantes — sans lesquelles pourtant rien n’aurait été possible — en
même temps qu’elle en permet une reprise au sens d’un ressouvenir vers
l’avant qui les réinterprète et en offre un sens nouveau, un sens à
découvrir et à inventer au jour le jour.
Voilà peut-être à quoi nous sommes invités ce matin : nous laisser
dessaisir de ce qui nous fonde, de nos racines, de notre tradition, de
notre histoire, de ce qui nous tient à cœur. Nous laisser dessaisir de ce
qui nous fonde, pour, tels les disciples d’Emmaüs, le retrouver, nous en
ressouvenir d’une façon nouvelle. Laisser de déconstruire puis se
reconstruire l’histoire qui nous fonde et voir ainsi s’ouvrir devant nous
un horizon inattendu, celui que Pâques rend possible. Parce que notre Dieu
lui-même, dans le Christ, a souffert ces choses, a traversé cette mort.
Parce qu’il nous précède, nous attend et nous accompagne sur cette route où
nous le découvrirons dans sa gloire, c’est-à-dire celle qui comptera, qui
aura du poids, pour chacune et chacun qui aura accepté de faire un premier
pas sur ce chemin. En n’oubliant jamais que celui qui a véritablement
rencontré le Dieu de la Bible se reconnaît immanquablement à ceci : il
boîte !
Amen
Vous pouvez réagir sur cet article du blog de l'Oratoire,
faites profiter les autres de vos propres réflexions…
|
Pasteur dans la chaire de
l'Oratoire du Louvre
© France2
Lecture de la Bible
Luc 24:13-35
Et voici que, ce même jour, deux d’entre eux se rendaient à un village du
nom d’Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem. 14 Ils
parlaient entre eux de tous ces événements. 15 Or, comme ils
parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit
route avec eux ; 16mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.
17 Il leur dit : « Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ? »
Alors ils s’arrêtèrent, l’air sombre. 18 L’un d’eux, nommé
Cléopas, lui répondit : « Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui
n’ait pas appris ce qui s’y est passé ces jours-ci ! » – 19 «
Quoi donc ? » leur dit-il. Ils lui répondirent : « Ce qui concerne Jésus de
Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu
et devant tout le peuple : 20 comment nos grands prêtres et nos
chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié ; 21 et nous, nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer
Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits
se sont passés. 22 Toutefois, quelques femmes qui sont des
nôtres nous ont bouleversés : s’étant rendues de grand matin au tombeau 23 et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire
qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le déclarent vivant. 24Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce
qu’ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit ; mais
lui, ils ne l’ont pas vu. »
25 Et lui leur dit : « Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce
qu’ont déclaré les prophètes ! 26Ne fallait-il pas que le Christ
souffrît cela et qu’il entrât dans sa gloire ? » 27 Et,
commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans
toutes les Ecritures ce qui le concernait.
28 Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d’aller
plus loin. 29Ils le pressèrent en disant : « Reste avec nous car
le soir vient et la journée déjà est avancée. » Et il entra pour rester
avec eux. 30Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le
pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna. 31 Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint
invisible. 32 Et ils se dirent l’un à l’autre : « Notre cœur ne
brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait
les Ecritures ? »
33 A l’instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem ; ils
trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons, 34 qui leur
dirent : « C’est bien vrai ! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à
Simon. »
35 Et eux racontèrent ce qui s’était passé sur la route et comment ils
l’avaient reconnu à la fraction du pain.
Amen
(Cf. Traduction TOB) |
|