Moïse maître en communication

(Exode 3)

(écouter l'enregistrement - culte entier - voir la vidéo ci-dessous)

Culte du dimanche 5 février 2017
prédication du Rabbin Delphine Horvilleur
(Verbatim non relu par son auteur et n'est pas destiné à la publication)

Chers amis, je tiens d’abord à vous remercier chaleureusement pour cette invitation à venir m’exprimer devant vous aujourd’hui, je suis touchée, et honorée, de pouvoir partager ce moment de prière dans votre magnifique Oratoire. J’aimerais tout d’abord débuter par une confession. Je sais que ce n’est peut-être pas quelque chose de très Protestant, je vous assure que ce n’est pas non plus quelque chose de très Juif, permettez-moi tout de même de vous raconter cette petite anecdote.

Je mène l’office chaque semaine ou presque dans ma Synagogue du 15 e arrondissement, et ces dernières semaines, j’ai fait quelque chose de très mal. Alors j’attends impatiemment le prochain Yom Kippour pour pouvoir expier cette faute ; j’ai trouvé sur internet un site très amusant, que certains parmi vous connaissent peut être, ce site vous propose de rédiger de faux messages tweeter de Donald Trump. Le principe est simple, vous tapez un message, de préférence en anglais, et ce message apparait immédiatement comme s’il s’agissait d’un statut émanant du nouveau président des Etats Unis, qui vous le savez, raffole de ce mode de communication. Et alors il ne reste qu’à le poster.

Et j’ai donc, jeudi dernier, à la veille de l’office de Shabbat, écrit un message sur les réseaux de ma Synagogue, sous la forme d’une plaisanterie, comme un message signé Donald Trump, qui disait en anglais : « Désolé je ne pourrais pas venir assister demain à l’office, ni écouter le sermon du Rabbin Horvilleur. » Eh bien, figurez-vous que quelques-uns, parmi les lecteurs du faux tweet, n’ont pas perçu qu’il s’agissait d’une plaisanterie, et ont vraiment pensé que le président des Etats Unis était capable d’avoir écrit quelque chose comme ça. Ce qui sans doute en dit long sur ce dont peut-être on l’imagine capable, comme si venant de lui, rien ne pouvait étonner. Mais passons.

Ce qui m’intéresse, tout particulièrement, et c’est ce dont j’aimerais vous parler ce matin, c’est la force qu’a pris de nos jours ce mode de communication, et le fait que de plus en plus d’individus, et surtout de plus en plus de leaders politiques, choisissent de s’exprimer ainsi, sous la forme de statuts sur les réseaux sociaux. Des statuts dont la particularité est d’affirmer une vérité, alors certains diront une post-vérité, de préférence en moins de 140 signes, sans véritablement disposer en face d’interlocuteur ou de contradicteur.

Vous affirmez quelque chose, un énoncé, qui est voué à circuler, et qui n’appelle pas vraiment au dialogue ; alors certains diront peut-être les lieux de culte ne sont pas l’endroit pour s’interroger sur les modalités du discours politique, ou sur les modes de communication choisis par certains leaders, mais personnellement je crois que c’est l’inverse ; nous disposons dans nos textes, dans nos traditions, de références très particulières qui nous invitent à penser ce qu’est le mode de communication d’un leader. Et ce que nos traditions disent de l’expression du leader.

Il se trouve que dans toutes les Synagogues du monde, nous lisons actuellement, précisément, ces semaines-ci un récit qui est sans doute le plus emblématique en la matière, qui a précisément à voir avec ce que je viens de vous lire il y a un instant.

Comme vous le savez peut être les synagogues suivent dans le monde entier un ordre particulier de lecture du Pentateuque, de la Torah, et chaque semaine, dans le monde entier, on lit précisément le même extrait, même si bien sûr, de Synagogue en synagogue, on va l’interpréter différemment.

Cet extrait en hébreu s’appelle la Parasha, c’est une section du texte de la Torah, et il se trouve que nous lisons en ce moment même dans la Torah, une histoire que vous connaissez bien, peut-être l’histoire la plus célèbre de la Bible, celle dont on a fait bien des romans, bien des films et même des dessins animés de Walt Disney, je veux parler bien sûr de l’esclavage des Hébreux en Egypte, suivi de la sortie miraculeuse de cet esclavage, et la traversée du désert, sous le leadership d’un homme qui va devenir le héros par excellence du reste du récit biblique, je veux parler bien sûr de Moïse.

Et vous vous souvenez sans doute des premiers chapitres de l’Exodes, dont nous avons lu un extrait il y a un instant, qui est le livre qui raconte précisément cette histoire, le livre qui débute avec l’enfance du héros. Moïse naît dans une famille hébreu en un temps où tous les premiers nés mâles des hébreux sont menacés de mort, mais, nous dit le texte, sa mère le trouve très beau, elle le trouve magnifique, et elle va le placer sur le Nil, et ainsi le sauver. Moïse grandit alors caché au palais de Pharaon, adopté par la fille de Pharaon, mais nourri par une nourrice hébreu jusqu’au moment, où, bien plus tard, il va devoir s’enfuir, se réfugier à Madian, dans le désert, où il devient gardien d’un troupeau pour son beau-père Jethro, et c’est là qu’en plein désert, dans ce no man’s land, dans ce lieu où il n’est personne, juste un petit berger, et bien il va avoir une Révélation, et c’est le célèbre épisode du buisson ardent, Moïse aperçoit un arbuste qui brûle, mais ne se consume pas, du cœur de ce buisson une voix s’adresse à lui.

Au chapitre 4 de l’Exode, et c’est ce moment que j’aimerais étudier avec vous ce matin, quelque chose nous est dit sur le mode de communication du leader que s’apprête à devenir Moïse. Cet extrait j’aimerais maintenant vous le lire en hébreu, puis vous le traduire en français.

L’Eternel demande à Moïse de devenir son porte-parole, de retourner en Egypte, pour parler en son nom au peuple. Et Moïse, qui est plus qu’hésitant, répond ceci : « [hébreu] De grâce Eternel, je ne suis pas un homme de parole, ni depuis hier, ni depuis avant-hier, ni depuis que tu parles à ton serviteur, car j’ai la bouche lourde, et la langue embarrassée.

Que signifie cette phrase, qu’est-ce qu’une bouche lourde, et une langue embarrassée ? Certains commentateurs traditionnels concluent de ce verset, précisément de ce verset, que Moïse était bègue. Mais qu’est ce qui leur permet de conclure cela ? Eh bien c’est un jeu de mots, quasi lacanien qu’ils font d’un élément du verset que je viens de lire.

« De grâce Eternel, et je ne suis pas un homme de parole, …ni depuis hier, ni depuis avant-hier ; or en hébreu, ni depuis hier, ni depuis avant-hier, se dit : gam, gam - ni, ni, et le verbe bégayer en hébreu se dit gamgam ! Et c’est sur ce jeu de mots, sur ce jeu de consonances que s’appuient les commentateurs.

Ce qui est assez incroyable, vous l’admettrez, parmi tous les hommes, tous les prophètes qui auraient pu parler au nom de l’Eternel, pourquoi fallait-il quelqu’un qui bégaye ? Ca ressemble presque à une blague, n’est-ce pas ? Quel est donc le sens de cette infirmité ? Certes Dieu en bien des occasions choisit pour interlocuteur privilégié des hommes qui précisément ne sont pas des modèles de force et d’intégrité physique.

Par exemple, Abraham, pendant une partie de sa vie, est stérile, Isaac est dit aveugle, Jacob boite, vous l’admettrez les héros de la Bible n’incarnent pas exactement la force où la perfection physique, mais au contraire bien souvent une sorte de vulnérabilité assumée, comme une brisure, une faille avec laquelle ils apprennent à vivre.

Mais Moïse et son bégaiement constituent presque un principe poussé à l’extrême.

A moins qu’il s’agisse d’autre chose que d’un bégaiement, d’une autre forme de problème de langage.

La bible nous dit que Moïse à la bouche lourde et la langue embarrassée. Et ailleurs dans le texte, elle dit que Moïse est «arel sphataim [en hébreu] », ce qui signifie littéralement : « incirconcis des lèvres ». Que peut bien signifier cette précision, quelle est donc être cette entrave ou cette lourdeur qui touche le héros, le leader politique, par excellence, dans son expression ? Il y a une lecture particulière de ces expressions que la langue hébraïque permet, et que j’aimerais maintenant vous suggérer, mais je suis obligée pour cela de faire un tout petit détour par la grammaire hébraïque.

Alors j’espère ne pas vous perdre en chemin, en général quand on prononce le mot grammaire ca déclenche une somnolence chez beaucoup d’individus.

Moïse dit de lui, qu’il est lourd au niveau des « sfataim » en hébreu. Or le mot sfataim est le pluriel du mot « safa » qui signifie la lèvre, mais signifie également en hébreu la langue, au sens du langage, de la langue parlée. Et sfataim est plus exactement, d’un point de vue grammatical, la forme duale du pluriel, elle signifie le redoublement, d’un point de vue grammatical. Littéralement, donc, Moïse dit de lui-même non pas qu’il est lourd des lèvres, mais qu’il est embarrassé par une double langue, par ce qu’on pourrait appeler un bilinguisme.

C’est comme si Moïse disait à Dieu : « Je ne peux pas parler au nom des hébreux, parce que je suis bilingue, et encombré par cela. » Et dans le cas de Moïse, c’est au combien vrai. Moïse, c’est l’enfant qui a grandi entre deux langues, entre deux mondes. C’est l’homme qui est incapable de dire quelle est vraiment sa langue maternelle. Lui qui a eu pour nourrice une hébreu, et pour mère adoptive une Egyptienne.

Et c’est comme si cette identité-là, cet entre-deux, ce multilinguisme, était ce qui rendait difficile à ses yeux, la tâche que Dieu lui confie. Et si c’était précisément cela qui motivait le choix de Dieu d’élire un tel homme pour porte-parole, et si c’était justement cela qui faisait de lui l’homme qui doit et peut parler.

Moïse est choisi pour dialoguer, parce qu’il vit toujours entre deux langues, et d’une certaine manière, il est toujours en dialogue, même quand il est en monologue, avec lui –même. Il y a toujours de l’autre en lui. Et c’est pour cela qu’il peut parler au nom d’un grand Autre qu’est le Divin.

Et pourquoi vous parler de cela, ce matin ? Et qu’est-ce que tout cela a à voir avec Tweeter, et la communication de certains de nos leaders aujourd’hui ? Eh bien il me semble qu’à sa manière Moïse représente dans la Bible une sorte d’anti Tweeter absolu.

C’est l’homme qui n’a aucune chance de faire passer son message en 140 signes, parce qu’il bégaie, et 140 signes, ça ne va jamais suffire ; mais surtout, surtout, sa langue à lui n’est pas conciliable avec nos réseaux sociaux. Car le propre de nos statuts sur ces réseaux sociaux, c’est d’être un langage non dialogué ; le statut est toujours une forme de monologue. Vous y affirmez quelque chose sans aucune régulation, sans interlocuteur véritable, sans contre-langage, sans contradicteur. Vous affirmez votre vérité qui par définition ne sera pas contestée, parce que vous parlez tout seul. Et je crois qu’il nous faut méditer cela aujourd’hui.

En un temps où les réseaux sociaux sont censés connecter les gens les uns aux autres, bien souvent les isole étrangement les uns des autres et font bien souvent de nous des êtres qui monologuent. Il est urgent je crois de méditer cela, de penser ce que nous attendons d’une parole inspirée, y compris d’une parole politique inspirée, qui doit tolérer, et qui doit même chérir la contradiction.

Une parole qui reconnait que sans dialogue, et sans reconnaissance des autres voix face à soi, mais aussi d’une autre voix en soi, toute parole énoncée, n’est qu’un plan de communication qui cesse de se soucier de vérité, dans un temps où la violence se déchaine si souvent aussi sur les réseaux sociaux, il est important je crois de conserver une parole lourde, une parole lourde de sens et d’altérité, c’est-à-dire d’être capable de prendre la parole suffisamment au sérieux pour préserver chez nous le souci du dialogue et de la vérité

Merci à vous tous.

Merci à Jean-Pierre d'avoir spontanément saisi ce texte à partir de la vidéo,
ce verbatim n'a pas été relu par son auteur, et n'est pas destiné à la publication.

Pasteur dans la chaire de l'Oratoire du Louvre - © France2

Pasteur dans la chaire de
l'Oratoire du Louvre
© France2

Lecture de la Bible

Exode 3

Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian ; il mena le troupeau au-delà du désert et se rendit à la montagne de Dieu, à Horeb. 2L'Ange de l'Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d'un buisson. (Moïse) regarda, et voici que le buisson était tout en feu, mais que le buisson ne se consumait point. 3Moïse dit : Je vais faire un détour pour voir quel est ce spectacle extraordinaire, et pourquoi le buisson ne brûle pas. 4 L'Éternel vit qu'il faisait un détour pour voir ; et Dieu l'appela de l'intérieur du buisson et dit : Moïse ! Moïse ! Il répondit : Me voici ! 5(Dieu) dit : N'approche pas d'ici, ôte tes sandales de tes pieds, car l'endroit sur lequel tu te tiens est une terre sainte. 6Et il ajouta : C'est moi le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de diriger ses regards vers Dieu.

7 L'Éternel dit : J'ai bien vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j'ai entendu son cri à cause de ses oppresseurs, car je connais ses douleurs. 8Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et pour le faire monter de ce pays dans un bon et vaste pays, dans un pays découlant de lait et de miel, dans la région (où habitent) les Cananéens, les Hittites, les Amoréens, les Phéréziens, les Héviens et les Yebousiens. 9Maintenant le cri des Israélites est venu jusqu'à moi, et j'ai vu l'oppression que leur font subir les Égyptiens. 10Maintenant, va, je t'envoie vers le Pharaon ; fais sortir d'Égypte mon peuple, les Israélites.

11 Moïse dit à Dieu : Qui suis-je, pour aller vers le Pharaon et pour faire sortir d'Égypte les Israélites ?

12 Dieu dit : Je suis avec toi ; et voici quel sera pour toi le signe que c'est moi qui t'envoie : quand tu auras fait sortir d'Égypte le peuple, vous rendrez un culte à Dieu sur cette montagne.

(Cf. Traduction Colombe)

 

Vidéo de la partie centrale du culte (prédication à 04:46)

(début de la prédication à 04:46)

film réalisé bénévolement par Soo-Hyun Pernot

Si vous avez des difficultés pour regarder les vidéos, voici quelques conseils.