L’histoire d’un étrange étranger
qui ne manque de presque rien
(Actes 8:26-40)
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Culte du dimanche 23 août 2015
prédication du pasteur Marc Pernot
De quoi manque-t-il, ce voyageur que rencontre Philippe ? de pas grand chose. Il est ministre des finances, donc noble, riche et puissant. Tant mieux.
Il a en plus la foi, et pas une petite foi superficielle mais une foi qui l’anime, qui le fait chercher, voyager pour adore Dieu, se poser des
questions, et évoluer. Il a manifestement de l’intelligence et il sait s’en servir pour aller chercher à la source, lui-même, et ne pas rater une
occasion d’apprendre d’un autre.
Ce n’est pas rien de traverser le monde pour un temps de ressourcement spirituel, comme il le fait. Il a en main le livre du prophète Ésaïe, à l’époque
un livre vaut une fortune, peut-être qu’il l’a recopié de sa propre main, tout cela pour pouvoir lire par lui-même cette prophétie révolutionnaire qui
remet en cause bien des étroitesses contenues dans la Torah.
Voilà donc quelqu’un de bien parti. Pourtant il lui manque quelque chose qu’il va recevoir dans cet épisode. Ou plutôt deux choses : Il manquait de
confiance en lui comme pouvant se faire sa propre opinion dans le domaine de l’interprétation de la Bible. Et il lui manquait aussi cette joie qu’il
découvre à la fin de l’épisode, la joie d’un libre cheminement.
Comprends-tu ce que tu lis ? lui demande Philippe.
Comment le pourrais-je, répond le voyageur,
si je n’ai pas quelqu’un pour me guider ?
Pourtant, le voyageur s’est manifestement renseigné sur ce que peut vouloir dire le passage qu’il est en train de lire, il a entendu de multiples
interprétations possibles, et cela le trouble :
De qui le prophète parle-t-il ainsi?
Est-ce de lui-même, ou de quelqu’un d’autre?
En effet, selon certains sages d’Israël, le serviteur souffrant dont parle ce texte serait Ésaïe lui-même puisque certains passages sont exprimés à la
première personne. Oui, mais le livre ensuite parle de la malheureuse mort de ce serviteur fidèle, comment pourrait-il donc en être lui-même l’auteur ?
D’autres sages disent que ce serviteur est le peuple d’Israël tout entier qui est persécuté mais a pour vocation d’éclairer le monde. D’autres disent
que ce Jésus crucifié récemment serait le serviteur souffrant entrevu par Ésaïe dans une vision prémonitoire... D’autres disent que ce n’est pas
possible que le Messie soit ainsi massacré car d’autres passages de la Bible annoncent un fils de David, donc un chef de guerre rétablissant un royaume
d’Israël puissant.
Il y a donc trop d’interprétations possibles. Il doit nécessairement y en avoir une bonne, une véritable, mais laquelle est la vraie ? Il nous faudrait
un expert, non ?
Et bien non. C’est ce qu’apprend le voyageur. C’est aussi ce que Philippe va apprendre grâce à ce voyageur. Et c’est même ce que va apprendre la
communauté chrétienne naissante, et cela va tout changer.
Ce texte du livre des Actes des apôtres marque un véritable point de basculement, une révolution digne de celle de Copernic découvrant que ce n’est pas
l’univers qui tourne autour de notre nombril, mais que nous sommes des fourmis sur une planète qui tourne autour du soleil, dans un univers immense.
En effet, dans les chapitres précédents du livre des Actes des apôtres, la communauté chrétienne est centrée sur les apôtres, ces tout proches de Jésus
quand il était là, et ces apôtres sont comme tétanisés par le fort leadership de Pierre. Ils forment une seule communauté, avec une seule pensée,
unanime. Le chapitre 4 raconte que : «
La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme, tout était commun entre eux. Les apôtres rendaient avec beaucoup de force
témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus...
» (Actes 4:32). Cela devrait simplifier les choses, mais en fait, non car cette communauté soudée fait peur, comme une secte. Au chapitre 5
nous voyons qu’: «
Ils se tenaient tous ensemble au portique de Salomon, mais aucun des autres n’osait se joindre à eux, même si le peuple disait le plus grand bien
d’eux
» (Actes 5 :12).
On le voit, les apôtres prennent leur mission très au sérieux. Nous avons pour mission « de servir la Parole de Dieu », nous n’avons pas le
temps de nous occuper du reste, disent-ils quand il apparaît comme évident que certaines catégories de personnes sont laissées sans assistance dans
cette belle communauté. Les 12 apôtres voient le problème, ils convoquent alors la communauté au grand complet et annoncent :
Il n’est pas convenable que nous, les apôtres, laissions la parole de Dieu pour servir aux tables.
C’est pourquoi, choisissez parmi vous sept hommes
de
qui l’on rende un bon témoignage, qui soient pleins d’Esprit-Saint et de sagesse,
nous les chargerons de cet emploi.
Et nous, nous continuerons à nous
appliquer à la prière et au service de la Parole. (6:2-4).
À partir de ce moment là, nous allons voir un grand changement dans ce livre des Actes des apôtres. Au lieu que ce soit les individus qui « servent la
Parole de Dieu », c’est dans un sens la Parole de Dieu qui se met au service de la personne humaine.
C’est la révolution copernicienne qui va transformer la communauté chrétienne. L’Évangile n’est plus annoncé pour amour de l’Évangile mais il est
annoncé par amour de la personne, de chaque personne, au service de sa libération et non de son asservissement.
C’est cela que nous voyons à l’œuvre dans le récit que nous lisons ce matin. Le Philippe dont il est question n’est pas l’apôtre, il est un de ces 7
hommes nommés pour le service des pauvres. Et il va se passer quelque chose de tout neuf. Pour la première fois, l’église va s’ouvrir vers un étranger,
et même un très étrange étranger.
Il l’est d’abord comme éthiopien de passage en train de retourner chez lui en Éthiopie, il n’est pas question une seconde qu’il intègre cette sorte de
phalanstère qu’est la communauté de disciples autour des 12 apôtres à Jérusalem.
Bien qu’éthiopien, il pourrait être juif, ou au moins faire partie de ces proches du judaïsme que l’on appelait les « craignant Dieu ». Mais si le
texte est muet là dessus et que Philippe ne lui demande rien là dessus, c’est que sa religion n’entre pas en ligne de compte, ou n’entre plus en ligne
de compte pour la première fois dans l’histoire de l’Église.
Ce qualificatif d’eunuque qui lui est donné ici est une 3e question délicate. Ce titre était parfois donné aux hauts fonctionnaires dans
certains royaumes mais au sens littéral cela veut dire que ce voyageur est un castrat, là encore le texte est ambigu. Pourtant, cette question est
importante dans ce contexte puisqu’il revient d’avoir été adorer Dieu à Jérusalem, et que selon la Loi de Moïse : aussi bien comme non juif que comme
eunuque, le temple lui était interdit, pire encore que s’il était une femme, c’est pour dire.
La passage du livre d’Ésaïe qu’il est en train de lire, annonce une ouverture extraordinaire dans ce domaine, venant en rupture complète avec ce genre
de règles de la Loi de Moïse. Ésaïe annonce :
Que l’étranger qui s’attache à l’Eternel ne dise pas:
L’Eternel me séparera de son peuple !
Et que l’eunuque ne dise pas : Voici, je suis un arbre sec !
Ainsi parle l’Eternel : ... je les amènerai sur ma montagne sainte,
je les réjouirai dans ma maison de prière...
Car ma maison sera appelée une maison
de prière pour tous les peuples ! (Ésaïe 56:4-7).
D’ailleurs Jésus cite lui-même ce passage au cœur même du temple de Jérusalem (Marc 11:17), faisant grincer bien des dents, ouvrant
l’alliance avec Dieu même aux étrangers, aux non juifs, même aux castrats qui ne sont ni homme ni femme. Et Jésus ne fait pas qu’en parler, il commence
à accomplir cette vision d’Ésaïe en félicitant publiquement la foi extraordinaire d’un centurion romain polythéiste (Luc 7:9), et en nommant
même Marie-Madeleine apôtre des apôtres (Jean 20:17), il met fin au sexisme (à mon avis).
À la décharge des autorités du Temple, mais aussi à la décharge des apôtres apprenant à se gérer en l’absence de Jésus dans les premiers mois de
l’Église chrétienne, ce n’était pas évident de s’écarter d’une lecture littérale du texte de la Bible quand on veut vraiment faire le mieux possible
pour Dieu. Car si l’on se sent libre d’interpréter par soi-même la Bible, comment faire alors pour savoir si on est bien dans LA Vérité ou si l’on
invente une interprétation qui nous arrange, écrasant la révélation de Dieu ? Et si chacun se fait sa propre interprétation, où est la communauté ?
C’est précisément cette révolution copernicienne, ce basculement qui se fait avec le diacre Philippe et le voyageur. Ou plutôt c’est ce qu’ils vont
tous les deux découvrir ensemble. Peut-être parce que ce voyageur était génial de foi, d’intelligence et d’humilité. Philippe a pu alors saisir que
cette révolution espérée par Ésaïe était en Jésus-Christ une évidence à vivre enfin dans notre temps.
C’est très concret alors pour lui. Qu’importe si cet homme est étranger, qu’il soit juif ou païen, circoncis ou non, qu’il soit un homme, un vrai, ou
ni homme ni femme. Qu’importe ce qu’il croit ou ne croit pas. Il cherche manifestement.
Qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé ?
lui demande le voyageur.
Rien, bien sûr, plus rien, pour Philippe, ne peut l’empêcher. Il peut bien sûr recevoir ce signe de l’alliance avec l’Éternel sans condition, car en
Christ, comme promis, le Royaume est ouvert. C’est la Bonne Nouvelle que la maison du Père est une maison de prière pour tous et pour chacun, sans
marchandage, un lieu de vraie relation cœur à cœur avec Dieu pour toute personne.
Le voyageur se demandait quelle interprétation de la Bible était la bonne parmi toutes celles qu’il a entendues, plus celles qui lui viennent à
l’esprit ?
Comment pourrais-je comprendre ce que je lis, si personne ne me guide (ne me fait cheminer) ?
Et il invita Philippe à monter et à s’asseoir avec lui.
Le voyageur demandait un guide, quelqu’un qui puisse lui donner les réponses à ses questions, quelqu’un qu’il puisse suivre. Mais manifestement, c’est
quelque chose de bien plus décisif que ça qui va être donné au voyageur. L’esprit de Dieu souffle, et il va finalement pouvoir cheminer sans avoir
besoin d’un mentor. Il pourra alors poursuivre son chemin tout joyeux, nous dit le texte. L’Esprit de Dieu souffle et Philippe lâche ce voyageur au
lieu de lui dire de rentrer dans une communauté unie par une même pensée, une même interprétation, une même réponse.
On peut dire que Dieu ne chôme pas pour arriver à cette libération du chrétien. Par trois fois, dans cette histoire, Dieu intervient, par un ange ou
par l’Esprit, cela revient au même. Cela montre à quel point l’évolution marquée par cet épisode est importante aux yeux de Dieu et à ceux du rédacteur
de ce livre.
L’Esprit, ou un ange du Seigneur, autrement dit la Parole de Dieu n’est plus une révélation qui écrase la personne sous la lettre d’un texte, ou sous
une interprétation unique du texte. Au contraire, la Parole de Dieu devient une Parole vive qui est au service de la personne, une parole qui se fait
diacre, serviteur du pauvre, nourrissant son propre cheminement. Cette façon de comprendre ce qu’est la Parole de Dieu est littéralement ce
qu’annonçait le chant du serviteur souffrant d’Ésaïe, où le salut de Dieu se fait humble et non écrasant, ou la Parole triomphe dans cette faiblesse
apparente, par amour. Alors c’est vrai qu’en appelant ainsi la libre interprétation de chacun, sans autre guide que l’Esprit quand nous l’écoutons,
nous pouvons sans doute maltraiter la Vérité, mais c’est bien ainsi que Dieu veut nous éveiller à la vie et faire alliance avec chacun de nous.
Du coup, Philippe, petit diacre, ose prendre l’initiative d’ouvrir une nouvelle façon de comprendre ce qu’est être chrétien. Cela commence par cette
question adressée à l’individu « comprends-tu, toi, ce que tu lis ? ». Il ne s’agit donc plus d’apprendre une interprétation officielle, mais
d’ouvrir chaque personne à sa propre intelligence du texte, il n’est donc plus nécessaire de l’enfermer dans une pensée unique, comme avant. La
communauté est alors unie par la recherche de chacun, chacun avec sa sincérité, sa liberté, son espérance. D’ailleurs Philippe ne répond pas : Ésaïe
parle ici de Jésus. C’est pourtant la réponse officielle. Dans un sens c’est vrai car Jésus s’est manifestement inscrit dans cette façon de comprendre
le salut voulu par Dieu. Mais ce texte parle aussi de bien d’autre chose, selon ce que Dieu veut nous apporter en particulier. Et le rôle de l’Église
chrétienne, finalement, c’est comme pour cette rencontre entre Philippe et le voyageur, une rencontre permettant à chacun de renouveler l’intelligence
de son propre questionnement, et de pouvoir faire sentir à l’autre qu’il est tout aussi digne que nous de penser sans que nous lui imposions notre
propre vérité.
Et c’est ainsi que le voyageur sera baptisé. Sans avoir à rendre de compte de sa foi ou de ses croyances.
Cette extrême liberté a fait tache d’huile dans la communauté chrétienne. Rapidement, Pierre lui-même va se laisser ouvrir par l’Esprit vers une
nouvelle interprétation de la Loi de Moïse, non littérale, lui permettant de manger de tout et pouvant accueillir Corneille, centurion romain de son
état, parce que « Dieu m’a montré qu’il ne faut dire d’aucun homme qu’il est souillé ou impur » (Actes 10 :28).
Cette extrême liberté laissée à chacun dans sa foi et ses croyances est vraiment fidèle à la façon d’être qu’avait Jésus dans sa vie quotidienne et
dans ses paroles, mais elle a probablement gêné certaines personnes de l’église chrétienne quelques générations plus tard, et un verset a été ajouté
dans les manuscrits les moins anciens, établissant une sorte de condition au baptême, Philippe répondant au voyageur demandant s’il pouvait être
baptisé : « Si tu crois de tout ton cœur, cela est possible. L’eunuque répondit : Je crois que Jésus-Christ est le Fils de Dieu. » (37) Cela montre qu’au milieu du IIe siècle, même si une condition a été ajoutée pour le baptême, c’est seulement la sincérité de
la recherche de la personne, la foi comme confiance en Dieu. Même alors, le voyageur donne librement sa propre lecture de l’essentiel, et c’est une
confession de foi toute simple, qui n’est pas encore trinitaire à cette époque, juste une confiance en Jésus comme Christ et enfant de Dieu. Le rêve
d’une communauté unifiée par une pensée unique reviendra fortement avec l’empereur Constantin et les conciles dits œcuméniques du IVe
siècle... si l’on avait gardé l’Esprit de Philippe et du voyageur, il n’y aurait pas eu de Saint Barthélémy.
Mais ce voyageur et Philippe ont reçu ce qui leur manquait : la joie de cheminer librement dans sa propre intelligence de la Parole de Dieu, chacun, et de pouvoir en parler un instant ensemble aussi sereinemement.
Que cette
joie demeure.
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Pasteur dans la chaire de
l'Oratoire du Louvre
© France2
Lecture de la Bible
Actes 8:26-40
Un ange du Seigneur, s’adressant à Philippe, lui dit : Lève-toi, et va du côté du midi, sur le chemin qui descend de Jérusalem à Gaza, celui qui est
désert.
27 Il se leva, et partit. Et voici, un Ethiopien, un eunuque, ministre de Candace, reine d’Ethiopie, et surintendant de tous ses trésors, venu à Jérusalem
pour adorer, 28 s’en retournait, assis sur son char, et lisait le prophète Esaïe.
29 L’Esprit dit à Philippe: Avance, et approche-toi de ce char. 30 Philippe accourut, et entendit l’Ethiopien qui lisait le prophète Esaïe. Il lui
dit: Comprends-tu ce que tu lis ?
31 Il répondit : Comment le pourrais-je, si quelqu’un ne me guide ? Et il invita Philippe à monter et à s’asseoir avec lui.
32 Le passage de l’Ecriture qu’il lisait était celui-ci : Il a été mené comme une brebis à la boucherie; Et, comme un agneau muet devant celui qui le tond, Il n’a point ouvert la bouche. 33 Dans son
humiliation, son droit a été enlevé. Et sa descendance qui la racontera ? Car sa vie a été supprimée de la terre.
34 L’eunuque dit à Philippe: Je te prie, de qui le prophète parle-t-il ainsi? Est-ce de lui-même, ou de quelqu’un d’autre?
35 Alors Philippe, ouvrant la bouche et commençant par ce passage, lui annonça la bonne nouvelle de Jésus.
36 Comme ils continuaient leur chemin, ils rencontrèrent de l’eau. Et l’eunuque dit: Voici de l’eau; qu’est-ce qui m’empêche d’être baptisé ?
37 Philippe dit: Si tu crois de tout ton cœur, cela est possible. L’eunuque répondit : Je crois que Jésus-Christ est le Fils de Dieu.
38 Il fit arrêter le char; Philippe et l’eunuque descendirent tous deux dans l’eau, et Philippe baptisa l’eunuque.
39 Quand ils furent sortis de l’eau, l’Esprit du Seigneur enleva Philippe, et l’eunuque ne le vit plus. Tandis que, joyeux, il poursuivait sa route, 40 Philippe se trouva dans Azot, d’où il alla jusqu’à Césarée, en évangélisant toutes les villes par lesquelles il passait.
(cf. Traduction NEG) |
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