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Les Fondements Religieux et Symboliques de lantisemitisme
Réflexions dun
mécréant et dun pasteur
par André Grjebine
(*) et Florence Taubmann (**)
« Noublions pas quAuschwitz na
pas été liquidé pour avoir été
Auschwitz, mais parce que la fortune des armes a tourné ;
et depuis Auschwitz, il ne sest rien passé que nous
aurions pu vivre comme la réfutation dAuschwitz. »
(Imre Kertesz, Un autre, Actes sud, p.85)
« Au fond, pourquoi ne pas le dire ? si nous
avions ce sentiment intense que cétait notre liberté
qui était en jeu, cest aussi parce quil sagissait
dIsraël. Bien que non-juif, il nous semblait donc quatteindre
Israël dans son être même, cétait
atteindre notre liberté. » (Eric Marty, Bref séjour
à Jérusalem, Ed.Gallimard, 2003, p.29)
« La reconnaissance dune culpabilité
longtemps refoulée, sest imposée à la
conscience chrétienne après les terribles événements
des douze années de malheurs, de 1933 à 1945. »
(Cardinal Joseph Ratzinger, Lunique alliance de Dieu Ed Parole
et silence 1999 Préface)
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Par quelle curieuse trajectoire,
un pasteur et un économiste, par ailleurs mécréant
et auteur de plusieurs ouvrages sur la société ouverte,
en sont venus à unir leurs efforts pour réfléchir
sur les fondements religieux de lantisémitisme ?1
Pourquoi sintéresser plus particulièrement aux
Juifs et à Israël, plutôt quaux innombrables
peuples qui souffrent aujourdhui sans doute bien davantage
? Faut-il répondre quau-delà du destin individuel
de chaque Juif, cest lagressivité qui sexerce
à son encontre depuis tant de siècles qui nous préoccupe,
ou plus exactement, cest cette dernière qui fait que
ce destin individuel nous concerne particulièrement.
L'antisémitisme et son alter-ego - le racisme - ne détruisent
pas seulement leurs victimes. Ils privent l'homme - celui qu'il
atteint, celui qui s'en rend coupable, mais également, tous
les hommes qui font semblant de ne pas voir - du sens de l'humain.
Ils apparaissent au croisement de ce qu'il y a peut-être de
plus malsain, de plus stupide dans l'homme : la volonté d'étiqueter,
d'humilier, de détruire. Une sorte de condensé de
cette bêtise dogmatique qui fait qu'à un moment donné,
un homme décide, sans aucune raison, de blesser, psychologiquement
et le cas échéant physiquement, voire de tuer, un
autre homme, qui ne lui a rien fait, qu'il ne connaît peut-être
même pas, uniquement parce qu'il lui accole une étiquette
qui le lui rend insupportable. Par-delà cette étiquette,
dont personne ne peut dire le sens précis, c'est l'homme
nu, l'homme qui n'est pas protégé par une foule, une
religion ou une idéologie, qu'il s'agit de détester
et d'abattre. « Les pharmaciens et les Juifs, sortez du rang
! Mais, pourquoi les pharmaciens ? » raconte une anecdote
russe.
Nous avons longtemps vécu avec l'idée que, depuis
la Shoah, l'antisémitisme avait heureusement quelque chose
d'anachronique qui ne subsistait que chez des nostalgiques du national-socialisme
et d'autres fossiles. Nous découvrons que ce sont plutôt
les quelques décennies de recul de l'antisémitisme
qui constituaient une parenthèse. La montée d'un antisémitisme
tiers-mondiste, exacerbé par le conflit du Moyen-Orient,
tend en quelque sorte à dédouaner l'antisémitisme,
qui était devenu inexprimable après la Shoah. Comment
ne pas avoir honte, non pas seulement pour les admirateurs de tel
dirigeant politique ou de tel soi-disant comique qui font de l'antisémitisme
leur fond de commerce, mais pour l'humanité en général,
qui décidément n'en finira jamais avec de telles pulsions.
Il se trouve que, l'un et l'autre, nous trouvons les actes et
les discours antisémites d'autant plus traumatisants que
nous les entendons un peu partout, alors même que nous ne
fréquentons, ni les milieux d'extrême-droite, ni les
milieux islamistes. Et pourtant, de plus en plus fréquemment,
nous rencontrons des gens, qui seraient vexés d'être
qualifiés d'antisémites, mais qui tantôt comparent
Sharon à Hitler, tantôt absolvent les discours antisémites
de la Conférence de Durban sous prétexte qu'ils ont
été le fait de dirigeants du tiers monde, tantôt
participent à des manifestations ou assistent au Forum social
européen sans s'offusquer des propos clairement antisémites
qui y sont tenus, tantôt affirment qu'ils ne faut rien exagérer,
que Dieudonné n'est qu'un amuseur, et qu'en général
« on parle beaucoup trop des Juifs » et qu'il serait
malséant de faire un abcès de fixation sur l'antisémitisme.
C'est sans doute parce que ce sujet nous concerne si intimement,
l'un et l'autre, qu'il nous paraît nécessaire de remonter
aussi loin que possible dans la généalogie de cette
maladie de l'humanité, que nous avons rédigé
ce texte ensemble, sans qu'à aucun moment, des options foncièrement
différentes en matière religieuse ne nous empêchent
de mener ce travail jusqu'à son terme
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* * *
De bons esprits ont longtemps pensé que tout serait plus
simple et les problèmes plus faciles à résoudre
dans le conflit du Proche-Orient si les uns et les autres faisaient
abstraction de leur appartenance religieuse. De fait, il n'y aurait
alors eu qu'à partager un territoire entre deux communautés,
en fonction éventuellement de la viabilité de chacun
des Etats ainsi créés. On pourrait même prétendre
que si une vue pragmatique de la situation avait prévalu,
il n'y aurait pas eu de conflit : il suffisait que les 700 000 palestiniens
partis ou chassés en 1948 (avec leurs descendants, ils sont
aujourd'hui 3,5 millions) s'intègrent dans des pays arabes
comme les juifs originaires de ces pays l'ont fait en Israël
: en une quinzaine d'années, près de 800 000 juifs
ont été amenés à quitter les pays arabes
dans lesquels ils vivaient. Même si on admet que la croissance
démographique des premiers a été plus forte
que celle des seconds, il n'en demeure pas moins qu'une disproportion
entre les deux aurait été plus que compensée
par une disproportion infiniment plus grande entre le minuscule
territoire d'Israël et le monde arabe. Après tout, les
pères fondateurs d'Israël ont conçu le retour
du peuple juif sur la terre de ses ancêtres comme un projet
laïc. Les fondamentalistes, pour leur part, ne représentent
qu'une faible part de la population israélienne, et sont
plutôt perçus comme un mouvement anachronique, qui
oblige la plupart des Israéliens à se soumettre à
des contraintes bibliques d'une autre époque.
Seulement voilà, il s'agit d'un conflit qu'on ne peut comprendre
sans références religieuses. Il est rare, du reste,
qu'un conflit n'ait que des causes prosaïques comme la volonté
d'un groupe de prendre possession d'un territoire fertile ou riche
en matières premières recherchées. La plupart
des guerres ont des soubassements symboliques, dont le plus fréquent
est cette manifestation moderne du tribalisme qu'est le nationalisme.
Il y a sans doute eu peu de conflits aussi intensément symboliques
que celui-là. A cet égard, il faut mentionner une
difficulté plus spécifiquement française, ce
qu'on pourrait appeler le paradoxe français sur le Proche-Orient
: d'une part, notre conception de l'universalité et notre
idée que, depuis les Guerres de religion, les conflits religieux
sont dépassés, nous empêchent de comprendre
la dimension fondamentalement religieuse de ce conflit. Mais, en
même temps, nous oublions que c'est bien parce que ce conflit
a un arrière-plan métaphysique, plus que religieux
peut-être, qu'il nous intéresse, alors que bien des
peuples peuvent s'entretuer sans soulever le moindre intérêt,
a fortiori, la moindre passion.
C'est dans ce contexte qu'une analyse des fondements religieux
et symboliques de l'antisémitisme prend tout son sens. L'incompréhension
et souvent la haine que suscite le peuple juif, depuis tant de siècles,
cristallisant sur lui le refoulé des autres peuples, n'est
sans doute guère compréhensible si on ne tient pas
compte de ce qu'on pourrait appeler son caractère métaphysique.2
En fait, le peuple juif est le seul qui n'ait pas une assise naturelle
c'est-à-dire géographique. Les trois événements
fondateurs du judaïsme correspondent tous trois à des
exodes ou des exils. Premier événement : Dieu enjoint
à Abraham de quitter son pays pour aller vers Canaan. Second
événement : la libération de l'esclavage d'Egypte.
Troisième événement : le traumatisme de la
destruction du temple de Jérusalem et de l'exil à
Babylone.
Après la destruction du Temple de Jérusalem, le
Livre s'est substitué à la terre et à l'histoire.
Pour tous les autres peuples, le territoire qui leur appartient
est celui sur lequel ils vivent depuis des temps immémoriaux
ou sur lequel ils sont parvenus à la suite de conquêtes.
Pour les Juifs, l'appartenance a longtemps été symbolique
: Jérusalem est l'endroit auquel ils se sont référés
tout au long de leur longue errance : « L'année prochaine
à Jérusalem». On nous dira que la création
d'Israël rompt avec cette quête. Il suffit pourtant de
voir à quel point cette existence concrète est contestée
de toutes parts, et combien la question du statut de Jérusalem
semble la pierre d'achoppement à toute paix, pour considérer
qu'elle est pour le moins incertaine. Tout se passe comme si, au
moment où le peuple juif connaît une forme de «
normalisation » géographique et politique, qui le fait
entrer dans le jeu des nations, cette normalisation se heurtait
à un refus de la conscience universelle, ou plus exactement
de l'inconscient universel. Si l'antisémitisme traditionnel
stigmatisait le Juif apatride et cosmopolite, aujourd'hui l'antisionisme
reproche à Israël, et donc au peuple qui l'habite ou
le soutient, de défendre son territoire - ce qui est de la
responsabilité de tout Etat - quand il ne va pas jusqu'à
lui reprocher tout simplement d'exister en tant qu'Etat. En même
temps, il lui reproche d'être un Etat juif, et va jusqu'à
le taxer de racisme. Que représente donc le peuple juif pour
donner lieu à de telles projections ? C'est là qu'on
peut émettre quelques hypothèses d'ordre théologique
et symbolique.
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Un Dieu qui dérange ?
La religion biblique est à l'origine du Dieu monothéiste.
Ce faisant, elle ne s'oppose pas seulement, historiquement, au polythéisme
des religions environnantes, mais encore, sur un plan philosophique,
elle dénonce toute tentation d'idolâtrie. Il ne suffit
pas d'être monothéiste : on peut n'avoir qu'un seul
Dieu et en faire une idole, en projetant sur lui tous les fantasmes
et les désirs de puissance dont on est porteur. C'est souvent
ce qui se passe avec le divin, qui n'est alors utilisé que
pour nous donner une image idéalisée de nous-mêmes.
Cela conduit facilement au fanatisme et à l'intolérance.
Le Dieu des Juifs, au contraire, révèle, ou plutôt
formalise, le décalage radical entre un être conçu
comme infini et intemporel et un homme qui se caractérise
par sa finitude. On ne peut le voir sans mourir et son nom est imprononçable.
Au lieu de donner aux hommes une image d'eux-mêmes qui comble
leurs désirs, il leur donne la Loi, c'est-à-dire un
ensemble de paroles fixant le cadre d'une vie humaine qui soit digne
d'être vécue. Cette conception renvoie l'homme à
sa finitude fondamentale et elle lui impose des limites, sous forme
d'interdits et de prescriptions. Le sens de ces limites n'est pas
l'écrasement de l'homme par Dieu, mais sa responsabilité
dans le monde. Celle-ci est difficile à vivre. Les prophètes
bibliques accuseront souvent leur propre peuple de transgresser
et d'oublier la justice selon Dieu.
Paradoxalement, ce Dieu du monothéisme, révélé
au peuple hébreu, ne peut rester le Dieu d'un seul peuple.
La Bible est toute entière traversée par cette tension
entre la révélation de ce Dieu à un peuple
particulier et la découverte qu'il est Dieu pour tous les
peuples de la terre. S'il n'y a qu'un seul Dieu, il n'y a également
qu'une seule humanité, marquée de la même incomplétude,
comme l'expriment les premiers chapitres de la Genèse. Par
l'intermédiaire du christianisme, cette affirmation sera
diffusée auprès de nombreux peuples qui deviendront
héritiers de ce Dieu biblique.
Mais la version chrétienne de cette distance radicale entre
la perfection de Dieu et l'imperfection de l'homme donnera la doctrine
du péché originel, tirée d'une certaine lecture
du chapitre trois de la Genèse. L'attitude d'Eve et Adam,
consommant le fruit interdit de l'arbre de la connaissance du bien
et du mal, et punis par leur expulsion du Jardin d'Eden, sera lue,
non seulement comme leur péché personnel, mais comme
le péché transmis à tous les hommes dès
leur naissance, ce qui entraîne également la peine
héréditaire, c'est-à-dire la mortalité.
L'image d'un Dieu juge, châtiant les récalcitrants,
traversera les siècles, complétée par celle
d'un Christ en croix rachetant les pécheurs au prix de son
sang, jusqu'à ce que la remise en cause de cette théologie
traditionnelle, et de ce Dieu écrasant, libère les
esprits d'une religion fondée sur la culpabilité.
Il faut ajouter à cette remise en cause, l'impact des discours
rationalistes et des philosophies de la mort de Dieu depuis le XIXème
siècle, et enfin le poids des terribles catastrophes historiques
du XXème siècle, pour mesurer l'ampleur du doute qui
a saisi nos sociétés européennes.
Les explications classiques au sujet de l'existence du mal ont
vacillé sous les coups de boutoir de la raison et de l'histoire.
Pour rappel, les théologiens ont longtemps présenté
le mal et la souffrance, soit comme une punition de Dieu, pour le
mal commis par les hommes, soit comme une épreuve imposée.
On a aussi parlé d'une mystérieuse « permission
» divine, le but de toutes ces explications étant d'affirmer
la toute-puissance de Dieu. Mais, après Auschwitz, Dieu n'a
plus jamais été le même. L'athéisme s'est
renforcé, et même dans les milieux croyants, on évoque
désormais son absence, voire son impuissance. Depuis la fin
de la seconde guerre mondiale, quelque chose de fondamental s'est
effondré, qui se traduit par la désaffection de la
plupart des églises traditionnelles.
Mais en rejetant le Dieu chrétien, qui n'était qu'une
interprétation du Dieu juif, c'est finalement celui-ci que
l'on finit par stigmatiser. En se repentant d'avoir été
une religion du péché et de la culpabilité,
en renonçant à la puissance de Dieu, en se repliant
sur la figure du Christ, le christianisme s'est évertué
à rappeler qu'il n'était finalement qu'une religion
d'amour. Ce discours sur l'amour, sortant largement des seuls cercles
chrétiens, s'est trouvé pleinement en phase avec un
certain discours social fondé lui aussi sur l'amour, la tolérance,
l'idéologie des droits de l'homme et une morale de compassion
inconditionnelle envers toutes les victimes et tous les exclus.
Mais, pour opérer pleinement cette conversion, le Dieu
chrétien doit faire oublier qu'il est également juif.
Il doit faire oublier qu'il n'est pas seulement le Dieu du bien,
mais le maître du bien et du mal, qu'il n'est pas seulement
le Dieu d'amour, mais également le Dieu de justice, et qu'il
n'est pas une divinité abstraite, mais le Dieu du peuple
à travers lequel sa Parole nous a atteints. Dans une société
comme la nôtre, où tous les signes de la finitude humaine
sont devenus insupportables, où la transgression des limites
est, non seulement permise, mais valorisée, et où
l'on voudrait oublier la réalité du mal et rêver
tranquillement d'un autre monde et d'une harmonie universelle, on
ne peut dire que la soif du sacré n'existe plus. Simplement,
elle cherche à s'étancher à une source qui
se situe aux antipodes des sources bibliques et de ce Dieu qui dérange
parce qu'il ne correspond pas à l'image qu'on voudrait s'en
faire.
C'est là que la tentation marcionite refait surface, moins
dans les Eglises que dans l'esprit du temps. Marcion, théologien
du deuxième siècle de notre ère, fut jugé
hérétique parce qu'il professait une forme de dualisme,
affirmant la différence radicale entre le Dieu de l'Ancien
Testament et le Dieu révélé en Jésus-Christ.
Il préconisait l'abandon de la Bible juive, allant pour le
Nouveau Testament jusqu'à ne plus conserver qu'un Evangile,
celui de Luc, et quelques épîtres. Ce faisant, il s'inscrivait
dans un mouvement dualiste, souvent gnostique, qui a jalonné
presque toute l'histoire du christianisme. Ce mouvement prônait
la séparation radicale entre un Dieu méchant et un
Dieu bon, un principe du mal et un principe du bien.
Le marcionisme, à l'uvre aujourd'hui, s'exprime le
plus souvent en langage moral. Il érige une idéologie
comme l'altermondialisme, ou des valeurs absolues comme la compassion
pour les victimes, la défense des exclus, la paix, en les
opposant de manière indiscutable au champ de la réalité
politique, jugé perverti par la mondialisation marchande
et l'ultralibéralisme, qui ne peuvent donc qu'être
condamnés. Ce marcionisme s'exprime aussi en langage religieux,
quant il fait du Dieu de Bush un symbole du fanatisme et de l'ordre
moral. Or, derrière le Dieu de Bush, taxé de fondamentaliste,
c'est le Dieu de l'Ancien Testament qui est visé, le Dieu
des Juifs. Par contraste apparaît un autre Dieu, rarement
nommé, sauf à lui prêter le nom d'un Jésus-Christ
façonné par l'idéologie du bien. On retrouve
ainsi la tentation récurrente de se façonner une divinité
purement bonne, délivrée de la complexité du
monde, du rapport entre le bien et le mal, et n'ayant plus rien
à voir avec ce Dieu complexe et insaisissable que l'on rencontre
dans la Bible.
Ce Dieu de la Bible, ce Dieu des Juifs ne peut pourtant se laisser
oublier, ni effacer. Pour la bonne raison déjà que
les Juifs existent et que le judaïsme est bien vivant. Pour
l'autre bonne raison ensuite que sans Bible juive il n'y aurait
pas de Bible chrétienne. Et enfin parce que sans la Bible
et sans ce Dieu là nous ne serions pas ce que nous sommes.
Les Juifs, y compris ceux qui sont sortis de la sphère
religieuse, sont comme la trace indélébile de cette
conception d'un Dieu qui rejette l'idolâtrie et qui signifie
à l'homme son incomplétude fondamentale. Ils sont
les révélateurs et la mémoire - non d'un péché
originel - mais d'une séparation originelle, de la distance
entre le divin et l'humain, entre le permis et le défendu.
Dans le judaïsme, si le lieu de cette séparation originelle
est le lieu où intervient la Loi, c'est parce que c'est le
lieu de l'alliance entre Dieu et son peuple, de génération
en génération. L'homme, découvrant qu'il n'est
pas Dieu, échappe à la tentation d'une relation fusionnelle
avec le divin, pour accéder à une relation en face
à face : l'alliance. Or si la Bible juive révèle
à tous l'impossibilité de cette relation fusionnelle,
et si elle annonce un Dieu pour tous les peuples, l'alliance qui
lie le peuple juif à son Dieu n'est pas accessible à
tous, sauf à entrer dans le judaïsme. Cette alliance
n'est pas abstraite. Elle s'inscrit concrètement dans une
histoire qui lui donne sa signification : l'histoire commencée
avec Abraham, la libération d'Egypte, l'exil, le retour ...et
qui se continue dans toute l'histoire du peuple juif. Cette alliance
est souvent incomprise. Pour beaucoup, elle est devenue incompréhensible
dans nos catégories de pensée marquées par
l'athéisme, l'autosuffisance de l'homme, et, quand il existe,
le rêve d'un Dieu fusionnel plus que relationnel. On oublie
alors que cette alliance a servi de modèle au christianisme
qui l'a adaptée pour lui-même, et qu'elle peut toujours
être vue par les autres peuples comme un modèle à
portée universelle de relation avec le divin.
Aujourd'hui, dans nos sociétés occidentales, beaucoup
de non-juifs, souvent également non-chrétiens, sont
comme marqués par un double manque. D'une part, ils sont
frappés de la finitude et de l'imperfection caractérisant
tout humain. D'autre part, ils se vivent inconsciemment comme privés
de l'alliance qui lie Dieu à son peuple. Cette privation
d'alliance est rarement ressentie comme telle, ou exprimée
en termes religieux. Ce qui se manifeste est plutôt une perte
ou un manque au niveau des identités, un brouillage des appartenances,
une quête d'ancrage, même si par ailleurs la préférence
affichée pour l'universalisme post-moderne conduit à
dédaigner ces besoins d'un autre âge. A l'incomplétude
fondamentale propre à l'humain s'ajoute donc le manque de
ce qui permet d'assumer et de vivre au mieux cette incomplétude,
à savoir ce qui dans le judaïsme s'appelle alliance,
et qui donne à la fois une identité claire, un ancrage
fort, une appartenance incontestable. Il y a donc, sans doute, dans
la nouvelle hostilité envers les Juifs une part de jalousie
spirituelle et existentielle, même si la question religieuse
est rarement évoquée. Le Dieu juif dérange
et on cherche à le chasser, lui ou ce qu'il représente,
mais en même temps ne provoque-t-il pas, inconsciemment, une
forme d'envie ?
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La transmission
Chaque peuple cherche à survivre, à assurer sa pérennité,
même s'il n'en prend pas vraiment conscience tant qu'il ne
se sent pas menacé, que ce soit sur le plan physique ou sur
les plans culturel et spirituel. Cette survie n'est pas seulement
géographique, mais également symbolique. Elle se traduit
par la vitalité d'une langue, d'une société,
la solidité des traditions, la force de transmission des
valeurs et croyances forgées à travers une longue
histoire, et en même temps le pouvoir d'innovation, la capacité
d'adaptation à un monde qui change. Dans nos sociétés
démocratiques, cette survie d'un peuple conscient de lui-même
semble reposer sur un équilibre entre ce qui se transmet
du passé, ce qui est rejeté, et ce qui se crée
de nouveau. Ce qui demeure du passé est soit conservé
intact, si on est plutôt traditionaliste, soit adapté,
si on est plutôt réformateur. Or, il semble qu'actuellement,
cet équilibre soit mal en point, et que le culte et la pratique
du nouveau emportent tout dans leur logique.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la chaîne de
transmission traditionnelle, c'est-à-dire de génération
en génération, s'est progressivement distendue, puis
rompue. Pour ne prendre que l'exemple de l'appartenance religieuse
en France, on constate que les Eglises traditionnelles se sont largement
vidées. Il en est allé de même, au niveau de
l'appartenance politique, en premier lieu pour le Parti communiste,
qui a joué un rôle idéologique si important
dans notre société. Au niveau national enfin, qui
chante encore la Marseillaise avec quelque conviction ?
La transmission a perdu sa caractéristique fondamentale
qui était de s'inscrire dans le temps, d'une génération
à une autre, en intégrant donc l'histoire et la mort
dans sa logique. C'est parce qu'on s'inscrit dans une certaine histoire
et parce qu'on est mortel qu'on éprouve le besoin de transmettre
la vie, les récits et les valeurs qui nous semblent les plus
précieux. Si l'on repense au récit qui se trouve au
chapitre trois de la Genèse, c'est au moment où, mangeant
du fruit défendu, Adam et Eve prennent connaissance du bien
et du mal, qu'ils deviennent conscients de leur fragilité
et de leur mortalité. En sortant du jardin d'Eden, ils vont
transmettre la vie à une nouvelle génération,
mais lui transmettre aussi leur propre histoire. Quand la transmission
entre générations périclite, l'historicité
et la mortalité se trouvent évacuées. Ainsi
s'estompe ce qui nourrit la signification profonde de la transmission.
A partir de là, les identités semblent déracinées,
les appartenances se cherchent, les raisons de vivre ne résultent
plus vraiment d'un héritage, mais de l'affirmation forte
de la liberté et de l'autonomie individuelles. Au-delà
même des questions religieuses ou idéologiques, il
se passe aujourd'hui quelque chose de cet ordre dans notre société.
L'insistance affichée sur la citoyenneté ne réussit
pas à nous convaincre que nous formons encore aujourd'hui
un peuple inscrit dans une mémoire commune et partageant
un destin.
Or, le peuple juif subsiste, lui, en tant que peuple, malgré
toutes les avanies qu'il a subies, jusqu'aux pogroms et à
la Shoah. Sa fragilité, qui aurait dû provoquer sa
disparition, a peut-être contribué à sa survie.
Les ghettos où on a longtemps cantonné les Juifs y
ont sans doute leur part. Mais surtout, au cur de l'existence
et de l'histoire du peuple juif, il y a une force de transmission
qui s'exerce à deux niveaux : au niveau du judaïsme,
qui est une pratique religieuse, et au niveau de la judéité,
qui est une identité et/ou la conscience d'être juif.
Ces deux niveaux ont longtemps été plus ou moins confondus,
tant que la pratique religieuse s'imposait naturellement à
la majorité des Juifs, y compris de manière relâchée.
Mais depuis l'émancipation initiée par le mouvement
des Lumières et surtout de nos jours, on doit distinguer
davantage judéité et judaïsme.
Selon la loi juive, est reconnu comme juif celui qui naît
d'une mère juive, ou celui qui se convertit dans les règles
au judaïsme. Mais le judaïsme ne fait pas de prosélytisme.
Il considère, en effet, qu'il n'y a pas besoin d'être
juif pour obtenir le salut. Quand on est né de mère
juive, la conviction ou la pratique religieuses ne sont pas nécessaires
pour être reconnu comme juif ou pour se vivre comme juif.
Selon les sensibilités, cette judéité signifie
plutôt l'appartenance à un peuple particulier ou l'inscription
dans une histoire universelle. Elle se nourrit de la pratique religieuse
ou d'une manière de penser et d'incarner certaines valeurs.
Mais, à travers toute une gamme de situations très
différentes, elle se transmet comme conscience d'être
juif, et même oubliée, elle peut resurgir à
une génération ultérieure. Aujourd'hui, les
difficultés rencontrées par l'Etat d'Israël,
l'antisionisme, la renaissance de l'antisémitisme fonctionnent
pour beaucoup comme un rappel ou un révélateur de
judéité, ce qui se traduit parfois par un retour à
une certaine pratique religieuse, et en tout cas, par une mobilisation
défensive.
Mais cette force de transmission de la judéité ne
peut s'expliquer sans comprendre, en amont, la force de transmission
du judaïsme, de siècle en siècle. Celle-ci tient
certainement à une pratique religieuse imprégnant
tous les aspects et les moments de la vie, mais surtout à
la place de l'étude. A travers les exils, les persécutions,
les temps de misère, la transmission du Livre s'est perpétuée
depuis plus de deux mille cinq cent ans. C'est en résistant
à la tentation permanente de figer leur interprétation
du texte, que les Juifs sont parvenus à le transmettre. En
effet, il n'y a pas d'écriture sans commentaires et sans
discussions autour du texte. D'où l'importance de la Torah
orale par rapport à la Torah écrite. A partir du VIe
siècle avant notre ère, temps de l'exil à Babylone,
se mit en uvre la rédaction de traditions orales diverses
qui allaient donner la Bible juive : la Torah, les Prophètes
et les Ecrits. Mais, avant même la fixation du Canon biblique
au premier siècle de notre ère, se développèrent
les traditions d'interprétation qui seront recueillies sous
le nom de Michna, suivie par la Guemara, ces deux textes formant
le Talmud. Si donc au temps de Jésus a existé une
forte polémique entre les Sadducéens, qui ne voulaient
se référer qu'à la seule Torah écrite,
et les Pharisiens, qui se revendiquaient de la Torah écrite
et de la Torah orale, ces derniers l'ont emporté et ont fondé
le judaïsme rabbinique, qui n'a cessé jusqu'à
nos jours d'appuyer son enseignement sur ce travail de commentaires
et d'interprétations contradictoires référées
aux maîtres du judaïsme. Pour donner un exemple illustrant
cet esprit du commentaire, un texte du Talmud dit qu'un tribunal
(Sanhédrin) qui est unanime sur la culpabilité d'un
accusé condamné à mort ne doit pas exécuter
la sentence. Car l'unanimité est suspecte. Un tel tribunal
n'a sans doute jamais existé. Il n'en demeure pas moins qu'il
est symbolique d'un système qui rejette l'évidence
et l'unanimité et interdit à la collectivité
de s'unir sur le dos d'un humain pris comme bouc émissaire.
Entre la judéité comme conscience d'être juif
et le judaïsme comme pratique religieuse, s'étend tout
le champ de l'histoire juive, de la mémoire juive, de la
culture juive, que l'on désigne au singulier, même
si elles sont les unes et les autres plurielles par essence. Mais
plus fondamentalement encore, on rencontre ce qu'on appelle la pensée
juive, également plurielle, et qui est autant une méthode
qu'un contenu, en tant qu'elle est en constante discussion avec
elle-même et avec le monde. Comme méthode, elle s'adapte
aussi bien à l'enquête biblique qu'à la réflexion
philosophique, le socle commun étant la préoccupation
éthique.
Ce qui nous conduit à un étrange paradoxe au sujet
de la transmission : la force de transmission du judaïsme risque
d'être fragilisée du côté de la judéité,
là où la transmission ne requiert pourtant pas forcément
d'adhésion au judaïsme. La visibilité de la communauté
ne doit pas faire illusion : l'augmentation considérable
des mariages mixtes (aujourd'hui deux mariages pour un dans la communauté)
réduit le nombre de Juifs dans le monde, tous les enfants
nés de mère non-juive n'étant plus considérés
comme Juifs, à moins de conversion de celle-ci ou des enfants.
En revanche, c'est du côté des études juives
et de la pensée juive que la force de transmission semble
s'épanouir, aussi bien dans des milieux très religieux
qui développent leurs propres lieux d'enseignement que dans
des cercles plus libéraux ou laïcs qui dispensent des
cours ouverts à tous, et auxquels des non-juifs sont désormais
relativement nombreux à participer, sans forcément
viser la conversion.
Si le peuple juif est aujourd'hui défié comme n'importe
quel autre peuple dans sa capacité de transmission entre
les générations, il dispose d'une force qui n'est
pas de l'ordre de la seule mémoire, ni même de la seule
appartenance, mais bien de cette obligation fondamentale de penser
et d'étudier pour vivre et pour survivre. Obligation venue
et cultivée par le judaïsme comme religion, mais qui
dépasse largement le seul cadre religieux. Par rapport au
christianisme, qui connaît à la fois un effondrement
confessionnel et souvent une adhésion conformiste aux valeurs
sociales ambiantes, et donc qui se transmet aujourd'hui très
mal dans les familles et les Eglises traditionnelles, le judaïsme
garde une grande part d'originalité. La transmission rigoureuse
de la judéité en fait un marqueur d'identité
et d'appartenance beaucoup plus significatif qui s'ajoute évidemment
au fait que la transmission identitaire est toujours plus forte
dans les minorités.
L'identité chrétienne est, au contraire, exclusivement
liée à la question de la foi, sans que celle-ci signifie
forcément une adhésion inconditionnelle aux dogmes
ou à une évacuation de tout doute. Mais l'inflation
de cette question de la foi par rapport à celle de l'appartenance
fait que celui qui ne croit plus ne se vit plus comme chrétien
et ne transmet pas ce qu'il a reçu à ses propres enfants.
Ce n'est qu'en cas de position minoritaire, comme dans le protestantisme
historique, qu'une identité et une mémoire se transmettent
encore indépendamment de la question de la foi. Dans le christianisme,
cette insistance sur la foi génère comme un goulot
d'étranglement qui fait que si l'on ne croit pas, l'on ne
se sent plus chrétien et l'on se coupe progressivement de
toute culture ou de toute pensée affichées ou ressenties
comme chrétiennes. A ce sujet, il est intéressant
d'entendre les commentaires sur le fameux préambule de la
Constitution européenne et la mention des racines chrétiennes
de l'Europe. A partir du moment où quelque chose qui devrait
sembler évident du point de vue historique ne l'est plus,
c'est le signe qu'en effet, le rouage de la transmission s'est grippé,
sinon cassé.
haut de la page
Une antériorité difficile
La primauté chronologique du judaïsme et sa survie
dans la tempête peuvent susciter chez les autres le sentiment
qu'il détient le secret de la transmission sans vouloir le
partager, alors qu'évidemment on ne peut posséder
la transmission, on ne peut que la prendre en charge - la supporter
? - le temps d'une vie, quitte à l'investir de sa propre
interprétation. A cela vient s'ajouter la mauvaise compréhension
des expressions de « peuple élu » et de «
terre promise ». Contrairement à une interprétation
fréquente, ces termes n'évoquent pas une hiérarchie,
mais plutôt une responsabilité particulière
devant Dieu et aussi devant les hommes. Quant Israël, comme
peuple, est dit par la Bible « lumière des nations
», il ne s'agit pas d'un privilège, mais d'un devoir,
celui de vivre avec le Dieu unique une relation telle qu'elle éclaire
la vocation de tous les autres peuples à entrer également
en relation avec ce Dieu, sur un mode qui leur est propre. Ce rôle
d'éclaireur est difficile et exigeant, s'il en est. La loi
de Moïse comprend ainsi 613 commandements contre sept seulement
pour la loi de Noé destinée à ceux qui ne sont
pas Juifs. Le décalage entre les deux lois correspond à
un surcroît d'obligations qui pèsent sur Israël
seul, en tant qu'il est le peuple de l'alliance.
L'élection implique également pour le peuple juif
d'innombrables critiques divines. Mais l'inverse est également
vrai : Abraham ose critiquer Dieu sur son sens de la justice, quand
il décide de détruire Sodome. Et le prophète
Jonas le conteste, quand il veut au contraire sauver Ninive. Israël
signifie « lutte avec Dieu ». Cette dimension conflictuelle
de la relation avec Dieu disparaît dans le christianisme et,
a fortiori, dans l'islam où Allah appelle les croyants à
la soumission. Alors la tentation est grande pour les musulmans
de prendre au pied de la lettre les reproches que Dieu adresse à
son peuple, afin d'y lire le signe d'une malédiction qui
devrait le condamner à disparaître, sans comprendre
que cette relation orageuse est aussi une relation d'amour réciproque,
ce que ne rend pas le Coran, en supprimant, comme l'écrit
Daniel Sibony, « toute parole d'amour envers les gens du Livre,
notamment envers le peuple juif. Ou plutôt, ces paroles d'amour
sont toujours au passé, pour mieux mettre en valeur la trahison
intrinsèque des « gens du Livre » (juifs et chrétiens),
trahison qu'ils réitèrent en ne suivant pas Mahomet.
» 3
La relation vivante et originale entre le peuple juif et son Dieu
s'est pérennisée. Elle a conféré au
judaïsme la force nécessaire pour poursuivre cette transmission.
Cette vitalité devrait empêcher les religions qui sont
nées du judaïsme, d'une part d'effacer leur dette à
son égard, d'autre part de le déclarer périmé
en se posant comme révélation ultime, et pourtant
c'est ce qu'ont tenté de faire, chacun à sa manière,
le christianisme et l'islam.Le christianisme
L'antériorité du judaïsme a été
acceptée par le christianisme, mais dans une perspective
de dépassement. Jésus était juif et n'a jamais
cessé de l'être, ses disciples également. Le
christianisme s'est d'abord développé à l'intérieur
du judaïsme. Après la mort de Jésus, les premiers
païens à devenir chrétiens sont devenus en fait
juifs-chrétiens, avant que leur nombre et les exigences de
la loi juive ne mettent en question la nécessité de
cette entrée dans le judaïsme pour devenir chrétien.
Ce débat est notamment présenté au chapitre
15 du Livre des Actes des apôtres à l'assemblée
de Jérusalem que l'on situe vers l'an 51. C'est Paul, ancien
pharisien converti au Christ, qui incarne ce tournant majeur où
christianisme et judaïsme vont se séparer et bientôt
s'opposer violemment.
Paul est un personnage complexe, dont la trajectoire et la pensée
ont donné lieu à de nombreuses controverses. Pour
les uns, il symbolise clairement la rupture violente avec le judaïsme.
Pour d'autres, son souci d'aller vers les païens ressortit
encore d'une préoccupation juive du sort des « nations
de la terre ». Le drame est qu'en prêchant un Evangile
universaliste, Paul présentera l'Eglise comme héritière
d'Israël et la Nouvelle Alliance comme un accomplissement de
l'Ancienne. Il ne faudra qu'un pas pour que celle-ci soit par la
suite déclarée caduque et que le nouvel Israël
remplace l'ancien : ce sera la théologie de la substitution.
Dès sa naissance, le christianisme a mené une ardente
polémique contre la loi juive en lui opposant la grâce
: seule la foi en Jésus assure le salut. A la génération
de Paul, cet exclusivisme est d'autant plus fort que l'on croit
vivre la fin des temps et que l'on attend la parousie, c'est-à-dire
le retour du Christ. Même si la perspective de Paul est l'invitation
à la foi et non l'exclusion, il sème avec zèle
les germes de cette future exclusion, qui s'exprimera plus tard
dans la célèbre formule « Hors de l'Eglise point
de salut». De plus, la rédaction des quatre évangiles,
qui s'étale de l'an 70 à l'an 100, est profondément
marquée par les conflits, de plus en plus aigus, qui opposent
pagano-chrétiens, judéo-chrétiens et juifs.
Entre les attaques contre les scribes, les pharisiens et les sadducéens,
et la narration du procès de Jésus, les Evangiles
vont être parsemés des ingrédients propres à
générer l'accusation qui restera séculaire
de peuple déicide. Et plus tard, certains Pères de
l'Eglise enfermeront l'Ancien Testament dans un sens christocentrique,
c'est-à-dire qu'ils l'interprèteront exclusivement
comme annonce du Christ. Dès lors, dans l'histoire chrétienne,
il n'y aura plus pour les juifs qu'une solution pour être
sauvés: celle de se convertir. De siècle en siècle
se transmettra un antijudaïsme alimenté par l'argumentation
théologique et des décisions doctrinales et politiques
discriminantes. Les juifs, rendus errants et misérables,
seront présentés comme les témoins permanents
de la malédiction de Dieu, leur sort relevant du châtiment
divin pour n'avoir pas cru au Christ et l'avoir tué. Pascal
écrit encore dans Les Pensées : « C'est une
chose étonnante et digne d'une étrange attention,
de voir ce peuple juif subsister depuis tant d'années, et
de le voir toujours misérable : étant nécessaire
pour la preuve de Jésus-Christ et qu'il subsiste pour le
prouver, et qu'ils soit misérable, puisqu'ils l'ont crucifié
: et quoiqu'il soit contraire d'être misérable et de
subsister, il subsiste néanmoins toujours, malgré
sa misère... »4
Cet antijudaïsme aura des répercussions sociales importantes
en livrant régulièrement les juifs à la vindicte
populaire dans les temps de crise ou de malheurs, et ce dans presque
tous les pays d'Europe. S'il faut donc distinguer antijudaïsme
et antisémitisme, l'histoire empêche de les séparer,
et même s'il a existé un antisémitisme avant
et en dehors du christianisme, les thèses de l'antijudaïsme
chrétien, « l'enseignement du mépris »
comme l'a qualifié l'historien Jules Isaac, ont été
un terreau nourricier de l'antisémitisme. Il note dans son
livre Jésus et Israël que même la Réforme
protestante, qui se caractérise pourtant par un retour à
la Bible, et en particulier au texte hébreu de l'Ancien Testament,
n'apporta pas de grand changement et continua de professer les mêmes
thèses anti-juives.
Encore au lendemain de la Shoah, un document récemment
découvert, daté du 23 octobre 1946, portant l'en-tête
de la nonciature apostolique à Paris, qui fait référence
au pape, c'est-à-dire à Pie XII, témoigne de
l'opposition de l'Eglise à la restitution à leurs
familles des enfants juifs placés dans des établissements
catholiques pendant la guerre, pour peu que ces enfants aient été
baptisés. Après la publication de cette note dans
le Corriere dela Sera, Peter Gumpel, jésuite allemand postulateur
de la cause de Pie XII en vue de sa béatification, a rappelé
la doctrine qui prévalait alors : le baptême soumet
à l'Eglise celui qui le reçoit et celle-ci est tenue
de l'élever dans la foi catholique. (Le Monde, 11/1/2005).
Sur le plan théologique, il faudra attendre que le choc
de la Shoah agisse sur les consciences, pour que des positions officielles
expriment un revirement à l'égard du judaïsme.
La naissance de l'Amitié judéo-chrétienne en
1947 allait ouvrir une époque de connaissance mutuelle et
de travail en commun, se donnant pour but de « travailler
à réparer les iniquités dont les juifs et le
judaïsme ont été victimes depuis des siècles,
à en éviter le retour, et à combattre l'antisémitisme
et l'antijudaïsme dans toutes leurs manifestations »,
tout en excluant « de son activité toute tendance au
syncrétisme et toute espèce de prosélytisme
». (Article 2 des statuts). Pour l'Eglise catholique, le concile
Vatican II allait inaugurer un changement radical dans ses relations
avec le judaïsme. L'article IV du document Nostra Aetate, encore
ambigu et insuffisant à bien des égards, franchissait
cependant un pas immense en rompant avec les thèses séculaires
de l'antijudaïsme et en reconnaissant au peuple juif une vocation
toujours actuelle. Pour l'affirmer, il s'appuyait sur cette parole
de Paul dans l'épître aux Romains : « Les dons
gratuits et l'appel de Dieu sont irrévocables. » (
chapitre 11 v 29). Les implications de cette ouverture allaient
être importantes : non seulement la préparation des
consciences à la démarche de repentance vis-à-vis
du peuple juif, mais aussi l'affirmation des racines juives du christianisme
et du lien vivant et privilégié qu'il doit entretenir
avec son « frère aîné. » Le Père
Jean Dujardin, dans son livre L'Eglise catholique et le peuple juif,
relate tout ce parcours accompli en présentant les documents
officiels qui en témoignent. Mais d'autres implications se
faisaient entrevoir dès le début, qui expliquent la
réserve de beaucoup de catholiques et notamment des patriarches
des Eglises orientales : la mise en cause de l'antijudaïsme
séculaire entraînait une mise en cause de la Tradition,
qui, dans le catholicisme, est une des deux sources de la révélation,
avec la Bible. Comment fallait-il lire alors le dogme de l'infaillibilité
à travers l'histoire de l'Eglise ?
Côté protestant, un grand travail a été
également accompli depuis la fin de la seconde guerre mondiale
dans les différents pays d'Europe. Entre 1996 et 2000, la
communion ecclésiale de Leuenberg, qui réunit depuis
1973 les Eglises luthériennes et réformées
d'Europe, a élaboré un document « Eglise et
Israël », dans lequel sont reconnues « les interprétations
fautives de certaines affirmations et traditions bibliques »,
responsables pour une grande part de la malveillance des chrétiens
à l'égard du peuple d'Israël. Le chapitre 11
de l'épître aux Romains est également sollicité
pour rappeler les racines juives du christianisme, la pérennité
de l'élection du peuple juif, et encourager les uns et les
autres à la connaissance mutuelle et au dialogue. De ce fait
la relation au judaïsme ne peut être considérée
comme relevant du seul rapport externe du christianisme avec les
autres religions, mais comme nécessaire à la compréhension
interne que l'Eglise a d'elle-même.
Ces avancées ne doivent pourtant pas nous faire croire
que la question des relations avec le judaïsme est définitivement
résolue. Déjà parce que les travaux des théologiens
ne se sont pas forcément transmis dans les Eglises, et ce
pour deux raisons. La première est que les Eglises traditionnelles,
dans la plupart des pays européens, se sont vidées,
et donc que le nombre des adultes et des enfants recevant un enseignement
religieux a périclité. « La déchristianisation
ne constitue-t-elle pas une donnée significative pour le
dialogue entre un juif et un chrétien ? Des esprits qui ont
reçu une culture religieuse chrétienne -ou juive d'ailleurs
- dans leur enfance, puis s'en sont détachés afin
de penser au diapason des valeurs du siècle, demeurent souvent
peu disposés à chercher une pensée qui appelle
à la vie et au dialogue derrière les préjugés
dont ils restent héritiers sur leur Eglise ou sur le judaïsme.
» écrit Catherine Challier dans Judaïsme et christianisme,
l'écoute en partage, livre écrit avec le théologien
protestant Marc Faessler (p 33)
La seconde raison est que cette transmission requiert de bonnes
connaissances et une solide formation. A côté de personnes
qui se sont investies dans l'histoire de l'antisémitisme,
la connaissance du judaïsme et le dialogue judéo-chrétien,
le plus grand nombre ne désire pas forcément aller
au-delà d'une réelle compassion chrétienne
et humanitaire pour les Juifs pendant la persécution nazi
et après la découverte de la Shoah. Il est permis
de voir dans cette réserve, outre un manque d'intérêt
personnel, la manifestation d'une certaine crainte et d'un certain
malaise. C'est qu'accepter que la relation au judaïsme soit
essentielle à l'identité et à la foi chrétiennes
conduit à une constatation et à une interrogation
fondamentales. La constatation est que la culpabilité du
christianisme vis à vis du judaïsme pendant leur histoire
commune peut être perçue non seulement comme une culpabilité
à l'égard des hommes, mais également comme
une culpabilité à l'égard de Dieu. Elle interroge
donc le christianisme lui-même dans son origine et son identité.
Cette interrogation fondamentale concerne le contenu doctrinal de
la foi chrétienne : qu'en est-il finalement de Jésus-Christ,
une fois que l'on a véritablement réalisé qu'il
avait vécu et qu'il était mort juif ? Même si
cette réalité historique n'a jamais été
remise en cause, puisqu'elle est évangélique, de fait
l'antijudaïsme théologique et la dogmatisation du christianisme
avaient impliqué pendant des siècles une déjudaïsation
religieuse et culturelle de Jésus. Le rendre aux siens aujourd'hui
ne peut être sans incidence en retour sur la compréhension
chrétienne qu'on en a. D'autant plus que cette question est
également posée par tous les travaux de recherche
historique et exégétique sur la Bible qui se sont
multipliés depuis le XIXème siècle jusqu'à
nos jours. Travaux sur la rédaction des livres bibliques,
sur le Jésus de l'histoire, sur la naissance du christianisme,
en même temps qu'interprétations structuralistes, psychanalytiques,
narratives ...et enfin émissions télévisuelles
et livres de vulgarisation ont fini par creuser un écart
de plus en plus grand entre la grande dogmatique chrétienne
et les textes bibliques.
haut de la page
Ce qui a fait la force et la richesse du christianisme occidental
est peut-être devenue sa faiblesse. Une fissure s'est ouverte
dans le grand monument dogmatique qui s'est construit à travers
conciles, doctrines et sommes théologiques, et que même
la Réforme protestante et une grande part des Eglises auxquelles
elle a donné naissance n'ont pas remis fondamentalement en
question puisqu'elles ont adopté les définitions dogmatiques
des premiers siècles, même si elles ont contesté
le poids du magistère et de la Tradition en retournant à
« l'Ecriture seule ».
Mais, c'est au moment où il est frappé par une véritable
crise de transmission et par la désaffection religieuse caractéristique
des sociétés avancées que le christianisme
dont nous avons hérité reçoit cette question
fondamentale : «Que croyez-vous encore au sujet de Jésus-Christ
? Comment recevez-vous l'enseignement traditionnel à son
sujet ? En quoi le dialogue avec le judaïsme peut-il avoir
un impact sur votre compréhension ? » Désarmés
pour y répondre, beaucoup sont tentés de ne pas entendre
la question, de l'évacuer, alors que le petit nombre de ceux
qui la reçoivent entrent dans un travail théologique
très novateur. C'est ainsi que l'Amitié judéo-chrétienne,
par exemple, a réalisé un important travail de relecture
et de nouvelles traductions des passages de l'Evangile de Jean comportant
des mentions très négatives sur les Juifs, en tenant
compte du contexte historique de la rédaction de cet Evangile.
Elle va maintenant accomplir la même tâche au niveau
des liturgies chrétiennes. Mais quelle en sera la réception
concrète ?
Les Eglises qui ont aujourd'hui le vent en poupe dans nos sociétés
sont soit les Eglises traditionalistes, cependant minoritaires,
où le dogme est fortement maintenu contre toute évolution,
soit les Eglises évangéliques et pentecôtistes,
souvent d'inspiration américaine. Ayant un rapport étroit
et plutôt fondamentaliste à la Bible, celles-ci sont
beaucoup moins liées par les questions doctrinales et privilégient
à la fois l'expérience personnelle de la conversion
et un enseignement très moralisateur. On rencontre souvent
en leur sein une bonne connaissance du judaïsme et une grande
sympathie pour les juifs « peuple de Dieu », mais cette
sympathie n'est pas toujours dénuée de l'espérance
d'une conversion finale au Christ.
Aujourd'hui, alors que l'antijudaïsme traditionnel a été
soumis à un sévère examen et qu'on manifeste
tant de compassion pour les Juifs victimes de la shoah, on ne peut
qu'éprouver un profond malaise en voyant croître dans
certains milieux chrétiens une hostilité à
l'Etat d'Israël, qui, au-delà de la critique politique
habituelle en pays démocratique, va parfois jusqu'à
la remise en cause du bien-fondé de sa création en
1948. Force est de se demander si cet antisionisme ne manifeste
pas une résurgence de l'antijudaïsme traditionnel.
Il a fallu un demi-siècle au Vatican pour reconnaître
l'Etat d'Israël, et la pression des Eglises orientales, vivant
en situation souvent précaire dans les pays arabes, n'y est
pas pour rien, mais également, jusqu'à Vatican II,
les thèses traditionnelles sur l'errance du peuple juif.
Comme le remarque Emil Fackenheim, encore en juin 1967, quand la
vieille ville de Jérusalem fut reprise par l'armée
israélienne, « le Vatican lança une véritable
campagne pour son internationalisation - ce qu'il n'avait jamais
fait durant les dix-neuf ans où elle avait été
sous contrôle jordanien. »5
Cependant, dès 1973, le Comité épiscopal
français pour les relations avec le judaïsme remettait
en cause l'interprétation théologique de la dispersion
du peuple juif comme un « châtiment pour ses infidélités
» et demandait que lui soient reconnus « le droit et
les moyens d'une existence politique propre parmi les nations ».
Le 30 décembre 1993 était signé un accord diplomatique
entre le Saint-Siège et l'Etat d'Israël, et en l'an
2000 le pape se rendit à Jérusalem. Côté
protestant, la création de l'Etat d'Israël fut en général
saluée avec reconnaissance. Pour des raisons plutôt
politiques chez les protestants, réfractaires à l'idée
de lieux saints et à une interprétation théologique
de l'histoire, et pour des raisons plus spirituelles chez ceux qui
ont une lecture messianique du retour du peuple de Dieu sur sa terre,
ou qui, sans aller jusque-là, sont ouverts à une approche
théologique de la question. Il y eut d'ailleurs des protestants
qui dès le XIXème siècle avaient envisagé
le retour des Juifs en Palestine. Et il y en a toujours, surtout
dans la mouvance évangélique, qui soutiennent inconditionnellement
Israël.
Toutefois, dans une certaine mouvance chrétienne de gauche,
marquée par le tiers-mondisme, le grand tournant du sionisme
date de 1967, de l'occupation des territoires et de Jérusalem
après la guerre des 6 jours. La grande espérance née
dans les années 90, après les accords d'Oslo, n'a
pas résisté au déclenchement de la seconde
intifada, dont la responsabilité a été presque
unanimement attribuée à la visite d'Ariel Sharon sur
l'esplanade des Mosquées. A partir de ce moment-là
s'est développée une relecture de l'histoire de l'Etat
d'Israël. Etonnamment, un certain nombre de voix chrétiennes
ont fait chorus à la vulgate médiatique du peuple
victime devenu peuple bourreau. L'évènement salvateur
de la naissance d'Israël est devenu une sorte de péché
originel. Par exemple, dans une tribune intitulée «
La Terre promise est à tous », parue en 2002 dans Témoignage
chrétien, l'évêque sortant d'Amiens, Jacques
Noyer, dressait un parallèle, dix ans après l'abbé
Pierre, entre la guerre de conquête de Josué et le
retour des Juifs en Palestine. Dans les deux cas, écrivait
l'évêque, « ils sont habités par la même
conviction : prendre possession de cette terre, c'est chasser les
autres occupants déclarés sans droit... ». Brandissant
l'image de Jésus comme contre-exemple, il continuait : «
De sa naissance jusqu'à sa mort, Jésus se heurte aux
frontières et aux empires. Les Mages et Hérode, Rome
et le Sanhédrin, Israël et la Samarie (...) Le Christ
ressuscité s'arrache à la terre sacrée de ses
pères (...) Les portes ne l'arrêtent pas, ni les frontières.
Il est partout, près de tous ceux qui se réunissent
en son nom et dans son Esprit. La terre entière est la Terre
promise ». Mais il faut reconnaître que cette contestation
de type spirituel n'est pas le propre de gens religieux et qu'elle
dépasse le cadre confessant, comme on le voit par exemple
dans une caricature publiée par La Stampa (3/4/2002) montrant
l'enfant Jésus menacé par un char israélien
et disant « ne me dis pas que tu veux me tuer à nouveau
».
Si l'on se situe sur le plan théologique, il y a une difficulté
proprement chrétienne à comprendre le sionisme, lequel
donne d'ailleurs lieu à des approches et interprétations
multiples au sein du judaïsme lui-même. L'abandon de
l'antijudaïsme traditionnel, et l'affirmation de la pérennité
de l'Alliance de Dieu avec le peuple juif, ne suffisent pas à
combler la distance qui sépare la théologie chrétienne
de la religion juive. C'est que le christianisme, en se construisant
contre le judaïsme, a opposé, non seulement la grâce
à la loi, mais également l'esprit à la lettre,
et l'universalité de la terre entière au particularisme
de la terre promise. Il a réalisé une double opération
: une délocalisation du Dieu biblique et une déjudaïsation
de son lieu : à savoir Sion-Jérusalem. La délocalisation
se comprend facilement si l'on suit l'itinéraire et les missions
de l'apôtre Paul partant de Jérusalem pour parcourir
toutes les rives de la Méditerranée jusqu'à
Rome, ce qui représente à l'époque toute la
terre habitée. Mais, après tout, le judaïsme
de l'époque a déjà essaimé dans de nombreuses
villes de l'Empire où il dispense son enseignement dans les
synagogues. Simplement, là où celui-ci maintient la
spécificité de l'Alliance entre Dieu et son peuple,
le Dieu révélé par le Christ va être
présenté comme Dieu pour toutes les nations, sans
s'attacher particulièrement à l'une d'entre elles.
La déjudaïsation des lieux du Dieu biblique est plus
complexe. Elle s'opère déjà autour du temple
de Jérusalem, dont la destruction est prophétiquement
annoncée dans les Evangiles, et déjà réalisée
- par les Romains en 70 - au moment de la constitution du Nouveau
Testament. Ce temple est un enjeu tel qu'il donne lieu à
une appropriation métaphorique dans les Evangiles : le véritable
temple est le corps du Christ. Mais le corps du Christ étant
l'Eglise, un glissement s'opère où c'est l'Eglise,
en tant qu'assemblée des chrétiens, qui apparaît
comme le temple véritable, c'est-à-dire non fait de
main d'hommes. Car c'est en esprit et en vérité, et
non pas dans un lieu, qu'on adore Dieu. Cette spiritualisation du
temple sera parachevée dans l'Apocalypse où le temple
de la Jérusalem céleste est remplacé par Dieu
lui-même : « Je ne vis pas de temple dans la ville,
car le Seigneur Dieu tout-puissant est son temple, ainsi que l'agneau
» (Apocalypse 21,22).
Mais Jérusalem elle-même donne lieu à une
appropriation qui va aboutir à sa déjudaïsation
dans la théologie et l'imaginaire chrétiens. D'abord,
c'est la ville qui, après avoir salué Jésus
le Messie, a provoqué sa mort. Et c'est bien en tant que
ville de la passion du Christ qu'elle sera plus tard revendiquée
dans l'histoire de la chrétienté, devenant objectif
de croisade, de reconquête, de pèlerinage. Mais aussi,
c'est la ville de la naissance de l'Eglise, racontée dans
le livre des Actes des apôtres. Ceux-ci, réunis à
Jérusalem pour la fête de Chavouot, qui rappelle le
don de la Torah à Moïse en haut du Sinaï, reçoivent
l'Esprit-saint, et se mettent à parler dans une multitude
de langues, ce qui leur permet de communiquer l'Evangile à
tous les présents, à savoir les habitants de Jérusalem,
juifs et païens, mais aussi tous les juifs venus de diaspora
pour Chavouot. C'est ainsi que la Nouvelle Alliance, dont l'universalité
est symbolisée par le multilinguisme, marginalise l'Alliance
avec le peuple élu symbolisée par la Torah. Pentecôte
remplaçant Chavouot, c'est l'esprit remplaçant la
lettre, mais c'est aussi l'origine de la captation de Sion-Jérusalem
par la théologie et l'imaginaire chrétiens. Car si
le Livre des Actes manifeste encore le caractère juif de
Jérusalem - en montrant, par exemple, les apôtres aller
prier au temple, ou en évoquant les polémiques entre
juifs, judéo-chrétiens et pagano-chrétiens,
il est clair que la christianisation ultérieure de la ville
aura pour effet d'occulter la relation spécifiquement juive
à Sion-Jérusalem, aussi bien dans sa dimension historique,
géographique, politique que dans sa dimension liturgique
et religieuse. A cet égard, il est significatif de constater
aujourd'hui l'ignorance généralisée concernant
la présence séculaire des juifs et du judaïsme
à Jérusalem, Hébron, Safed ...sans parler du
rôle central de Jérusalem dans la piété
et l'espérance juive depuis toujours.
Sans doute l'effacement de cette réalité et de cette
mémoire s'est-il avéré nécessaire au
sens théologique donné par le christianisme à
l'errance du peuple juif, en même temps qu'il lui permettait
l' appropriation symbolique et religieuse de la terre sainte. En
fait, la difficulté théologique du christianisme à
comprendre le sionisme, depuis sa dimension religieuse jusqu'à
sa dimension politique, tient à des raisons diverses et parfois
opposées. D'un côté, l'universalisme chrétien,
qui se traduit par une forme de mondialisme, s'oppose à l'idée
d'une terre portant un sceau identitaire apposé par Dieu
lui-même...et c'est ainsi que certains protestants, réfractaires
à un Etat juif, sont naturellement portés à
souhaiter un Etat bi-national. A l'opposé, l'attachement
aux lieux saints du christianisme ne porte pas à accepter
facilement que les Juifs aient un rapport unique et privilégié
avec la terre d'Israël et avec Jérusalem. Cette difficulté
fait qu'un certain nombre de catholiques, par exemple, souhaitent
l'internationalisation de Jérusalem, ville trois fois sainte
qui ne doit appartenir à personne. Pourtant, l'expérience
montre que l'Etat juif, qui en a fait sa capitale éternelle
en 1949, entretient les lieux saints et garantit une totale liberté
de mouvement et d'expression religieuse.
On voit bien que la difficulté théologique a aujourd'hui
des ramifications politiques et idéologiques. C'est que le
christianisme, qui a un passé très chargé de
collusion entre le religieux et le politique, et porte le poids
d'une lourde culpabilité historique, semble avoir perdu les
outils pour penser sereinement et utilement ses relations avec le
judaïsme. A cet égard, de nombreux chrétiens
ont un regard très méfiant vis-à-vis du sionisme,
d'autant plus qu'ils l'associent actuellement au messianisme politique
des chrétiens évangéliques américains
autour de Georges Bush. Ce faisant ils méconnaissent totalement
la riche diversité des approches que les juifs eux-mêmes
ont du sionisme, de son histoire et de son actualité.
Cette méfiance se double parfois d'une attirance naturelle
vers une idéologie qui traverse notre société
occidentale : l'altermondialisme. Pour un chrétien, la prédication
d' « un autre monde » peut découler à
la fois d'une critique évangélique de ce monde, injuste
envers les pauvres, et du rêve universaliste d'un monde meilleur,
sans frontières et sans guerres, voire dégagé
de la condition politique. On conçoit que cette orientation
contribue à rendre difficile la compréhension du sionisme,
qui lui-même s'articule à l'universel à partir
d'une expérience politique singulière, et non dans
sa négation ou son dépassement. L'Islam
A la différence du christianisme, l'Islam n'a pas gardé
telles quelles les Ecritures qui l'ont précédé.
Au contraire, le Coran présente un formidable travail de
réécriture de l'histoire biblique où l'on retrouve
tous les patriarches, les prophètes, Jésus... Mais
ils sont tous présentés comme « musulmans »,
ce qui est rendu possible par le fait que ce mot, en arabe, signifie
« soumis ». Par ce biais linguistique, qui fait de tous
les êtres « soumis » à Dieu des «
musulmans », l'Islam peut revendiquer une antériorité
sur les deux autres monothéismes qu'il accuse de falsification.
6 Les chrétiens y sont
présentés comme proches des idolâtres, car ils
associent Jésus à Dieu. Les Juifs sont maudits pour
avoir trahi la révélation faîte à Abraham.
Surtout on leur reproche, aux uns comme aux autres, de ne pas reconnaître
Mahomet comme Le Prophète.
haut de la page
Pour comprendre l'ambiguïté de l'islam à l'égard
du judaïsme, il convient de revenir aux péripéties
des relations initiales de Mahomet avec les Juifs. En fait, plus
de la moitié des sourates sont consacrées aux relations
avec les Juifs et le terme de jihad apparaît à de multiples
reprises, dont une bonne dizaine de fois dans une acceptation clairement
guerrière.7 Dès
l'an 1 de l'Hégire, alors que l'islam n'existe pas encore,
Mahomet veut être reconnu comme prophète de la révélation
biblique par les tribus juives qui peuplent pour une bonne part
Médine.8 Sa prédication
rencontre un écho favorable sur un terrain déjà
préparé à l'enseignement monothéiste
et le nombre de ses partisans augmente rapidement. Mais, les docteurs
locaux de la Loi, dont il recherche l'approbation, comme en témoigne
le Coran, se montrent dédaigneux et refusent de le reconnaître
comme prophète. D'où le retournement de Mahomet, qui
va expulser une partie des Juifs et massacrer les autres. Ce retournement
est symbolisé par le fait que les fidèles de Mahomet
ne prient plus en direction de Jérusalem, mais de La Mecque.
Il explique que l'on trouve dans le Coran aussi bien des passages
favorables aux Juifs, que des passages qui leur sont extrêmement
hostiles. Ainsi, au verset 20 de la sourate V (trad. D.Masson, Folio-Gallimard),
Moïse dit à son peuple : « Il vous a donné
ce qu'il n'avait donné à nul autre parmi les mondes
! » et au verset suivant : « O mon peuple ! Entrez dans
la Terre sainte que Dieu vous a destinée ; évitez
de retourner sur vos pas, car vous vous retrouveriez ayant tout
perdu ». C'est un tout autre ton qu'adopte par exemple le
verset 29 de la sourate IX : « Combattez : ceux qui ne croient
pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas
illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré
illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas
la vraie Religion. Combattez-les jusqu'à ce qu'ils payent
directement le tribu après s'être humiliés».
Ce verset est particulièrement important dans la mesure où
les traditionalistes considèrent la neuvième sourate
comme la dernière « descendue » [de Dieu vers
Mahomet] et, qu'ils attribuent, de ce fait, aux prescriptions qu'elle
contient une valeur définitive qui ne peuvent plus être
abrogées.9
En fait, comme les autres monothéismes, le Coran n'est
intelligible qu'explicité par la Tradition, qui rend compte
du contexte, complète le texte coranique par les faits et
gestes du Prophète décrits dans les Hadiths, et permet
de dépasser les contradictions entre différentes sourates
par la théorie de l'abrogation qui privilégie, sur
un sujet donné, la dernière sourate « descendue
», au détriment de celles qui l'ont précédée.
Ces commentaires constituent encore un genre vivant de nos jours.
Deux interprétations du Coran ont occupé une place
particulière au XXe siècle. Le courant radical développé
notamment par Sayyid Qutb, membre des Frères musulmans d'Egypte,
à l'époque nassérienne, maître à
penser des prédicateurs islamistes actuels.10
Le courant réformiste connu sous le titre
d'une revue publiée au Caire entre 1898 et 1940 : le Manâr,
le Phare.
Prenons l'exemple du terme « jihad ». Il signifie
une guerre sainte agressive pour les chrétiens et les Juifs,
alors que les musulmans l'interprètent comme un discours
de paix. En fait, il s'agit de diffuser l'islam, fût-ce par
la conquête, pour assurer la paix dans l'islam. Celui-ci a
le sentiment de se défendre en attaquant ceux qui refusent
de se soumettre. Le mot de « pacification », avec son
ambiguïté, traduit bien ce concept. Dans ce cadre, les
deux courants évoqués proposent pourtant des interprétations
foncièrement différentes.
Comme l'observe Viviane Liati, contrairement à une opinion
répandue, la lecture du Coran que propose Sayyid Qutb n'est
pas littérale, dans la mesure où elle demeure entièrement
tributaire des sources traditionnelles qui rendent le texte intelligible.
Elle est anhistorique. Qutb avance trois arguments en faveur du
djihad. D'abord, l'islam doit assurer à ses fidèles
la sécurité de leur foi et de leurs biens. Ensuite,
il doit obtenir la liberté de se répandre partout
dans le monde car sa mission est universelle. Enfin, il doit combattre
pour instaurer, sur la terre entière, un régime islamique
et se donner les moyens de l'y maintenir. Il est le seul régime
qui ne repose pas sur l'asservissement de l'homme par l'homme, mais
sur sa seule soumission à Dieu.
Au contraire, le fondateur du Manâr, Rashîd Ridâ,
privilégie une conception défensive du djihad. Il
met l'accent sur les hadiths qui insistent sur le sens moral et
spirituel du djihad. En fait, il procède à une lecture
qui vise à l'adapter à la modernité. Viviane
Liati note que « si le modèle source de la première
génération [c'est-à-dire celle des compagnons
de Mahomet] demeure inaliénable, il y a une manière
de présenter les traditions qui en rendent compte, une façon
de les sélectionner et de les organiser, qui permet d'obtenir,
sans le proclamer explicitement, une lecture du modèle source
compatible avec les réalités du temps ».11
Dans cette optique, à défaut de prôner un
djihad offensif, Rashîd Ridâ mène le combat au
niveau des idées, en s'acharnant à montrer la supériorité
de l'islam sur les deux monothéismes qui l'ont précédé
et, plus généralement, sur la civilisation occidentale.
Il explique ainsi que l'opposition entre les musulmans d'une part,
les juifs et les chrétiens d'autre part, procède des
seconds et non des premiers. Il extrapole l'existence de la démocratie
en islam à partir de la notion de shûrâ, la consultation,
et prétend que l'islam, par son influence, a été
à la source de la Réforme et de la Renaissance en
Europe. Reste à se demander dans quelle mesure cette approche
ne correspond pas à la stratégie prônée
par le Coran, selon laquelle, lorsque les musulmans sont minoritaires
et en position de faiblesse, ils doivent « oublier »
l'injonction de combattre et au contraire prendre patience devant
les préjudices qu'ils subissent, quitte à «
oublier » l'appel à la résignation et assumer
le devoir de combattre quand ils seront de nouveau en position de
force ? Comme l'observe Viviane Liati, cette théorie opportuniste
« ne fait pas pour autant disparaître de l'horizon de
pensée la visée ultime du triomphe temporel de l'islam
par le djihad ».
De manière générale, l'hostilité entre
musulmans et non-musulmans appartenant à un autre monothéisme
ne peut prendre fin qu'à condition que ces derniers acceptent
de se soumettre, soit religieusement en acceptant de se convertir
à l'islam, soit politiquement, ce que symbolise le versement
de l'impôt de la capitation, la jizya, en échange de
la protection dont ils bénéficient. Cet impôt
est certes une contribution au budget et notamment à celui
de la défense, mais il est avant tout une marque de soumission
politique des Juifs et des chrétiens au pouvoir islamique,
et d'une soumission d'autant plus forte qu'elle passe par une humiliation
comme le prescrit le verset 29 de la sourate IX déjà
cité.
Le statut de la dhimmitude a une origine qui remonte au moment
où, en 628, Mahomet, après avoir vaincu les Juifs,
leur permit de continuer à cultiver leur oasis, à
la condition qu'ils lui donnent la moitié de leurs récoltes.
Il se réserva aussi le droit d'annuler ce traité et
d'expulser les Juifs quand bon lui semblerait. En 640, le second
calife, Omar, chassa les Juifs et les Chrétiens du Hedjaz
(territoire qui comprend les cités saintes de La Mecque et
de Médine), en justifiant sa décision par référence
au droit que s'était arrogé le Prophète à
Khaibar d'annuler unilatéralement tous les accords au gré
de son bon vouloir, et aux célèbres paroles : «
Il ne peut y avoir deux religions sur le territoire des Arabes ».
Il est intéressant d'observer que le principal slogan de
la première manifestation palestinienne sur l'esplanade des
Mosquées n'était pas une quelconque marque d'hostilité
à l'égard de l'Etat d'Israël actuel, mais «
Khaibar !», du nom de l'oasis située à une centaine
de kilomètres de Médine où Mahomet instaura
ce statut de la dhimmitude. Ce dernier, qui signifie « protégé
», a permis l'accueil de gens du Livre sur des terres musulmanes,
à condition qu'ils demeurent en position d'infériorité.
Ce statut traditionnel des Juifs en terre d'Islam n'était
pas sans ressemblance avec ce qui a longtemps été
leur situation en Europe. Ainsi, Henri Laurens note que «dans
le cadre de l'Ancien Régime, les Juifs avaient leur place
reconnue, même s'ils étaient mis au même rang
que les groupes déshonorés comme les comédiens
et les bourreaux.»12
Certes, une longue cohabitation entre musulmans et juifs a engendré
une certaine tolérance qui a souvent rendu la vie de ces
derniers plus supportable dans les pays d'Islam que sur les terres
chrétiennes. Soulignant « la relative tolérance
religieuse de l'empire ottoman », Robert Misrahi, qui se présente
comme Juif français d'origine turque, note que « l'Europe
chrétienne chassait ses Juifs tandis que les Ottomans nous
accueillaient et nous protégeaient. » (Le Figaro, 8/12/2004).
L'antériorité du peuple juif a longtemps été
estompée par son itinéraire historique où il
fut sans cesse en position d'infériorité, voire humilié.
Il est difficile de convoiter la place du paria ou dhimmi. On peut
penser que son Dieu l'a oublié ou maudit. En fait, le sentiment
de supériorité à l'égard des Juifs était
si ancré dans les esprits que, selon l'historien Benny Morris,
« le regard porté sur les Juifs, considérés
comme des objets, effacés et serviles, sous-tendrait, dans
une certaine mesure, la réponse initiale faible et hésitante
des Ottomans et des Arabes face à l'afflux progressif de
sionistes en Palestine - pourquoi s'inquiéter, les Juifs
étaient des incapables ! »13
Il n'en demeure pas moins que la volonté de maintenir une
supériorité sur les Juifs est si forte que, par exemple,
en 1871, aux yeux du bachaga Mokrani, nationaliste algérien,
c'est moins la colonisation en elle-même qui constitue une
humiliation insupportable, mais le fait que la délégation
française soit conduite par un Juif : « Je veux bien
me mettre en dessous d'un sabre, dût-il me trancher la tête,
mais au-dessous d'un Juif ! Jamais ! Jamais ! »14
Contrairement à l'idée répandue d'une «
colonisation » par Israël de territoires palestiniens,
c'est plutôt le monde arabo-musulman qui refuse alors qu'une
communauté juive vivant dans son ère d'influence puisse
prétendre à l'auto-détermination.15
Il n'en est plus de même de nos jours. Tout d'abord, les
Juifs installés en Palestine ont transformé un désert
en terre fertile. Et depuis sa création, le minuscule Israël
fait plus que tenir tête au monde arabe. L'humiliation souvent
invoquée devant sa puissance qualifiée d'arrogante
résulte sans doute aussi du souvenir ravivé d'une
antériorité qui ne veut plus se laisser oublier.
La tendance actuelle est à une interprétation radicale
du Coran. Or, celui-ci contient des versets hostiles aux Juifs dans
une énorme proportion, sans parler de l'hostilité
de bons nombres de théologiens musulmans. Ainsi, Viviane
Liati remarque qu'à partir d'une démonstration de
l'hostilité permanente des Juifs à l'égard
des musulmans, Qutb évoque « pêle-mêle
leurs trahisons successives à l'égard du Prophète,
leur rôle dans la division de la communauté après
la mort de Mahomet et dans la guerre civile qui s'ensuivit, puis
dans les divisions entre sunnites et chiites, puis dans les interpolations
qu'ils ont fait subir au Hadith et à la Sira [ouvrages qui
se rapportent à la biographie du Prophète], puis dans
les récits qu'ils ont inventés et que l'on retrouve
dans les commentaires du Coran, puis dans la préparation
de l'attaque des Mongols contre Badgad et enfin dans le transfert
du califat. Quant à l'époque moderne, ils sont, nous
dit Sayyid Qutb de façon compulsive, derrière toutes
les catastrophes qui ont pu advenir aux musulmans en tout lieu partout
dans le monde et derrière toutes les tentatives visant à
écraser l'avant-garde de la renaissance islamique. »
Il est logique que, dans ce contexte, revienne en force la tentation
de vouloir effacer les traces des prédécesseurs. On
peut le voir par exemple à propos de l'esplanade des Mosquées
à Jérusalem, niant le mont du Temple que l'on veut
supposer n'avoir jamais existé. Conjuguée à
la focalisation sur la cause palestinienne, cela donne un antijudaïsme
virulent. Qu'on pense au succès remporté par le film
tiré des Protocoles des Sages de Sion dans les pays arabes,
faux diffusé dans la Russie tsariste et dont on pouvait penser
que le caractère outrageusement mensonger n'était
plus à prouver. Un parcours christique
Enfin, on peut se demander si l'un des principaux facteurs inexprimés
de l'antisémitisme ne vient pas de ce qu'en supportant pendant
des siècles l'oppression et la violence, sans jamais être
en situation d'y répondre, le peuple juif n'a pas connu en
quelque sorte un parcours christique. Ce qui ne pouvait que susciter
l'animosité de ceux qui, tout en se réclamant du Christ,
étaient incapables de mettre en oeuvre son message de non
violence. Ce parcours devait culminer avec la Shoah où les
Juifs sont apparus en situation de victimes et certains chrétiens
en position de persécuteurs ou de complices. Même aujourd'hui,
alors qu'avec la création de l'Etat d'Israël, le peuple
juif s'est en apparence banalisé, il est frappant d'observer
la satisfaction malsaine qu'éprouvent certains à le
présenter en tortionnaire, à souligner qu'il est un
oppresseur, en omettant la différence entre le minuscule
David israélien, aussi armé soit-il, et le gigantesque
Goliath arabe, à montrer que lui aussi est indigne du message
christique. De quoi laver des siècles de mauvaise conscience.
D'où ce besoin de renverser l'ordre des faits : de faire
des Juifs le bouc émissaire, le symbole du mal, de les accuser
d'avoir trahi le Christ, alors que c'est précisément
l'Eglise accusatrice qui l'a trahi, comme Dostoïevski et Nietzsche
l'ont admirablement compris. Situation d'autant plus insupportable
que depuis le message du Christ, la victime sera l'élu de
Dieu. D'où la concurrence pour être la victime parce
qu'on joue en quelque sorte à qui perd gagne.
Au nom d'un angélisme, qui cache parfois un antisémitisme
latent, certains proposent la formation d'un seul Etat réunissant
israéliens et palestiniens, en faisant mine d'ignorer qu'en
raison du retour des palestiniens « réfugiés
», parfois depuis des générations, et d'une
natalité plus forte, les seconds submergeront progressivement
les premiers. Mais, nous disent-ils, si les considérations
religieuses n'entrent plus en jeu, du moins du côté
juif, qu'importe ?
haut de la page
Reste à savoir si on peut demander à un peuple qui
a attendu près de deux mille ans pour revenir sur sa terre
autrement qu'en situation de minorité, de retomber dans cette
situation devenue aujourd'hui encore plus dangereuse pour lui, au
vu de la propagande haineuse dont il fait l'objet dans le monde
arabo-musulman ? Peut-on lui demander de renoncer à son pays,
de vivre un nouvel exil en Europe ou ailleurs ? Il ne s'agirait
même pas d'un retour en arrière, car qui pourrait encore
évoquer « l'année prochaine à Jérusalem
» après un tel retrait ? L'enseignement de cette longue
histoire devrait, de surcroît, suffire pour justifier la méfiance
en ce qui concerne la volonté - ou la capacité - de
l'humanité d'intégrer le peuple juif dans sa signification
spécifique, et donc de renoncer à en faire le bouc
émissaire de ses malheurs. Comment faire confiance à
une raison qu'on a vu être si facilement abandonnée
dans les emportements collectifs et les mouvements de foule ? Chaque
folie s'insère dans une logique qui se veut rationnelle.
Amos Oz illustre clairement le dilemme auquel sont confrontés
les Juifs aujourd'hui, en rappelant qu'à l'époque
où son père était petit garçon en Pologne,
« les rues d'Europe étaient couvertes de graffitis
qui disaient : « Juifs : filez en Palestine », ou parfois
pire : « sales Juifs : déguerpissez en Palestine ».
Cinquante ans plus tard, mon père est revenu en Europe pour
un voyage, sur les murs étaient écrit : « les
Juifs : hors de Palestine ».16
L'histoire du peuple juif en a fait le symbole de l'altérité.
Mais aussi, de manière plus secrète, le symbole même
de l'humain, « étranger et résident temporaire
sur la terre » (Deutéronome, 26,5) comme l'était
Abraham, l'araméen errant. C'est cette symbolisation croisée
entre altérité et identité qui provoque l'antisémitisme
et qui empêche qu'on puisse le confondre avec le racisme.
L'antisémitisme conjugue une haine inconsciente de soi à
une haine consciente de l'autre. Le « Juif » n'évoque
pas seulement une différence, sympathique ou antipathique,
folklorique ou religieuse, il nous parle de nous-mêmes. La
judéité touche à ce que signifie être
homme, tout simplement. Elle fonctionne comme une mémoire
inépuisable qui nous rappelle que l'homme n'est pas Dieu,
qu'il est impossible de tricher avec le danger que représente
la vie, qu'on n'échappe pas à son histoire même
si on doit lutter contre son destin, qu'il existe en ce monde des
ennemis et de la malveillance et que face à cela il ne faut
jamais perdre ni sa prudence, ni son humanité. Il y a des
moments où Caïn veut tuer Abel et Esaü Jacob. La
judéité et l'histoire juive nous rappellent que tout
homme est un individu singulier, responsable, irréductible
à la foule. Et ce message dépasse le cadre religieux
: il est universel. Mais, il n'est pas simple à recevoir.
En temps de crise, le mot Juif ressurgit comme un talisman susceptible
de cristalliser et donc d'évacuer toutes les difficultés,
toutes les peurs. Le Juif est celui qui attire sur lui toutes les
pulsions destructrices, toutes les haines et en expurge ainsi les
collectivités chrétiennes ou musulmanes. C'est pourquoi
même l'assimilation ne protège pas les Juifs de l'antisémitisme,
comme on l'a déjà vu plusieurs fois dans l'histoire.
Rejetés dans une différence qu'on leur impute y compris
malgré eux, ils justifient encore aux yeux des antisémites
l'agressivité qu'ils continuent de susciter. Et le statut
d'altérité du Juif est si fortement ancré dans
l'inconscient du monde que, même des immigrés, qui
se sentent eux-mêmes marginaux et incompris, loin de s'identifier
aux Juifs, les prennent à leur tour comme boucs émissaires,
comme cela se passe en France actuellement.
Aujourd'hui où l'expression traditionnelle de l'antisémitisme
est officiellement interdite, on peut penser que le nom d' «
Israël » vient comme une aubaine remplacer le mot «
juif » dans sa fonction de bouc émissaire. Ce nouvel
angle d'attaque de l'altérité juive rencontre évidemment
l'assentiment, plein de jubilation, de tous ceux auquel la Shoah
interdit encore de manifester trop clairement leurs pulsions haineuses.
Dans cette optique, la création d'Israël, loin de faire
rentrer le peuple juif dans le sort commun des peuples pourvus d'une
terre, étend l'hostilité qui s'attache aux Juifs au
pays où vivent désormais certains d'entre eux.
Jusqu'à il y a peu, l'explication de la naissance d'Israël
par la Shoah a satisfait nombre d'esprits tout en masquant l'histoire
complexe du projet sioniste et en n'en gardant que l'idée
de libération d'un peuple. Mais quand on a commencé
à retourner l'effet de la shoah en faveur des Palestiniens
et contre Israël ( « Comment un peuple qui a tant souffert
peut-il à son tour.... ?), le projet sioniste, remis en lumière
et toujours incompris, s'est vu totalement disqualifié. De
projet de libération nationale, il est devenu entreprise
de colonisation et d'oppression du peuple palestinien, lequel doit
donc à son tour être soutenu dans son projet de libération
et de lutte contre l'oppresseur. Par ailleurs, Israël fonctionne
comme tout Etat démocratique, la différence la plus
frappante étant sa vulnérabilité, tant géographique
qu'historique, et sa jeunesse, par rapport à nos vieux Etats
d'Europe. Jeune, il vit encore dans la passion d'exister, dans la
conscience de sa mission et dans la farouche volonté de se
défendre contre ceux qui souhaitent sa disparition. Cela
est devenu incompréhensible, voire insupportable à
nos anciennes nations épuisées par le passé,
souvent écrasées par la culpabilité, éprises
de paix universelle et de fin de l'histoire.
En France, le glissement antisioniste est de plus encouragé
par une réalité sociale et une idéologie dominante.
La présence d'une forte minorité arabo-musulmane qui
s'identifie majoritairement avec le peuple palestinien pèse
sur la conscience d'un pays qui n'a pas su l'intégrer. Et
la religion victimaire alliée à l'idéologie
des droits de l'homme a besoin pour fonctionner d'un duo complémentaire
: victime/bourreau. Quand en plus la victime d'hier est accusée
d'être le bourreau d'aujourd'hui, les consciences coupables
d'hier peuvent devenir les justiciers d'aujourd'hui, et se donner
la bonne conscience de lutter ardemment contre l'antisémitisme
en même temps que contre toute forme de racisme.
Si la cause actuelle de l'antisémitisme semble être
l'antisionisme, il ne faut pas creuser bien loin pour que réapparaissent
des traces du sempiternel antijudaïsme. L'un et l'autre semblent
en réalité se conjuguer pour recréer et réaffirmer
avec force la différence juive. Si bien que la cause d'Israël
se voie reléguée dans le carcan communautaire, perdant
sa légitimité de cause universelle, désormais
attribuée aux Palestiniens. La cause d'Israël est présentée
comme une affaire ethnique, religieuse, ou théologico-politique,
et on se sert éventuellement de la Bible pour le prouver.
Donc la justice ne saurait a priori être de ce côté-là.
A l'heure où l'idéologie la plus exaltante est l'altermondialisation
sans frontières, une telle cause, qui nécessite un
mur pour défendre son droit à l'existence historique
et géographique dans ce monde-ci, semble non seulement étrange,
mais de plus en plus illégitime. Et pourtant le peuple israélien
n'est-il pas aussi un peuple comme un autre, n'aspirant qu'à
vivre en paix et en sécurité sur sa terre et avec
ses voisins ? Et les Juifs de la diaspora, dans toute leur diversité,
n'ont-ils pas le simple désir de vivre en tant que citoyens
dans les pays qu'ils habitent, loin de tout enfermement communautariste
? Stigmatiser leur attachement à Israël comme relevant
d'un seul réflexe communautaire, n'est-ce pas construire
un ghetto mental ? la normalité interdite ?
L'identité a toujours une part d'imaginaire. Mais, chez
la plupart des peuples et des individus, cette part est très
largement confortée par l'insertion dans une réalité.
Pour le peuple juif, au contraire, le symbolique était ce
qui déterminait sa substance. Le Juif dans la diaspora est
un personnage réel qui se raccroche tant bien que mal, et
à travers les vicissitudes, au mythe que lui proposent sa
religion, son histoire mythifiée et le regard des autres.
Il arrive qu'il ne croit plus à la première et ne
se reconnaît plus dans la seconde. Il n'est pas quitte pour
autant, dans la mesure où il lui reste à détourner
le doigt qui le désigne. Les innombrables Juifs qui ont été
rejetés quand ils ont tenté de s'intégrer dans
les sociétés au sein desquelles ils vivaient témoigne
que la chose n'est pas facile. Et même pour ceux, eux aussi
nombreux, qui sont parvenus à cette intégration, comment
renoncer à tout sentiment de solidarité avec d'autres
qui continuent à être désignés du doigt
? «Ma judéité ne signifie rien pour moi : rien
en tant que judéité, mais tout en tant qu'expérience
» dit Imre Kertesz.17
Ceux qui « n'aiment pas les Juifs » entendent solidifier
cette identité indéfinissable, voire la caricaturer.
Ce qui, par antithèse, leur permet de définir chaque
homme et de se définir eux-mêmes. C'est cette désignation
par autrui que la création d'Israël entendait effacer.
Il s'agissait pour le peuple juif de passer de l'état de
symbole à celui d'un Etat parmi d'autres.
Mais, il n'en avait pas fini avec cette dimension symbolique écrasante.
Comme nous l'avons déjà noté, Israël est
le seul pays qui a été créé, non par
l'histoire, mais par la volonté d'un peuple. On peut certes
en dire autant des Etats-Unis qui sont, eux aussi, un pays forgé
par des pionniers. Mais au fil du temps, le patrimoine commun des
américains s'est en quelque sorte solidifié et les
nouveaux immigrants peuvent bien apporter leurs us et leurs coutumes,
ils s'intègrent dans ce patrimoine et ne le remettent pas
en question. Les études sur les valeurs dans le monde montrent
par exemple que, d'un point de vue culturel, les afro-américains
sont plus proches des autres américains que des noirs du
Brésil ou de n'importe quel peuple d'Afrique.18
Certes, dans le cas d'Israël, il ne s'agit pas d'une création
ex nihilo, puisqu'il y a toujours eu des Juifs en Palestine, en
quantité plus ou moins grande. Mais, ces Juifs ne formaient
pas un pays. C'est le mouvement sioniste qui a décidé
de construire un Etat en se fondant sur des événements
à la fois historiques et mythiques de près de trois
mille ans. En ce sens, il est à la fois le plus artificiel
et le plus historique des pays.
Tous les individus naissent et vivent en général
dans ce qu'on pourrait appeler une histoire fortuite, en ce sens
qu'il se trouve qu'ils sont nés ici et pas là-bas
et que de ce fait ils sont Français, Italiens ou Chinois,
sans l'avoir voulu. Les immigrés ont certes décidé
de quitter leur pays d'origine pour s'installer ailleurs. Mais,
cet ailleurs s'impose alors à eux. Ils vivent dans une culture
dominante, même s'ils amènent avec eux leur propre
culture. Les Israéliens, eux, vivent dans une histoire qu'ils
ont décidé d'investir. Et cette histoire, ils ont
décidé à la fois de s'y référer
et d'en prendre le contre-pied. Il n'y a peut-être pas plus
opposé à l'image traditionnelle du Juif que celle
de l'Israélien. Philippe Roth fait dire à l'un de
ses personnages, de retour d'Israël : « Le sionisme,
selon moi, ne procède pas seulement du désir d'échapper
à l'insularité, à l'injustice sociale, à
la persécution - grand rêve juif - mais aussi de la
volonté pleinement consciente de se dépouiller de
presque tout ce qui finissait par évoquer une attitude spécifiquement
juive tant pour les sionistes que les chrétiens européens,
de renverser la forme même de l'existence juive. Construire
une contre-vie, avec pour noyau dur un anti-mythe. Au fond, il s'agit
là d'une utopie fabuleuse, d'un manifeste, on ne peut plus
radical et invraisemblable au départ, en faveur des facultés
qu'à l'homme de se transformer à son gré. Le
Juif pouvait devenir un homme nouveau s'il le voulait. »19
C'est pourquoi la relation du Juif israélien avec son pays
est toujours ambiguë. D'abord, tout en se référant
à l'histoire, c'est-à-dire en l'occurrence à
la religion, les pionniers étaient en général
laïcs et socialistes. D'où, le malentendu initial. L'échange
épistolaire qui a eu lieu en 1899 entre Youssouf Ziya al-Khalidi,
ancien maire de Jérusalem, et Théodore Herzl, par
l'intermédiaire du grand rabbin de France, Zadok Kahn, est
particulièrement intéressant de ce point de vue. Dans
une lettre adressée à ce dernier, Youssouf Ziya al-Khalidi
rappelle la tolérance islamique et la commune parenté
qui unissent les descendants d'Abraham que sont les Juifs et les
Arabes. « Qui peut contester les droits des Juifs en Palestine
? Mon Dieu, historiquement, c'est vraiment votre terre » écrit-il.
Selon lui, en théorie, l'idée sioniste est «
tout à fait naturelle, juste et bonne ». Mais, il fait
part de son inquiétude : « Certes, les Turcs et les
Arabes sont généralement bien disposés envers
vos coreligionnaires. Cependant, il y a parmi eux aussi des fanatiques...En
outre, il y a en Palestine des chrétiens fanatiques, surtout
parmi les orthodoxes et les catholiques, qui, considérant
la Palestine comme devant appartenir à eux seulement, sont
très jaloux des progrès des Juifs dans le pays de
leurs ancêtres et ne laissent passer aucune occasion pour
exciter la haine des musulmans contre les Juifs. »20
Zadoc Kahn transmet cette lettre à Herzl qui répond
directement à l'ancien maire de Jérusalem en évoquant
l'amitié traditionnelle des Juifs pour les musulmans et en
affirmant que la colonisation juive ne pourra que bénéficier
économiquement à l'ensemble du pays.
Cette idée est récurrente dans un très grand
nombre d'écrits ou de discours de dirigeants sionistes. Ainsi,
Henri Laurens (ouvrage cité, p.209) cite l'argumentation
développée en 1905 par le principal idéologue
des socialistes des Paolei Zion, Ber Borochov, selon lequel la population
palestinienne est suffisamment proche ethniquement des nouveaux
arrivants. Selon lui, les fallah palestiniens sont les descendants
des Hébreux et des Cananéens de l'Antiquité.
La preuve en est que, physiquement, rien ne les différencie
des Juifs séfarades qui sont plus proches d'eux que des Ashkénazes.
Ils s'assimileront donc sans difficultés à la culture
apportée par les nouveaux arrivants.
Cette conception d'un sionisme porteur de la civilisation occidentale
et prétendant en apporter les bienfaits au monde arabo-musulman
se retrouve par exemple, au VIIIe Congrès sioniste qui se
tient à La Haye du 14 au 20 août 1907, où l'un
des dirigeants du mouvement, Nordau insiste sur l'importance de
l'appartenance du sionisme à la civilisation occidentale
: « Nous ne retournons pas non plus à la barbarie et
nous ne sommes pas des fanatiques religieux. Nous voulons étendre
à l'Euphrate les limites de l'Europe. »21
Le problème, c'est que le monde arabo-musulman, dans sa majorité,
n'est pas disposé à s'ouvrir à cette civilisation
laïque et positiviste.
Aujourd'hui, la plupart des Israéliens n'ont d'autre ambition
que de vivre tranquillement, comme tout le monde et n'importe qui.
Mais ils sont en quelque sorte prisonniers de l'histoire, de leur
exemplarité symbolique. Ils sont confrontés à
un dilemme qui interdit leur normalité. Soit ils se reconnaissent
comme Occidentaux. Mais, dans ce cas, leur justification d'être
en Palestine leur est en quelque sorte extérieure. Israël
représente l'espoir de continuer l'expérience juive
comme une partie de l'histoire humaine. Il faut qu'Israël existe
pour que les Juifs de la diaspora puissent vivre leur vie en se
libérant de la crainte d'être acculés par l'antisémitisme
ambiant. Soit ils assument leur différence religieuse fondamentale.
Mais, alors comment cohabiter pacifiquement avec des Palestiniens
musulmans ?
Le dilemme des Palestiniens n'est pas le même que celui
des Israéliens, mais ils sont, eux aussi, confrontés
à un dilemme. Ils doivent assumer la construction symbolique
que leur confie le monde musulman. Cette construction passe par
la destruction d'Israël. Leur dilemme est en quelque sorte
l'image inversée, négative de celui des Israéliens.
Soit ils entrent dans la modernité, qui n'est, de facto,
qu'occidentale. Dans ce cas, ils n'existent plus comme musulmans,
même s'ils gardent leur religion dans le privé, «
à l'occidentale », c'est-à-dire qu'ils prennent
le contre-pied de ce que prescrit cette religion. Soit, ils se définissent
avant tout comme musulmans, au risque de se condamner au sous-développement
et à l'affrontement avec la civilisation occidentale, et
plus précisément en Palestine, à l'affrontement
avec les Israéliens. Dans quelle mesure, la nécessité
de concilier ce qui est apparemment inconciliable peut-elle permettre
aux uns et aux autres de surmonter à terme - à long
terme - les dilemmes auxquels ils sont tous deux confrontés
?
(*) directeur de recherche au Centre dEtudes et de Recherches
Internationales de Sciences Po, dernier ouvrage publié
: Le défi de lincroyance (Ed.de la Table ronde, 2003).
(**) pasteur de lEglise réformée de France.
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Notes
1. Nous remerçions
Martin Birnbaum, Eliezer Cherki, Michel Taubmann, Shmuel Trigano,
Georges Zimra des commentaires et critiques dont ils ont bien
voulu nous faire part.
2. Cest lhypothèse
que développe Daniel Sibony dans plusieurs ouvrages, en
particulier dans Lénigme antisémite, Ed. du
Seuil, 2004.
3. D.Sibony, P.Lambert, D.Boubakeur
(sous la direction de F.Celier), Le choc des religions, Presses
de la Renaissance, 2004.
4. Cité par Léon
Poliakov, histoire de lantisémitisme, du Christ aux
Juifs de cour, Calmann-Lévy, 1955.
5. E.Fackenheim, Judaïsme
au présent, trad. : Albin Michel, 1992, p.319.
6. Cette « naturalisation
» des prophètes est. plus particulièrement
étudiée dans : D.Sibony, Les trois monothéismes,
Ed.du Seuil, 1995.
7. Cf. Jean Flori, Guerre
sainte, jihad, croisade, Points-Seuil, 2002.
8. Cf. Léon Poliakov,
Histoire de lantisémitisme, De Mahomet aux Marranes,
Ed.Calmann-Lévy.
9. Cf. Viviane Liati, De
lusage du Coran, Mille et une nuits, 2004, p.82 et suivantes.
10. Pour le résumé
succinct de ces deux interprétations, nous nous sommes
inspirés de la présentation quen propose V.Liati
dans louvrage déjà cité.
11. V.Liati, ouvrage cité,
p.84.
12. Henri Laurens, La question
de la Palestine, Ed.Fayard, 2002, tome I, p.24.
13. Benny Morris, Victimes,
histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, Ed.Complexe-CNRS,
2003, p.27.
14. Cité par Michel
Winock, La France et les Juifs, Le Seuil, 2004, p.76.
15. Cf. Nathan Weinstock,
Histoire de chiens : la dhimmitude dans le conflit israélo-palestinien,
Mille et une nuits, Paris 2004.
16. A.Oz, Aidez-nous à
divorcer ! Ed.Gallimard, 2004, p.9.
17. I.Kertesz, Kaddish
pour lenfant qui ne naîtra pas, Actes sud, p.116.
18. Cf. Ronald Inglehart,
Choc des civilisations ou modernisation culturelle du monde ?
Le Débat, août 1999.
19. Philippe Roth, La contrevie,
trad. : Ed.Gallimard, 2004, p.187.
20. Cité par Benny
Morris, ouvrage cité, p.51 et Henri.Laurens, ouvrage cité,
p.204.
21. Cité par H Laurens,
ouvrage cité, p.215.
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