pasteur P.Bourguet
Oratoire du Louvre, 10 sept 1944
«Nous ne regardons pas aux choses visibles, mais aux invisibles ; car les choses visibles de durent qu’un temps, mais les invisibles sont éternelles !» (2 Cor 4:18))
Sermon prêché à l'Oratoire du Louvre par le pasteur P. Bourguet au cours du service solennel célébré à la mémoire des morts des Forces françaises de l’intérieur tombés au cours des combats pour la libération de Paris
Le Protestantisme parisien, après avoir ici même chanté sa joie de la libération de la capitale, désire entourer d’une sollicitude affectueuse, respectueuse, les foyers pour qui cette joie s’accompagne d’une épreuve. Le besoin pour lui c’est fait sentir de manifester publiquement aujourd’hui, en présence des représentants du générale de Gaulle, du gouvernement de la République, du Conseil National de la Résistance et des armées alliées, l’admiration et la gratitude qu’ont fait surgir, dans le cœur de ses fidèles, l’élan et l’esprit de sacrifice des Forces françaises de l’Intérieur, des Patriotes, ainsi que des officiers et soldats de l’armée française tombés pour la France au cours de la bataille de Paris.
Ne serait-ce qu’en raison des résultats étonnants obtenus par ces hommes, et dont la pays tout entier est bénéficiaire, l’Église issue de la Réforme se devrait déjà de dire sa reconnaissance aux organisateurs, aux artisans et aux martyrs de la délivrance commune. Mais nous n’apportons point ici, du dehors, un hommage de dernière heure entaché d’opportunisme. La confession chrétienne à laquelle nous sommes fiers d’appartenir, a derrière elle une trop riche tradition d’attachement à la liberté, pour que nous puissions être suspectés de n’en découvrir qu’à présent tout le prix. Au cours des quatre années d’occupation qui viennent de prendre fin, quoique privé de contact direct avec le mouvement évangélique mondial, le Protestantisme français, à deux reprises : respectivement le 4 octobre 1942 et le 2 mai 1943, a protesté solennellement du haut de toutes ses chaires, en zone nord comme au sud, contre le traitement infligé aux Israélites et contre la déportation des travailleurs. D’autre part — ainsi que le rappelait récemment le Président de la fédération Protestante de France — on ne s’est pas fit faute en certains milieux de reprocher à l’immense majorité d’entre nous d’être des « opposants » ou des « résistants ». L’on saura du reste plus tard, à ce sujet, quelles représailles subirent les habitants de vieilles régions huguenotes, — combien de fidèles et de pasteurs durent, soit se cacher, soit prendre place dans les convois d’internés civils en France ou en terre étrangère. Enfin le compte exact se fera de ceux de nos enfants qui, à Paris ou en Province, sont tombés dans les combats de montagnes, de routes et des rues, allongeant la liste des tués sur les fronts de 1939 à 1940.
Mais ce rappelle nos propres meurtrissures n’a nullement pour but, frères et sœurs, d’étaler des mérites spéciaux ni de mettre à part nos morts. Autant il est normal que chacun contemple, afin de mieux les ressentir, les pertes du pays à travers les pertes qui ont atteint sa famille, — autant il serait insensé de paraître vouloir, à l’heure de l’hommage, établir des catégories parmi ceux qui furent si fraternellement unis, sans distinction de classe ni de religion, à l’heure de la lutte. Notre prière est bien plutôt que tous les affligés sachent et sentent que Dieu désire les envelopper pareillement de sa miséricorde en Jésus-Christ.
On ne pourra sans doute jamais décrire que d’une façon malhabile et incomplète le caractère grandiose de l’insurrection finale des Forces françaises de l’Intérieur. Par leur multiplicité même, les images tumultueuses qui s’en sont gravées pour toujours dans notre mémoire, défient leur mise en ordre. Et pourtant, lorsque je cherche à discerner tout au moins l’un des mobiles essentiels du soulèvement, je songe à la déclaration de Saint-Paul : « Nous ne regardons point aux choses visibles, mais aux invisibles ; car les choses visibles ne durent qu’un temps, mais les invisibles sont éternelles ».
Certes, il faut le dire (et nous aurons d’ailleurs à y revenir), une telle parole définit l’apostolat chrétien, pose le principe du ministère de l’Évangile, voient à la suite d’un bilan de la force dans la faiblesse des serviteurs de Dieu. Il m’apparaît toutefois que la phrase de l’apôtre dépasse mais englobe tout refus généreux et courageux d’accepter comme raisonnable et définitif, ce qui en réalité s’oppose au vrai destin de l’homme.
Ce fut un spectacle saisissant que cette irruption hors des catacombes de la clandestinité, d’une cohorte de jeunes et d’adultes résolus à tenir en échec l’envahisseur — Semblables aux 300 guerriers de Gédéon qui, avec leurs trompettes, leurs cruches et leurs torches, donnaient l’impression d’être 3000, les F.F.I. ont paru partout agir en masse alors qu’ils n’étaient souvent qu’une poignée. Assurément, la population leur apporta soudain l’aide défensive qui se faisait pressante, et l’on vit jusqu’à des gamins et des vieillards échafauder pavés et sacs de sable. Et il fallut aussi l’appoint décisif des armées attendues pour parachever l’entreprise ; mais durant ces jours et ces nuits de fièvre, quel est le Français conscient de l’enjeu de la bataille qui put se retenir d’admirer la bravoure de ces hommes, et qui ne trembla la pas pour leur sort en raison de la disproportion des forces en présence ? L’indifférence était-elle permise, ou même possible à la vue de ces adolescents dont plusieurs n’eurent par moments, comme David, que des cailloux dans la main pour affronter l’occupant ?… Oh ! je sais qu’il nous faut éviter les grands mots si nous voulons rester à l’unisson de la simplicité avec laquelle les résistants sont entrés dans cette rude aventure sans recherche de la gloire ! Ils se battaient sous l’anonymat, et nombre de morts n’ont pu de ce fait être identifiés. La plupart de leurs gestes seront ignorés, quoiqu’ayant été accomplis aux portes de nos maisons. Mais une chose demeure : ils étaient tous des volontaires, et en quelque sorte des « voyants ».
Car le vonlontaire, du moins dans le pays où l’on aime à comprendre ce qu’on fait, ne s’engage à fond dans une lutte inégale, au risque d’une fin obscure, que si le sens de sa mission est clairement pressenti par lui. Or les jeunes et les aînés des Forces françaises de l’Intérieur, se sont offerts et sont partis, non pas à l’aveuglette et dans un sursaut de révolte subite, mais avec le sang-froid et la résolution mûrie que donne la vision du trésor encore impalpable à conquérir. La pauvreté de leurs moyens matériels et leur parut négligeable, et négligeable en péril, parce qu’au delà des choses « visibles » : occupation, famine, emprisonnements, servitude (autant de réalités apparemment bien assises, et jugées par quelques-uns — qui n’en souffraient pas — acceptables), eux au contraire regardaient aux choses « invisibles », c’est-à-dire soit disparues, ou cachées, ou enterrées, soit nouvelles et à venir, et que résument les termes de liberté et de justice. Ils ont cru (et cela, pour les plus clairvoyants, dès le début de nos malheurs) que les premières de ces choses ne pouvaient durer qu’un temps, tandis que les secondes ont une valeur éternelle. Cette conviction alimenta leur espoir et leur patience, inspira leur sacrifice, galvanisa la patrie, et nous ne saurions trop montrer de gratitude envers ceux qui rendirent ainsi plus efficace le secours venu de l’extérieur.
Voilà pourquoi, mes frères, même au chevet des morts de la libération se fait entendre le cri du Psalmiste : « Les ennemis m’ont assez opprimé dès ma jeunesse, mais ils ne m’ont pas vaincu » (Ps.129).
Il est vrai que pour « résister », il a fallu — quand on en possédait — employer des armes, et nous connaissons des résistants chrétiens qui ne prirent cette initiative qu’après de scrupuleux débats. L’un des nôtres n’écrivait-il pas, avant d’aller mourir : «…Je demande à Dieu maintenant qu’Il me pardonne mes fautes, et cette décision que je prends librement aujourd’hui, car je le sais, le recours délibéré à la violence a besoin d’être pardonné… Mais je pars sans haine… » (J.M.). Il est frappant de constater, du reste, combien ces combattants sans uniforme étaient des débonnaires et des pacifiques, et non des chauvins assoiffés de sang. Or, se sont de tels hommes qu’une propagande mensongère a tenté en vain d’assimiler à des brigands. La calomnie ne vaut d’être relevée au passage que dans la mesure où elle nous permettra d’aborder un problème d’une plus grande importance.
Qu’est-ce qui distingue, en définitive, les volontaires à l’abnégation desquels nous rendons hommage, d’autres créatures qui luttent aussi, et même se font tuer, sans que cela nous paraisse admirable ? Le jugement dépend-t-il du côté de la barricade où l’on se trouve ? Est-ce une question de nationalité ou de langage ? Car enfin le fanatique également se livre, corps et âme, à la défense de ses principes, comme l’idéaliste… Alors ? N’importe quel risque-tout a-t-il droit à la reconnaissance de ses concitoyens ?
Bien mieux : ne pourrait-on pas s’emparer du texte de Sait-Paul que nous avons retenu, et dire, pour nous confondre, que tout insatisfait, que tout révolté, que toute victime considère — en un sens — des « choses invisibles » au delà des « choses visibles » ?
Il convient donc, frères et sœurs, que nous précisions à la fois notre attitude et la portée de la parole apostolique.
Ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit ici d’enfants de France, chers à nos cœurs, porte-flambeaux d’idées qui nous conviennent, que nous honorons leur mémoire. Compte tenu de la relativité des obéissances humaines par rapport à l’absolu de Dieu, nous croyons que la cause à laquelle ils se sont consacrés est bonne et juste, parce qu’elle a pour but de sauvegarder et de rénover l’homme, tout l’homme, et tout l’homme. Cela, les penseurs lucides des Forces françaises de l’Intérieur, l’ont, d’une manière ou d’une autre, positivement proclamé,… et le plus humble militant en a eu conscience. Notre peuple a éprouvé cette soif dans le désert de quatre années d’oppression.
Dirai-je donc que sur ce plan se situe le point de rencontre avec le christianisme ? — Non. L’union est plus profonde, bien que souvent méconnue. L’Évangile ne côtoie ni ne rejoint la cause du respect de la personne humaine. L’Évangile en est l’annonciateur. La liberté et la Justice, la Vérité et l’Amour sont vertus divines, et nous n’en aurions qu’une notion informe et un instinct confus, si Jésus-Christ ne les avait pas révélées au monde dans leur plénitude.
Ainsi, les vies données par renoncement à soi-même, en faveur, non seulement de ceux qu’on chérit et du sol natal, mais encore de l’humanité en danger de perdre son âme, reflètent les clartés de la Croix. Les deuils de nos jours de délivrance illustrent à leur façon le paradoxe de l’Écriture, à savoir que « Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes ».- Lorsque nous constatons, sur notre terre enténébrée par le péché, qu’un sacrifice volontaire consenti par nos semblables porte des fruits de libération, ne croirons-nous pas qu’à plus forte raison le Crucifiement du Saint et du Juste nous apporte le salut ? Grâce à nos disparus, nous voici — dans l’ordre terrestre — mis au large. N’est-ce pas l’heure d’entendre l’appel d’En-Haut : « Si le Fils vous affranchit, vous serez réellement libre ! » ?
Tel est en tout cas pour nous tous, frères et sœurs, le message qu’est chargé de répandre l’Église chrétienne. Mais elle se tourne spécialement vers vous, pères, mères, orphelins, épouses, fiancées, dont l’âme est douloureusement partagée entre la fierté et la détresse. Nous savons que les vies qui se sont données, vous les avez aussi données au lieu de tenter de les retenir. Nous vous adressons donc le merci dû aux morts. Nous voulons cependant faire d’avantage, au nom du Christ ressuscité, dans la certitude où nous sommes qu’il faut une puissance de compassion supérieure à notre sympathie ardente pour apaiser votre chagrin. Nous implorons pour vous et avec vous le Dieu vivant, qui change la nuit en lumière et qui démoue les liens du tombeau. Regardez, au delà des « choses visibles » : la solitude, le foyer vide, les ruines du bonheur de jadis, le coi de terre où votre amour semble enseveli, oh ! avec les yeux de la foi, regardez aux « choses invisibles » qui sont éternelles : la présence du Père céleste, le revoir futur, le repos du ciel.
Amen