Prédication donnée par le pasteur A.N. Bertrand
Le Vendredi Saint 7 Avril 1944
Chants :
Psaume 22 v1 et 7
Cantique 136 v 1-2-3
Cantique 125 v 1-2-3-4
Lectures :
Esaïe 53:2-11
Marc 15:16-47
« Texte : « Les passants l’injuriaient … et les principaux sacrificateurs disaient : il a sauvé les autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! »
Matthieu 17:39-42
Tandis que le corps du Seigneur pend, lamentable, au gibet du Calvaire, ses ennemis triomphent ; les passants l’injurient et il semble bien que les dignitaires du Sanhédrin, perdant à leur tour toute retenue, se joignent à la populace. Eux aussi, eux surtout triomphent, car cette mort ils l’ont voulue, ils l’ont cherchée, ils l’ont arrachée à la faiblesse de Pilate. Mais en même temps qu’ils triomphent, ils s’étonnent, et dans l’expression de leur surprise il y a comme le soulagement d’une crainte enfin dissipée : il en a sauvé d’autres, il ne peut se sauver Lui-même !
Ce n’est un mystère pour personne, à Jérusalem, que ce Jésus avait une rare puissance de rayonnement ; autour de lui la santé physique et morale, la vie elle-même semblait se répandre par une sorte de contagion surnaturelle. « Une vertu est sortie de moi », disait-il et l’efficacité de cette vertu, de cette force, ne faisait de doute pour personne ; son origine seule était en cause, les uns la disant divine et bénie, les autres maudite et démoniaque. Mais, force de Dieu ou force de Belzébuth, ce Messie crucifié n’allait-il pas l’utiliser à la dernière heure pour son salut personnel ? N’allait-il pas échapper au supplice ? – Mais non, on est enfin tranquille : il est sur la Croix et il y reste, il a sauvé les autres, il ne peut se sauver lui-même.
Il va sans dire que cette parole : « il a sauvé les autres », ne pouvait avoir pour les ennemis du Crucifié le même sens que pour nous ; la capacité qui était en Jésus d’arracher les âmes au péché, de les renouveler, de les transformer pour les remettre à Dieu, tout cela n’avait pas d’intérêt à leurs yeux ; ils ne voyaient les choses par le dehors, ils constataient simplement l’échec du « faux Messie » qui avait su rappeler des malades à la santé, mais n’avait pas trouvé le moyen d’échapper lui-même au supplice. Il ne nous est cependant pas défendu de voir plus clair et plus loin qu’eux, et de nous demander si la formule même par laquelle ils constataient la défaite de Jésus ‘est pas celle qui caractérise précisément sa grandeur, si leur haine n’exprime pas ici, sans le vouloir, une des prérogatives essentielles de l’amour.
Tout faire pour les autres, ne rien faire pour soi-même, c’est la définition même de l’amour, et c’est en un seul mot toute la vie de Jésus, ne revendiquant jamais pour lui un privilège, si ce n’est celui de travailler et de souffrir, et toujours penché sur les autres, toujours préoccupé de les relever, de les guérir, de les sauver. De ce point de vue, l’attitude de Jésus est très différente de la nôtre, à nous qui prétendons le suivre. Nous sommes guidés, dans le cas le plus favorable, par une sorte de justice abstraite qui nous fait désirer que chaque homme ait la même somme de joies ou de peines ; notre idéal est ce que nous appelons une distribution « équitable ». Qu’il s’agisse d’affection ou de secours matériels, nous avons peur de trop donner ; nous redouterions volontiers de voir celui que nous assistons devenir enfin de compte plus riche que nous ; la réalisation de cette supposition – d’ailleurs bien invraisemblable, n’est-ce pas ? – nous apparaîtrait comme un scandale.
Jésus, Lui, agit et pense autrement ; il ne se demande pas s’il est « juste » que ce lépreux qui s’est trouvé fortuitement sur son chemin soit guéri, alors que tant d’autres, qui le valent bien, traîneront toute leur vie leur misère, parce qu’ils ne se sont pas trouvés au bon moment à ce carrefour où passait le salut ; il ne se demande pas s’il est « juste » que Marie-Magdeleine, après la vie qui a été la sienne, soit comblée de toutes les grâces de Dieu ; partout où il trouve une souffrance, il l’apaise, partout où il trouve une âme ouverte à la repentance il la tourne vers Dieu comme vers son soleil, il ne limite pas les grâces qu’elle peut recevoir, il ne la refuse à aucun privilège, il ne trouve jamais que pour elle l’amour divin soit trop généreux, il ne se préoccupe que d’une chose : aimer, donner, sauver.
Mais pour lui-même il ne demande rien, rien que la fatigue dans la poussière des routes, rien que le contact de tous les instants avec la misère de l’homme sous deux formes, la souffrance et le péché, rien que l’ingratitude de neuf lépreux sur dix, rien que cet abaissement dont la Croix est devenue le tragique symbole, mais dont elle n’a pas été la première ou l’unique forme, car toute la vie de Jésus est abaissement volontaire, oubli de soi. Il pense à sauver les autres, il n’a pas une pensée pour lui-même, pour « se sauver » sans le sens que ses ennemis donnent à ce mot, c’est-à-dire pour éviter la souffrance et la mort.
Encore n’est-ce pas assez de dire qu’il n’y pense pas, qu’il ne le veut pas : il ne le peut pas, car c’est la condition même de son œuvre, s’il veut rester dans sa vocation de Sauveur du monde. Celui qui veut arracher les hommes aux abîmes de la souffrance ou du péché doit y descendre sans arrière pensée, sans se demander s’il y laissera sa vie ou non. S’il pense à lui-même, s’il se réserve une ligne de retraite, une porte de sortie au moment où il entre dans cet enfer, tout son pouvoir s’évanouit. Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas propre au Royaume de Dieu ; celui dont le sacrifice est rempli de réserves et de réticences n’est pas Celui que le monde attend pour être délivré par lui. L’amour vrai qui descend dans le royaume de la haine et du mensonge doit y descendre sans armes et sans espoir d’échapper à son destin ; c’est la Loi inexorable qui forme en quelque sorte l’envers de la miséricorde divine, que le Sauveur des autres ne peut se sauver lui-même ; il est prédestiné à devenir l’Homme de Douleur.
C’est dans ce sens que la souffrance du Christ et tout le drame du Calvaire peuvent être conçus comme répondant à une volonté de Dieu. Le Père n’exige pas la souffrance de son Fils pour payer le salut des hommes ; aucune souffrance ne saurait racheter une faute, car il n’y a pas de commune mesure entre le péché et la douleur ; la souffrance s’attache au péché comme sa conséquence inéluctable, elle ne le rachète pas ; ce n’est pas elle qui constitue la rançon du péché, c’est l’amour. Seulement, dans un monde qui se détourne de Dieu, dans un monde qui a besoin d’un Sauveur, la souffrance est en quelque sorte impliquée dans l’amour ; celui-ci ne saurait prendre une autre forme que celle du sacrifice. Et c’est pourquoi Celui qui voulait nous sauver ne pouvait pas se sauver lui-même ; car nous ne pouvions être arrachés à nous-mêmes et à notre misère qu’à travers sa souffrance, irrécusable et sinistre témoin d’un amour qui s’oublie jusqu’à la mort et qui, voulant sauver les autres, ne peut ni ne veut se sauver lui-même.
A la lumière de ces pensées, il nous est facile de comprendre pourquoi la Semaine Sainte est devenue en quelque sorte le centre de l’année évangélique, pourquoi la Croix se dresse au-dessus de toute vie chrétienne, comme si celle-ci trouvait en elle le secret de son orientation et de sa valeur. Le principe qui engendre et domine la vie chrétienne chez le fidèle est nécessairement le même qui inspira la vie du Christ, et c’est bien le cas ici de rappeler la parole du Sauveur : « Le disciple n’est pas plus que son Maître » ; lui aussi doit accepter d’aimer et donc de souffrir, s’il ne veut manquer à sa vocation sainte. Sauver les autres ou se sauver soi-même ; vivre pour les autres ou vivre pour soi-même ; il faut choisir.
Et certes le monde a fait son choix : chacun se sauvera, fut-ce au milieu d’un universel écroulement, chacun vivra pour lui-même et se contentera d’être personnellement à l’abri. Qu’importe que la faim menace que le monde soit en flammes, pourvu que j’échappe au sinistre ! Le meilleur moyen de se sauver soi-même, c’est de ne penser jamais à sauver les autres. – mais le chrétien aussi a fait son choix ; au milieu de ce déchainement d’égoïsme, il luttera pour les autres, la poitrine découverte, comme un serviteur de Dieu, comme un fidèle de l’amour. Il sait ou bien il a tout oublié de son Evangile – que pour sauver les autres il faut renoncer à se sauver soi-même. Devant ses yeux se dresse la Croix du Calvaire, et s’il veut pouvoir la regarder sans honte, il faut qu’il fasse sienne la devise du Crucifié : sauver les autres et non soi-même.
Voyez-vous, Mes Frères, ce qu’il a de terrible dans cette parole, c’est que nous aimons bien l’entendre redire tant qu’il s’agit du Christ, mais nous n’aimons pas nous l’appliquer à nous-mêmes. Il y a dans la Passion du Sauveur une source inépuisable de beauté et de sainte poésie ; nous nous arrêtons devant elle tout frémissants d’une émotion poignante, lorsqu’un musicien de génie nous la présente parée de tous les prestiges de l’art et de beauté humaine, ce qui est bien peu de choses cependant à côté de sa beauté surnaturelle et de sa divine simplicité. Mais quand il ne s’agit plus de Jésus, quand il s’agit de nous, quand la Loi du Royaume – servir non être servi, sauver non se sauver – ne trouve plus son application dans le drame grandiose du Calvaire mais dans les petits drames médiocres de notre vie personnelle, alors nous perdons courage, cette excitation un peu factice tombe, et nous nous retrouvons seuls devant notre lamentable médiocrité. Lorsqu’il s’agit de ne pas prendre la fuite devant les incommodités, petites ou grandes de la vie présente, lorsqu’il s’agit surtout de ne pas se mettre en marge du drame qui déchire la France et le monde, de laisser déferler sur nous les vagues de cet océan de souffrances qui recouvre la terre entière, alors nous perdons cœur, nous déclarerions volontiers que le monde dans lequel nous vivons ne vaut pas la peine qu’on perde sa vie dans le vain espoir de le sauver. Le monde au milieu duquel Jésus vivait, le monde par les mains duquel Jésus mourait, valait-il donc la peine que le Saint et le Juste mourût pour Lui ?
La vérité, c’est que nous serions bien contents de nous faire un petit christianisme à mi-côte, dans lequel nous serions dispensés de gravir les sommets trop ardus ; la vérité c’est que nous voudrions bien adopter une position intermédiaire, à la fois servir et être servi, sauver les autres et en même temps nous sauver nous-mêmes ; et nous voudrions bien laisser à Jésus ce qui convient à sa seule grandeur : le soin de sauver les hommes sans songer à se sauver soi-même. Après tout, nous ne sommes pas les sauveurs du monde !
Certes, nous ne sommes pas les sauveurs du monde. Mais si ce n’est pas le sang du Sauveur du monde qui coule dans nos veines, si ce n’est pas la vie du Sauveur du monde qui est devenue notre vie, alors nous ne sommes pas les sauvés du Christ. Ces paroles sont dures, dites-vous ? - Je le sais ; mais c’est la vocation du prédicateur chrétien de les écouter d’abord, de vous les faire entendre ensuite, et de vous donner le vertige à la vue des sommets auxquels nous nous refusons. Comme nous sommes timides dans notre don de nous-mêmes et jusque dans nos cultes, dans nos adorations, dans notre communion avec Jésus-Christ et avec Dieu ! Et c’est parce que nous sommes si médiocres que Dieu, dans sa miséricorde, dresse devant nous la Croix de Celui qui ne peut se sauver lui-même.
Nous nous réunissons ce matin pour l’action de grâce et pour la prière, et certes nous avons raison ; c’est un privilège magnifique et béni de pouvoir ainsi parler à Dieu, écouter Dieu et recevoir de Lui l’assurance de notre salut en Jésus-Christ. Mais si nous venons ici laissant à la porte la pensée d’un monde qui se perd et s’écarte de jour en jour de son salut, si nous sommes là pour nous et non pour les autres, si nous pouvons déposer ici notre trouble et notre angoisse et confondre la paix du Christ avec la paix que donne le mode dans son égoïsme, si notre prière n’éveille pas en nous une soif renouvelée de justice et de paix pour tous les écrasés et les opprimés, alors Dieu détourne les yeux de nos temples, il n’écoute pas les fidèles qui crient : « Seigneur, sauve-moi ! » et ne songent pas au salut du monde. Parce qu’ils ne se soucient pas de sauver les autres, ils ne peuvent se sauver eux-mêmes.
Nous allons nous approcher dans un instant de la Table Sainte, et certes ce sera pour nous une heure bénie. Les uns y viendront paisibles et familiers comme à la Table paternelle où l’on a coutume de rencontrer le Père et Celui que le Père nous a donné pour nous grouper autour de son sacrifice ; d’autres y viendront avec le tremblement de ceux qui n’ont pas franchi depuis longtemps le seuil sacré, et qui ont peine à croire qu’eux aussi sont invités, qu’eux aussi sont des enfants que le Père attend autour de la Table commune ; mais tous y porteront leur cœur filial, leur cœur fraternel. Cependant, quelque ferveur que nous apportions dan ce petit cénacle, si dans la douceur de cette intimité nous pouvons oublier ceux qui n’ont ni le pain des corps ni le pain des âmes, si, contents de recevoir la parole de l’adoption, nous pouvons oublier que des millions d’hommes sont sans espérance et sans Dieu, et qu’ils sont nos frères, et que ce sont peut-être nos infidélités, nos palinodies, nos orgueils, nos cupidités, qui les ont éloignés de Dieu, alors Jésus désertera la Table qu’il avait dressée pour nous. Il nous laissera seuls avec notre faim, il ira porter son corps et son sang à ceux pour lesquels il les a donnés, et nous n’aurons plus devant nous que quelques miettes dérisoires, aussi incapable de rassasier nos âmes que de nourrir nos corps ; car on ne peut participer au salut offert par le Crucifié, que si l’on vient comme Lui pour sauver les autres sans penser à se sauver soi-même.
Il n’y a qu’un moyen de tout recevoir de Dieu : c’est de ne rien demander pour soi ni dans le domaine matériel, ni dans le domaine spirituel, mais de tout ambitionner pour les autres. Voilà le sommet vers lequel il faut tendre, Chrétien. Il est vertigineux sans doute, le sentier en est étroit et escarpé ; mais ne crains rien, un plus grand que toi y est passé, auquel ses ennemis criaient ironiquement : « il a sauvé les autres et il ne peut pas se sauver lui-même ! » Et cependant il ne descendait pas vers a mort, il montait vers la gloire. C’est lui qui marchera devant toi ; ton sort sera lié à son sort, ton épreuve à sa Croix comme ton salut à son triomphe ; et quand, ne réservant rien pour toi-même, tu auras donné ta vie au service de Dieu et de tes frères, c’est son amour qui éclairera pour toi le sentier de la dernière étape. Ce sentier, ne cherche pas à en prévoir les dangers ou les peines ; qu’il te suffise de savoir que c’est le sentier du Christ sur lequel la nuit ne descend jamais, où rien, pas même la mort, ne peut te faire broncher, mais qui t’achemine avec ton Sauveur vers la lumière éternelle.
Amen.