Sermon prêché a l’Oratoire du Louvre
Le dimanche 26 octobre 1958,
par M. le Pasteur Elie Lauriol
« Christ est en tout et en tous. »
(Colos-3/11)
En nous remémorant ce que nous devons à la Réforme du XVIe siècle, nous voulons – comme nos pères – rester dans la communion de tous les Chrétiens.
Nous regrettons ce que les polémiques du passé ont eu de regrettable. Ce que ses luttes ont eu de fratricides, nous nous en humilions, pour tous les Chrétiens devant Dieu.
Nous n’oublions pas que le Christ nous a, d’abord, commandé de nous aimer les uns les autres.
Lorsque, récemment, nos frères catholiques ont été éprouvés par la mort de leur chef spirituel, nous avons respecté, partagé cette tristesse. Mais ce respect ne peut être ni ingratitude envers nos martyrs, ni méconnaissance de leur œuvre, abandon de ce que Dieu exige.
Il n’est question pour nous que de fidélité à l’Evangile et de ce que cette fidélité, retrouvée grâce à nos pères, peut apporter aux hommes d’aujourd’hui qui se débattent dans leur perdition, leur damnation scientifique.
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Réforme : Remise en forme de l’Eglise – notre Eglise – déformée au cours des siècles par l’énorme pression du monde. Nous dirions volontiers remise en place de la vie chrétienne.
D’abord – si l’on ose cette expression – remise en place de Dieu. J’entends : reconnaissance par l’homme de la place de Dieu, qui est celle d’une souveraineté absolue.
Certes, nul Chrétien ne le conteste en principe. Mais quand, au XVIe siècle, l’Eglise déclarait – après plusieurs conciles – que les enfants morts sans baptême (et naturellement sans qu’il y eût de leur faute) allaient en enfer, n’était-ce dénier à Dieu le droit et le pouvoir d’en arracher ces petits innocents (Qu’il n’ait pas attendu la permission est une autre affaire…)
Aujourd’hui encore, l’Eglise romaine maintient que le ciel leur est interdit, donc qu’il est interdit à Dieu de les y admettre. Elle ne leur concède que les fantômatiques « limbes », ignorés des Evangiles et privés de tout revoir.
Où est alors la souveraineté de Dieu ?
Elle est inféodée au sacrement (ici au baptême) c’est-à-dire à quelque chose qui vient de l’homme, dépend de l’homme, quelque chose de matériel, opérant de soi et sans quoi Dieu ne peut sauver.
C’est pour obvier à ce risque, éviter cette catastrophe que l’Eglise romaine autorise, en cas d’urgence, n’importe qui (fut.ce un mécréant) à baptiser (ou ondoyer) de façon valable – parfois avec des procédés étonnants – le bébé arrivé ou en train d’arriver au monde, à la seule condition que les paroles exactes soient dites et l’eau y soit suffisante. Et si, à l’instant dramatique on n’avait pas d’eau sous la main, elle a établi avec soin la nomenclature – parfois étonnante elle aussi – des liquides de remplacement, à l’exclusion de tous les autres.
Cela se pratique en 1958 et doit être cru par l’agrégé de philosophie comme par la femme de ménage.
Mais qui ne voit qu’il n’y a là, pour l’Eglise romaine, que la conscience négative à quoi (même lorsque cela révolte la conscience) elle ne peut plus échapper à sa doctrine des sacrements.
Si leur absence empêche Dieu de sauver, c’est que dans la même mesure, leur action accomplit une part indispensable et autonome du salut.
En soi le baptême lave, la pénitence absout, la communion ingère la vie du Christ avec l’hostie, l’extrême-onction met en état de comparaître.
Il n’est pas douteux qu’il soit tentant pour l’homme d’appeler à son secours des rites qui exerceront sur Dieu la contrainte de le sauver, à tout le moins l’y pousseront avec l’apport d’un élément nécessaire.
Il s’agit, répétons le, d’un élément matériel, donc facile à manipuler.
Seulement cette nécessité a sa contrepartie, cette fragilité a sa tragique et inévitable sanction. Ne pouvoir être sauvé sans les sacrements est l’envers de vouloir être sauvé par eux.
Dans un cas comme dans l’autre, Dieu n’est pas libre de ne pas en tenir compte, ni par conséquent de l’Eglise qui les accorde ou les refuse, car c’est elle, en définitive, qui prononce le jugement.
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Voilà en quoi la Réforme a protesté, y décelant le vieux rêve magique de l’homme qui tente de s’assujettir de l’extérieur, ou au moins d’infléchir la puissance divine, qu’il harnache pour cela de rites et de formules, comme un cheval qu’il veut tenir en bride.
La Réforme, rejetant ce harnais futile et trompeur, proclame la souveraineté absolue de Dieu, c’est-à-dire qui est au-dessus de toute intervention de l’homme.
Les sacrements ne sont que les signes visibles de ses grâces invisibles, que rien ne peut conditionner.
Ils sont encore sa Parole rendue sensible – avec ce qu’elle ordonne, ce qu’elle promet, ce qu’elle apporte – aux êtres de chair que nous sommes.
Pédagogiques, miséricordieux, ils sont tournés vers l’homme pour l’aider et non vers Dieu pour le forcer.
Ni suffisants, ni nécessaires, ils sont – comme l’Eglise elle-même – que des moyens de grâce, de quoi Dieu peut à son gré, se servir ou se passer.
Pas plus d’ailleurs, que par ses rites et ses formules, l’homme ne peut agir sur Dieu par ses prétendus mérites, ni même par ses prières.
Le culte n’est que l’honneur du et rendu à Dieu et deviendrait blasphématoire s’il prétendait lier Dieu, néant que tout cela.
La liberté de Dieu n’est limitée par rien, pas même par ce que notre ignorance trouverait juste ou injuste.
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Ainsi l’homme, à son tour, est remis à sa place.
Si Dieu est tout, l’homme n’est que ce Dieu veut.
Pour l’affirmer sans aucune équivoque, Calvin, niant (après St. Augustin, Luther et avant les Jansénistes) le libre-arbitre de l’homme esclave du péché – comment un esclave serait-il libre ? – est allé comme eux, et plus nettement encore, jusqu’à la doctrine de la prédestination double, c’est-à-dire du bon plaisir absolu de Dieu.
Doctrine excessive scandaleuse par certains aspects et dont les auteurs ne semblent pas s’être douté que la logique géométrique de l’homme, elle non plus, ne pouvait s’imposer à Dieu !
Mais, dans la pratique, la grande vérité positive qu’elle contenait emportait tout, la partie négative n’étant, comme on l’a dit, qu’une fausse fenêtre pour la symétrie.
Normalement en effet si les hommes étaient prédestinés, soit au salut, soit à la perdition, il aurait dû en résulter, pour ceux qui le croyaient, le plus inerte des fatalismes.
C’est le contraire qui s’est produit.
Pourquoi ? parce qu’ils considéraient leurs œuvres, non comme la cause mais comme la preuve de leur élection et son résultat nécessaire. Ainsi un arbre bien greffé ne peut que porter les fruits qui prouvent qu’il est greffé.
C’est-à-dire que ces hommes se savaient prédestiné au salut, non à la perdition.
Le bon plaisir de Dieu - ils le sentaient – n’est pas de caprice. Il est orienté par Son Amour. Ce bon plaisir est bon envers nous. Cet arbitraire est celui de l’amour qui veut nous sauver à tout prix et que rien, pas même nos fautes, ne peut empêcher d’aboutir,
Il ne requiert de l’homme que l’abandon total qui, de son vrai nom est la foi.
Telle est la triomphante affirmation de la Réforme : le salut par la seule foi de l’homme répondant à la seule grâce de Dieu.
« sola fide, sola gracia ! »
Les hommes de la Réforme n’ont retenu que cette seule grâce de Dieu venant briser en eux l’esclavage du mal et les rendant, désormais, libres d’obéir à Dieu.
Leurs œuvres prodigieuses, ils les accompliront non pour être sauvés, mais parce qu’ils le sont.
À l’amour inconditionné de Dieu c’est leur amour qui répondra, dans une obéissance inconditionnée et une sécurité égale à leur abandon.
Ils n’ont plus à tenir, en effet, la comptabilité décevante de leurs mérites et démérites, dont nul n’oserait croire le bilan positif.
Ils n’ont plus à s’inquiéter de leur salut. Ce salut, non mérité ni à mériter, leur est donné, pour ne pas dire imposé, par le décret de l’amour souverain. On voit quelle folie il y avait pour eux – finalement quel désespoir – à réduire par des pratiques humaines ou des valeurs humaines, cette souveraineté absolue.
À le supposer possible, l’homme aurait tout à y perdre. Ce n’est que parce que Dieu est absolument souverain que le salut peut être absolument certain.
Il n’est pas à faire. Il est fait. C’est décidé par Dieu de toute éternité !
L’homme n’est que ce que Dieu veut. Cela semblait écraser l’homme. Rien, en réalité, ne peut le dresser à ce point. Car cela signifie que l’homme est tout ce que Dieu veut. Et Dieu a voulu qu’il fut son fils, avec ses droits de fils de Dieu sur la vie et sur la mort.
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Voilà pourquoi la Réforme fut une explosion de joie, couvrant le pays sur l’aile des psaumes.
Voilà pourquoi ces hommes se sentent invincibles. Ils sont dans la main de Dieu. Qui pourrait les en retirer ?
Livrés à Dieu, ils sont délivrés des hommes. Libres devant l’événement.
« Vous prétendez », disait le prêtre Florent Venet au procureur Lizet qui le tenait depuis quatre ans, pour cause d’adhésion à la Réforme, en des cachots effroyables et des sévices exécrables, « vous prétendez débiliter par de longs tourments la force de l’esprit, mais vous perdez votre temps, car j’espère que Dieu me fera la grâce de persévérer jusqu’à la fin et de bénir son Saint Nom en ma mort. »
Cela s’accomplit en effet sur un bûcher de la place Maubert.
Combien d’autres, comme lui, qui chantèrent dans les flammes !
Abandonnés à Dieu, que les hommes de la Réforme sont soutenus aussi par Dieu contre le Mal ! Les historiens s’accordent à reconnaître leur extraordinaire valeur morale et l’irréparable malheur pour la France, et de la persécution qui les leur enleva.
N’étant pas à dompter, ils n’étaient pas non plus à vendre.
Les témoignages abondent.
Ne retenons aujourd’hui que deux nobles voix catholiques, à propos de la révocation de l’Edit de Nantes.
Celle de Brunetière : « Depuis plus d’un siècle, les Protestants représentaient la substance morale de la France. »
Celle d’Edgard Quinet : « Quand vous voyez, dans l’esprit français, de si grands vides, qu’il serait désormais puéril de nier, n’oubliez pas que la France s’est arraché, elle-même, le cœur et les entrailles par l’expulsion ou l’étouffement de deux millions de ses meilleurs citoyens… Ce sont là de ces plaies que les siècles ne guérissent pas, que n’eut été la France si, avec l’éclat de son génie, elle s’était maintenue entière, je veux dire si, à cette splendeur, elle eut joint la force de caractère, la vigueur d’âme, l’indomptable ténacité de cette partie de la nation qui avait été retrempée par la Réforme !… Malheur aux nations qui se laisse mutiler de la meilleure partie d’elles-mêmes ! »
D’ailleurs jetez un coup d’œil sur la carte du monde. Quels furent les peuples où la plus grande liberté se joignit à la plus grande discipline, le plus grand respect des consciences à la plus grande dignité des mœurs, la plus grande stabilité au développement les plus dynamiques ?
Ceux que la Réforme avait pénétré et où le plus de citoyens s’appliquaient, sous son inspiration, à vivre la seule volonté de Dieu.
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Mais pour la vivre, il fallait la connaître. Les hommes de la Réforme la cherchaient dans la Bible, à l’écoute de la parole de Dieu.
Ne commettons pas, toutefois, l’erreur commune de dire que « l’autorité souveraine des Saintes Ecritures » ne résidait pour eux que dans les pages d’un livre.
La Bible aussi n’était, et ne doit être, qu’un moyen : le moyen d’aller, par l’Evangile, à Celui que Luther appelait « le Maître des Ecritures » - au Christ en qui Dieu a signifié aux hommes sa volonté de les sauver, et l’a déjà réalisée.
Écoutons le regretté pasteur Dürlemann :
« Le Protestantisme affirme la primauté de l’Evangile, et par là, il établit, d’emblée, sa méthode…
« Ce qui doit régler la foi du fidèle, ce n’est pas un système, quelle que soit l’autorité du nom sous lequel il se présente ;
« Ce n’est pas une institution, si vénérable et considérable qu’elle soit ;
« Ce n’est pas davantage un livre quelque antique et accrédité qu’il paraisse ;
« C’est l’Evangile de notre Seigneur Jésus-Christ, examiné librement et librement accepté.
« Mais qu’est cet Evangile, Sinon Jésus lui-même.
C’est bien ce qu’entendait Calvin, dans la préface dédicatoire à François 1er , de son « Institution chrétienne » : « Principalement voulais, par ce mien labeur, servir à nos Français, desquels j’en voyais plusieurs avoir faim et soif de Jésus-Christ, et bien peu qui en eussent reçu droite connaissance. »
Souveraineté absolue de Dieu, seul garant, malgré notre nature désespérément corrompue, de notre salut par la foi, obéissance à Dieu qui crée l’indépendance envers les hommes recherche de la vérité et de la justice dans tous les domaines (scientifique, moral, social, international) ; pour cela libre examen de la Bible face à ce qui voudrait nous en priver ; par-dessus tout, communion avec le Christ (symbiose avec lui, disait St, Paul…) dans l’amour de Dieu et l’amour des hommes – voilà ce que la Réforme offre à la perdition moderne, afin de combler ce vide entre les techniques et les consciences où le monde, à chaque heure, risque de basculer.
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Les grands promoteurs du XVIe siècle n’en n’ont pas vu eux-mêmes toutes les conséquences. Leurs erreurs et leurs fautes furent les séquelles d’un passé de quoi il faut s’étonner, non qu’ils ne soient pas arrachés davantage, mais qu’ils se soient, d’un coup tant arrachés. C’est grâce à eux que nous pouvons aller plus loin qu’eux, après avoir été portés, pour l’étape majeure, sur leurs épaules de géants !
« La Réformation, dit Vinet, est en permanence dans l’Eglise. » vers plus de fidélité au Sauveur.
D’autre part, grâce à la Réforme, ce renouveau de l’esprit est partout, même où l’on ne se réclame pas d’elle.
Ce n’est pas par hasard que l’Eglise romaine apparaît dans les pays marqués par la Réforme – et le nôtre en est un – incomparablement supérieure à ce qu’elle est ailleurs.
Malgré les liens qui les retiennent et sur lesquels beaucoup tirent de leur mieux, nous avons pu mener bien des tâches avec nos frères catholiques. Nous en menons aujourd’hui, parmi les plus difficiles, pour l’honneur de Dieu dans notre pays, qui est aussi l’honneur de ce pays. Malgré les barrières visibles, souvent nos âmes se joignent.
À nous, protestants de France, de maintenir (par l’exemple, la piété, l’humilité) l’inspiration de nos pères.
Gardons ferme notre libre foi. C’est le meilleur service que nous puissions rendre à notre peuple, comme à nos frères catholiques.
Mais qu’elle soit vivante, agissante, par-dessus tout fraternelle.
Les temps sont trop graves pour les vouer aux rancoeurs du passé entre chrétiens. En honorant nos morts et en préservant leur héritage, nous tendons les mains aux vivants.
« Le Christ est tout. » Nous ne voulons proposer rien d’autre à personne, ni permettre qu’on nous l’impose.
« Le Christ est en tous. » Nous le savons et notre reconnaissance pour l’aide qu’ils nous apportent est souvent humiliée par les leçons qu’ils nous donnent.
Aimer le Christ, le servir, pour le salut commun le faire Roi, cela peut unir tous les cœurs sincères dans une sainte émulation.
Amen.
Sermon d’Élie Lauriol