Sermon prêché à l’Oratoire du Louvre
par Par M. le Pasteur André Pierredon
Le Dimanche 20 juin 1976
«La paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence,
gardera vos cœurs et vos pensées dans la communion de Jésus-Christ »
Philippiens 4:7
Pour préparer ce service, je cherchais une parole inspiratrice. C’est celle-ci qui, finalement, s’est imposée à moi. Il y a un an, elle terminait la lettre que j’adressais aux membres du Conseil presbytéral, pour les informer de ma décision de répondre à l’appel de l’Eglise de Neuilly. Au moment où cet appel va prendre effet, j’adresse cette même parole de l’Apôtre à tous les membres de l’église et à tous ceux qui, quelle que soit leur appartenance ou leur non-appartenance à notre église, sont entrés dans ce temple pour entendre et recevoir une parole de Dieu.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : par-delà le caractère forcément personnel de la prédication, par-delà les circonstances concrètes de la vie de notre église, par-delà l’émotion bien naturelle de cette heure, faite à la fois de regrets, d’humilité, d’une certaine lassitude, d’une infinie gratitude et toujours d’espoir, dire la parole de Dieu. Le jour où nos Eglises, et dans ces Eglises, les prédicateurs ne seraient pas rendus capables, en parlant de vérité, de dire la vérité de Dieu, en parlant de justice, d’apporter à celle-ci une dimension plus qu’humaine, ainsi qu’à la paix, ces églises ne seraient pas seulement déficientes, elles auraient fait faillite. Puissions-nous répondre à notre vocation et être, par l’Esprit, témoins en ce jour de la paix de Dieu « qui surpasse toute intelligence et qui gardera nos cœurs et nos pensées dans la communion de Jésus-Christ ».
Quand on nous parle de vérité, de justice, nous disons, surtout dans l’église, « de quelle vérité, de quelle justice parlez-vous ? » Il en est de même de la paix : ici, il est bien question de la paix de Dieu. On me dira : « comment la définissez-vous ? » Eh bien !justement parce qu’elle vient de Dieu, elle relève de son mystère : elle est, comme ce Dieu, indéfinissable. Elle ne peut entrer dans les catégories humaines, nous ne pouvons ni la cerner, ni la localiser. « Ne dites pas au Royaume de Dieu, affirmait Jésus, il est ici ou il est là. » Et Pascal, parlant de l’infini, nous dit que « il est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». La paix de Dieu, elle dépasse toute compréhension, toute intelligence. Et quand on en parle, on le fait alors par opposition à la paix telle que le monde la conçoit, la propose, la donne ; elle n’a donc rien à voir avec le compromis, la transaction, la tranquillité, cette paix qu’on nous laisse ; elle a une autre qualité, une autre profondeur.
Quand Jésus vivait en Palestine avec ses disciples, il jouissait d’une certaine paix qui assurait une certaine liberté, une sécurité, c’était ce qu’on appelait « la paix romaine ». Elle régnait sur l’empire de César et empêchait les troubles et les révoltes. Le jour où les disciples apprirent que leur Maître allait les quitter, devant le trouble de leur cœur, que pouvait-elle apporter, cette paix romaine ? Alors, la parole de Jésus, à travers vingt siècles d’histoire, continue à donner la paix à des hommes qui vivent, sous quelque régime économique ou politique que ce soit, qui passent par les épreuves du deuil, de la séparation et de la mort, « que votre cœur ne se trouble pas, croyez en Dieu, croyez aussi en moi : je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ». Cette incompréhensible paix, cette paix paradoxale. J’évoque ici l’émotion ressentie le jour où cette parole venait à nous, écrite au bas d’un faire-part de décès d’un jeune homme emporté dans un accident : « La paix de Dieu surpasse toute intelligence ». Tout ce que l’on peut comprendre, tout ce que l’on ne comprend pas. Et qui donc peut alors la donner, si non Dieu seul et le Christ qui venait de Dieu. « Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. » La paix de Dieu, nous ne la possédons pas, elle n’est pas à nous et personne ici ne peut dire avec l’autorité du Christ ; « Je vous donne la paix, je vous laisse ma paix ». Ce n’est pas nous qui pouvons l’établir, nous n’avons aucun pouvoir ni pour la léguer, ni pour la procurer, pas plus dans l’église que dans le monde ; mais nous sommes ensemble appelés à la recevoir comme un don, une grâce. Et nous en attestons ici la réalité, à la fois comme un vœu et une promesse ; « la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence, garde nos cœurs et nos pensées ».
Mais comment, dira-t-on, cette paix qui est justement au-delà de toutes nos pensées, peut-elle garder les nôtres, souvent si peu élevées, et nos cœurs si lourds ? Il semble, ici, que l’apôtre condense tout l’essentiel de son message, tout le mystère de la révélation : Dieu, c’est l’inaccessible, l’incompréhensible, la transcendance, mais c’est aussi, dans l’amour, la proximité, la présence la plus intérieure, la plus profonde. La paix de Dieu, c’est celle que l’on n’arrivera jamais à comprendre, mais c’est celle qui nous comprend, comme la charité qui est à la fois infinie, qui dépasse le temps, ne périt jamais et pourtant comprend tout. Vous connaissez la parole de Jésus : « Si votre justice ne dépasse celle de scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu ». Et dans son dépassement même, cette justice est celle qu’il nous faut, qui « colle » à nos aspirations. De même ici, la paix de Dieu, qui nous dépasse et qui dépasse la conception que nous avons généralement de la paix, est celle qu’il nous faut et qui « plaque » à nos aspirations. Elle doit garder nos cœurs et nos pensées. Et vous mesurez l’importance ici de la conjonction qui coordonne le cœur et la pensée, car la paix de Dieu, c’est celle qui met l’harmonie en nous entre le cœur et la pensée, les sentiments et la raison, l’intelligence et l’affectivité. La paix de Dieu en nous, c’est celle qui refuse tout divorce, toute dispersion, tout déchirement intérieur. Il n’ya pas de paix quand il n’y a pas unité de la personne.
Il y eut un temps où l’homme, par sa pensée, prétendait connaître l’origine de l’univers. Les preuves de l’existence de Dieu, on les trouve chez Descartes et, avant, dans l’église, chez St-Thomas d’Aquin. Le cœur, lui, suivait plus ou moins ; on se nourrissait plus des raisons de croire que de la confiance, élan du cœur vers Dieu.
Puis vint le temps où ce fut l’inverse : « le cœur, disait Pascal, a ses raisons que la raison ne connaît pas. » La pensée, ici ne pouvait prétendre à la connaissance de Dieu, « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et non des philosophes et des savants ». Dieu sensible au cœur : la pensée, la raison suivaient plus ou moins.
Alors vint le jour où la pensée, devenant rationnelle, s’est voulue franchement athée. Plus on était intelligent, savant, plus on était dans le siècle des lumières, et plus on rejetait le Dieu vivant. Le cœur, ici, suivait plus ou moins et, dans l’église, à certaines heures, on ne craignait plus de s’affirmer agnostique par la pensée et croyant par le cœur.
Où en sommes-nous aujourd’hui et qui mettra l’harmonie, l’unité en l’homme ? Certains penseurs, au nom de la science, continuent de rejeter l’idée de Dieu mais ils se heurtent à d’autres qui, au nom de la même science, posent Dieu et son mystère. Le cœur suit plus ou moins, mais il est vu sous son aspect matériel, biologique : on voit plus en lui l’organe – et, certes, il est vital – que le siège de la vie affective ou mystique. Celle-ci relevant plus, nous dit-on, des humeurs ou des hormones que de la spiritualité.
Dans notre monde où la pensée, il faut bien le dire, est souvent en déroute, où l’affectivité est suspecte, où l’ordinateur prolonge le cerveau de l’homme, où celui-ci risque d’être réduit à un dossier de police ou de sécurité sociale, qui donc mettra en nous la paix ? Qui donc fera l’unité de nos cœurs et de nos pensées ?
Alors on se tourne vers des méthodes dont on ne sait si elles relèvent finalement plus du monde que de Dieu : on cherche la paix dans des réformes de structures, à l’extérieur de l’homme, dans la société et même dans l’église. On la cherche aussi en soi, par une analyse des motivations profondes, on essaie de dénouer les conflits internes en faisant appel à la psychologie des profondeurs et la psychanalyse. Et il n’est pas facile, dans ses méthodes, de faire le tri entre ce qui vient de Dieu et ce qui ne serait pas de lui. Que de fois nous-mêmes avons-nous préconisé dans cette église des réformes de structures ! On peut militer en faveur de cette sorte de changements sans se laisser étiqueter de marxistes. Karl Marx, d’ailleurs, ne connaissait-il pas lui-même de ces changements les limites ? On peut suivre avec intérêt les recherches des psychanalystes sans se dire disciple aveugle de Jung ou de Freud. Mais n’est-ce pas ici le rôle spécifique de l’église, sa vocation propre et son identité, de dire que la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence, garde nos cœurs et nos pensées dans l’unité profonde de la personne ? N’est-ce pas le rôle spécifique de l’Eglise de nous mettre en garde contre les sécurités trompeuses ? Devant les divisions, les schismes, qui sont la projection à l’extérieur de nos troubles et de nos divisions au-dedans, ayons le courage de dire que les structures et leur changement ne peuvent se substituer à cette paix de Dieu. Allons plus loin : c’est dans la mesure même où nous aurons la paix en nous par un travail spirituel profond que nous propagerons à l’extérieur la paix de Dieu qui dépassera aussi tous les changements de structures, qui ira plus loin que les réformes sociales ou ecclésiales. Disons aussi que Dieu seul « sonde les cœurs et les reins » et que, s’il se sert des méthodes de la psychanalyse, il a sa façon à lui de mettre en nous sa paix qui déconcerte, qui étonne, qui vient s’inscrire au cœur le plus troublé, et d’une façon surnaturelle.
Ah ! Comme nous comprenons que l’apôtre, dans sa prédication de l’Evangile, ait eu la préoccupation de s’adresser à la fois au cœur et à la pensée de l’homme. Nous sommes convaincus que cela doit rester la préoccupation et la vocation de toutes les églises et nous disons notre joie d’avoir pu, ici, particulièrement dans cette Eglise de l’Oratoire, entrer dans ce ministère qui nous vient de Jésus-Christ, lui parfaitement uni dans sa personne, qui nous demande d’aimer Dieu de toute notre pensée comme de tout notre cœur, ce cœur dont il nous dit par ailleurs qu’il « est la source d’où jaillissent les bonnes et les mauvaises pensées ».
Ce ministère n’est le nôtre et celui de tous les pasteurs et de toutes les églises que parce qu’il a été d’abord celui de Jésus-Christ. Pour Saint-Paul, c’est clair : « l’unité de la personne passe par la communion à Jésus-Christ ». Que la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, garde nos cœurs et nos pensées dans sa communion.
Jésus-Christ, celui qui vient de Dieu et qui, par conséquent, nous dépasse, comme il dépassait les disciples, de toute sa stature, comme les dépassait sur le chemin d’Emmaüs, « semblant toujours vouloir aller plus loin. » Jésus-Christ, celui qui est proche, proche de nos cœurs et de nos pensées, et qui reste, comme à Emmaüs, dans cette proximité, pour se révéler au cœur et à la pensée.
Jésus-Christ, le Seigneur, serviteur, qui n’est grand que par son service et dont le service et l’abaissement jusqu’à la Croix l’élève au-dessus de tous.
Communier à Jésus-Christ, vivre selon son esprit, c’est, sous son inspiration, exercer ce ministère où l’on prend des distances par fidélité et où l’on est proche par amour, pour lui et pour les hommes, dans le seul souci de rendre témoignage à la paix de Dieu. Alors, nous avons essayé d’exercer ce ministère dans le dépassement et la proximité, dans une indépendance qui devait être le contraire d’une indifférence. « J’ai été sous la loi avec ceux qui étaient sous la loi, bien qu’étant moi-même libre à ‘égard de la loi. J’ai été sans loi avec ceux qui étaient sans loi, bien qu’ayant moi-même une loi. Je me suis fait tout à tous pour en gagner le plus grand nombre. » Nous les avons rencontrés, dans cette communauté, ces protestants plus sensibles aux exigences de l’Evangile, à son aspect rigoriste, à la morale chrétienne, qu’à son message de grâce et de liberté. Et nous avons essayé d’être proches, de les comprendre, comme étant nous-mêmes sous la loi, bien qu’étant libres à l’égard de cette loi. Elles étaient là, la distance et la proximité. Nous les avons rencontrés, les autres, et particulièrement certains jeunes, plus sensibles à la liberté chrétienne qu’à la morale chrétienne. Et nous avons essayé de les comprendre, comme si nous étions sans loi, alors que nous avions nous-mêmes une loi. Elles étaient là la distance et la proximité. Et ce n’est pas toujours facile d’être serviteur sans être juge, de chercher à gagner le plus grand nombre, sans donner dans la démagogie ou l’opportunisme. Et « qui est suffisant pour ces choses » ? Rester une référence dans le témoignage en demeurant compréhensif. Et, en pensant avec émotion à tous, jeune ou adultes, nous demandons que la paix de Dieu garde leurs cœurs et leurs pensées dans la communion à Jésus-Christ : qu’il nous garde dans la reconnaissance, l’humilité, le désir de servir et dans sa communion. Qu’il nous gade de toute amertume, oui, qu’il nous garde dans la gratitude de ce que nous avons reçu ensemble et non dans l’amertume de ce que nous perdons. Que nos cœurs et nos pensées soient gardés dans la communion du Christ dont la paix surpasse toute intelligence, Jésus-Christ qui nous dépasse et qui est en même temps si proche, dont l’esprit intérieur à nous nous permet de nous dépasser nous-mêmes.
« La paix de Dieu gardera …. » C’est par ce verbe que nous n’avons pas commenté que je terminerai. C’est une pensée que nous retrouvons souvent sous la plume de l’apôtre : c’est la paix qui conserve l’unité, qui la garde. Et nous demandons là aussi : quelle unité ? C’est sans ambiguïté, cette unité est l’unité de l’Esprit. « Conservez l’unité de l’Esprit par le lien de la paix. » Car la pais est mauvaise gardienne de l’unité de la forme. L’uniformité n’entraîne jamais la paix. L’uniforme, n’est-ce pas souvent la préparation de la guerre ? Jamais nous ne pourrons oublier les heures de communion spirituelle que nous avons connues ici et que vous retrouverez dans la paix d’un Dieu qui vous garde. Aux heures où la paix semble s’éloigner, où le trouble semble l’emporter, demandons-lui de créer en nous l’unité de l’Esprit que seule peut conserver la paix. Et parce que, en ce dimanche matin, nous avons vécu cette heure de communion spirituelle, nous opposons à toute forme de crainte la confiance en une communion que rien ne pourra détruire.
Amen.