Sermon prêché au Temple de l’Oratoire le 26 Avril 1942
Par M. le Pasteur A-N. Bertrand
« Que l’injustice s’enfonce encore dans son injustice et l’impur dans sa souillure ;
que le juste pratique encore plus la justice et que le saint se sanctifie davantage encore »
Apocalypse 22:2
Les grandes crises qui atteignent l’humanité dans ce qu’on pourrait appeler son organisme physique, c’est-à-dire dans son organisation politique et sociale, ainsi que dans les rapports de puissance entre les nations, s’accompagnent généralement des profondes crises morales et religieuses.
C’est ainsi que l’avènement du Christianisme a coïncidé, à peu de chose près, avec l’écroulement de l’Empire romain. Les deux évènements ne sont pas sans lien l’un avec l’autre : Rome aurait peut-être résisté à la poussée des Barbares, si toutes les conceptions morales sur lesquelles reposait la Cité n’avaient été discréditées et comme usées par l’affadissement progressif de ses caractères ; et d’autre part cette usure laissait vide dans l’âme du monde civilisé, une place que le Christianisme est venu remplir. De même la Réforme et la Renaissance sont apparues à certains historiens comme les deux formes d’une même crise ; et malgré l’opposition de leurs principes, l’une étant une glorification de Dieu, l’autre une glorification de l’homme, il existe évidemment entre elles un étroit parallélisme.
La crise dans laquelle l’humanité est actuellement engagée e fait pas exception à cette règle ; ce ne sont pas seulement les citées dont les ruines couvrent les cinq continents : les âmes semblent déchiquetées comme les corps, les idées morales qui étaient la juste fierté de notre civilisation, que nous étions heureux de sentir planer sur nos têtes comme une protection, semblent aussi tourbillonner et s’abattre comme des oiseaux frappés à mort. La fidélité aux contrats, le respect pour l’âme humaine, l’idée d’une humanité où chacun doit sa valeur à son attitude morale et non à la race ou au sol, toutes ces idées qui apparaissent encore à beaucoup d’hommes comme le fondement même de notre civilisation, sont considérées par d’autres comme constituant un ensemble d’hypocrisies qui n’a pas d’autre but que d’assurer aux nations vieillies une hégémonie qui ne correspond plus à leur valeur actuelle. Les idées se heurtent comme les armes ; que dis-je ? Les idées sont devenues des armes, en sorte que l’on ne peut plus toucher aux problèmes les plus évidemment spirituels sans paraître entraîner l’Eglise dans la mêlée des peuples. L’Eglise de Jésus-Christ a cependant un devoir à remplir ; ce n’est pas de couvrir de son approbation sans réserve tous ceux qui se réclament des principes chrétiens, comme si leur pratique avait toujours correspondu exactement à la profession qu’ils faisaient de leur foi ; c’est de mettre en garde ses fidèles contre les dangers qui les menacent dans toute période critique comme celle que nous traversons ; c’est de rappeler à tous, et spécialement aux croyants, la volonté de Dieu à l’égard du monde ; c’est de dire le vrai, sans se préoccuper de savoir qui l’approuve ou qui le blâme ; car plus que les jugements des hommes, elle doit craindre le jugement de Dieu.
Ce n’est pas en vain, en effet, que les grandes crises de l’histoire humaine ont toujours évoqué dans l’esprit des croyants l’approche du jugement de Dieu sur notre monde ; non seulement ce jugement approche, mais il est là ; la crise est en elle-même un jugement, elle précipite le coupable vers une perdition plus totale, elle appelle le juste à une justice plus réelle, elle fait retentir plus haut que toutes les voix d’un monde en délire, le solennel appel du voyant de l’Apocalypse : « Que l’injustice s’enfonce dans son injustice et l’impur dans sa souillure ; que le juste pratique encore plus la justice et que le saint se sanctifie davantage encore. »
« Que l’injustice s’enfonce encore dans son injustice ». Singulière apostrophe en vérité ! Il va sans dire qu’il ne s’agit pas ici d’une exhortation, mais plutôt d’un verdict redoutable qui pèse sur ceux qui s’éloignent de Dieu, car, cela n’est que trop évident, si le désordre moral prépare et déchaîne le désordre matériel, celui-ci à son tour exaspère et multiplie le désordre moral. De milliers, des millions d’hommes, qui auraient dans doute été suffisamment armés pour affronter une vie banale dans un monde banal, sont livrés sans défense aux forces de destruction aujourd’hui revêtues d’une puissance inattendue. Ils auraient fait des Français moyens, comme on dit, dans une société où la morale était un facile conformisme ; et voici que tout à coup ils sont confrontés avec les problèmes les plus redoutables, placés devant les alternatives les plus dramatiques, alors l’armature morale de leur caractère craque et s’effondre, ils glissent sans s’en apercevoir de l’indifférence à l’abandon, de l’abandon à la lâcheté, de la lâcheté à la trahison : l’injuste s’enfonce encore dans son injustice, et l’impur dans sa souillure.
Comment s’en étonner ? – Songez à ce que représente dans la vie de beaucoup la pression de l’opinion publique. C’est elle qui sert de conscience à un nombre incalculable d’hommes pour qui le problème moral se réduit à la conservation d’une respectabilité tout extérieure ; et voici que tout à coup il n’y a plus d’opinion publique, toutes les classifications sociales sont à refaire, tous ces groupements qui maintenaient tant bien que mal une certaine cohésion entre les homes, sont réduits à néant et ce qu’on persiste à appeler « la société » n’est plus qu’une poussière d’individus que nulle cohésion véritable ne réussit à agglomérer durablement.
D’autre part, les principes fondamentaux de la civilisation chrétienne ne sont pas seulement attaqués avec violence, voués à l’ironie des forts, ils sont aussi compromis, il faut bien le dire, par l’inconséquence de ceux qui le défendent théoriquement mais ne les réalisent pas pratiquement ; ils sont devenus pour des hommes sans nombre, des principes abstraits, sans lien avec leur conduite, des conceptions théoriques qu’ils saluent de loin, mais n’influent ni sur leur vie privée, ni sur leur activité professionnelle, ni sur leur action sociale. Qui donc, sinon ces hommes dont nous sommes peut-être nous-mêmes sans nous en douter, qui donc est responsable du mépris que l’on témoigne aux principes chrétiens, sinon ceux qui les dépouillent de leur efficacité et les font apparaître aux yeux de tous comme des mots vides, pour ne pas dire comme des formules d’hypocrisie ?
Enfin voici que les Etats, qui représentent aux yeux de la masse la personnalité collective des nations et qui incarnent en quelque sorte le niveau moyen de leur moralité, les Etats eux-mêmes déclarent s’affranchir de tout principe absolu ; l’intérêt des peuples sera leur seule loi, tout le reste n’est que verbiage et – naturellement – hypocrisie. Comment les âmes qui se sont déjà laissé gagner par l’attrait de l’injustice ou de l’impureté ne seraient-elles pas, sous la pression de semblables circonstances, précipitées dans une chute toujours plus rapide ? Comme dans le domaine de la matière le corps qui tombe à travers l’espace subit de seconde en seconde une accélération impitoyable, si bien qu’au bout d’une minute à peine il ne peut plus toucher le sol sans briser ou être brisé ; de même dans le domaine des âmes, la chute une fois commencée devient toujours plus implacable, toujours plus rapide. Ce sont comme des étoiles mortes dont la vertigineuse trajectoire traverse le ciel des âmes, l’injuste s’enfonce dans son injustice et l’impur dans sa souillure et la chute de chacun s’accélère vertigineusement.
Chrétiens, ayez pitié de ces hommes à qui votre infidélité peut-être a donné la première impulsion loin de Dieu ! Et toi, Puissance miséricordieuse, n’oublie pas ces âmes que tu as créés pour la lumière, qui ont préféré les ténèbres, et qui semblent maintenant ne pas trouver d’abîme assez profond pour soustraire au regard de ta sainteté leur injustice ou leur souillure. Elles ne savaient pas que dans l’enfer de notre monde, l’injuste était condamné à s’enfoncer dans son injustice et l’impur à s’enfoncer dans sa souillure. Elles ne savaient pas…
Mais nous, nous savons. Nous sommes donc impardonnables si nous n’accueillons pas l’appel d’En Haut : « Que le juste pratique toujours plus la justice, et que le saint se sanctifie toujours davantage ». Cette fois-ci, c’est bien une exhortation, un appel de Dieu ; car à toute cette bassesse il faut un contrepoids : là où les uns descendent, il faut que les autres s’élèvent, là où le mal abonde, il faut que la grâce qui surabonde fasse aussi surabonder le bien. Car des époques comme la nôtre ne sont pas faites pour les médiocres ; il n’y a pas de place pour les tièdes : ou bien il faut aller à la mort spirituelle, ou bien il faut s’éveiller à une vie nouvelle. Notre temps est extrême en tout ; extrême dans le mal, il doit l’être aussi dans le bien ; extrême dans la lâcheté, il doit l’être aussi dans le courage, extrême dans le mensonge ; il doit l’être aussi dans l’amour fidèle, dans l’amour passionné de la vérité. Dieu ne nous demande pas de rester ce que nous sommes, il nous demande de grandir, de monter, de pratique plus de justice et de nous sanctifier encore afin d’être plus près de Lui, d’être de meilleurs, de plus utiles instruments entre Ses mains.
Comment pareille exigence ne s’imposerait-elle pas à nous, lorsque nous voyons le petit nombre que nous sommes et la tâche immense que Dieu a placée devant nous ? A des temps exceptionnels, il faut des âmes exceptionnelles ; et laissez-moi dire, avec les paroles de Jésus Lui-même, à des temps extraordinaires il faut des âmes extraordinaires. Que ce mot ne nous fasse pas reculer ; qu’il ne nous fasse pas dire, avec une humilité d’ailleurs louable en elle-même, que nous nous sentons terriblement ordinaires, car nous en sommes tous là. Et cependant la question de Jésus demeure posée pour chacun de nous : « Que faites-vous d’extraordinaire » ? Elle s’adresse à tout chrétien, à tout croyant ; car un croyant qui n’aurait pas cette sainte ambition ne serait pas un vrai croyant. Il faut que l’Eglise soit ambitieuse, très ambitieuse, pour elle-même et pour ses membres, sans quoi la partie est perdue d’avance. Elle doit avoir une autre ambition que de retenir peureusement autour d’elle ses fidèles - étrange façon en vérité de désigner des hommes dont on paraît redouter chaque jour l’abandon !- Il faut qu’elle les attache à Jésus-Christ par un lien qui ne puisse être rompu, par un lien aussi fort que celui qui attache au Cep le sarment. Il faut qu’elle demande à Dieu de faire d’elle, en tout lieu où elle dresse la chaire de Jésus-Christ, une source d’eau vive et non une citerne crevassée qui ne retient pas l’eau. Ambitieuse, elle doit l’être aussi pour chacun de ses membres. Les chrétiens seront une élite, ou ils ne seront pas ; il faut constituer cette élite pour demain ; le travail de l’Eglise aujourd’hui est là et non ailleurs.
« Le levier de l’action morale, écrivait il y a un demi-siècle un moraliste laïque, c’est la sainteté ; celui qui veut être écouté doit faire sentir en lui quelque chose qui le dépasse, quelque chose de plus qu’humain ». Comment les chrétiens ne reconnaîtraient-ils pas là leur propre programme ? Tout le monde parle aujourd’hui de refaire la France, mais combien y en a-t-il dans la voix desquels on sente vibrer quelque chose de plus qu’humain ? Combien dans l’action desquels on reconnaisse quelque chose qui les dépasse, qui vienne de plus haut qu’eux ; ce que Jules Lagneau appelait la sainteté ? En général on s’imagine qu’on peut refaire un peuple avec des procédés, avec de la propagande ; on oublie qu’il a une âme, et que cette âme doit être servie avec des mains pures et désintéressées ; servie et non embrigadée ou domestiquée ou utilisée.
L’Eglise de Jésus-Christ n’a pas le droit de se prêter à ces médiocrités ; elle doit se tourner vers ses fidèles, vers sa jeunesse surtout, et lui rappeler solennellement l’appel de l’Apocalypse : »Que le juste pratique davantage sa justice, que celui qui est saint se sanctifie davantage encore ». Que personne ne se contente de ce qu’il a ou de ce qu’il est ; car aujourd’hui, la seule forme d’action qui ne risque pas de tromper, c’es la constitution d’une élite. Avez-vous songé parfois à ce magnifique privilège du chrétien, du pasteur en particulier, de travailler sur une matière qui ne peut pas être mal employée ? Ceux qui travaillent dans le domaine matériel ne savent pas aujourd’hui à qui profitera leur labeur ; peut-être servira-t-il à combattre les causes mêmes qu’ils voudraient soutenir. Mais celui qui travaille dans le domaine spirituel est à l’abri de pareille aventure. S’il a éveillé à la vie des cœurs droits, des âmes pures, des esprits désintéressés, ces forces-là ne peuvent pas être employées contre la vérité, contre la pureté, contre la générosité. Il forgé une espérance qui ne trompe pas.
Et c’est pourquoi nous convions aujourd’hui l’Eglise à constituer au sein de notre peuple une humble élite, pauvre peut-être, sans puissance par le nombre, dépourvu de toute ambition dominatrice, mais intraitable sur le terrain de la vérité, de l’obéissance à Dieu, de la pureté, et pour tout dire en un mot, de la sainteté. Dans notre monde où s’ouvrent devant nous tant de chemins qui pourraient nous conduire là où nous ne voulons pas aller, seule cette route est sûre, parce que c’est la route de Dieu ; par où j’entends tout à la fois la route que Dieu a tracée et la route qui conduit vers Dieu.
Mes Frères, chaque fois que vos Pasteurs se trouvent en présence de l’Eglise pour commenter avec elle l’Ecriture sainte, il semble qu’ils soient contraints de la conduire vers un dilemme, de la placer devant un choix à faire. C’est qu’ici le dilemme s’impose ; il n’y a pas de place pour une neutralité des âmes ; il faut mourir ou renaître, tomber ou s’élever vers Dieu, renoncer à sa vocation d’enfant de Dieu ou demander à Jésus de réaliser pour nous la grande parole : « Ceux qui ont cru en Lui il leur a donné le privilège de devenir enfants de Dieu ». Que l’injuste s’enfonce dans son injustice et l’impur dans sa souillure, c’est la tragique réalité de l’heure ; que le juste pratique toujours plus la justice, que le saint se sanctifie davantage encore, c’est la magnifique vocation des chrétiens d’aujourd’hui. – A nous de choisir entre le verdict du Juge et l’appel du Sauveur.
Veuille Celui qui nous a appelés à la sanctification, nous faire la grâce de nous sanctifier encore, afin que la vie de notre Eglise et notre propre vie deviennent dans les ténèbres de notre monde perdu une source de lumière et de salut par Jésus-Christ.
Ainsi soit-il.