pasteur A.N. Bertrand
Oratoire, 24 février 1946
Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le nonde.
Jean XII, 47.
Cette parole nous est si familière, et cadre d'ailleurs si bien avec l'image que nous nous faisons du Christ miséricordieux, que nous ne remarquons même pas qu'elle semble s'opposer à la tradition chrétienne la plus ferme et la plus unanime. Celle-ci représente en effet le Christ comme le Juge prédestiné de l'humanité. Toute la Révélation biblique et les paroles de Jésus lui-même attribuent le jugement au Ressuscité. Dans la parole sur le Jugement dernier, rapportée par saint Matthieu, c'est le Fils de l'Homme qui est assis à la droite de Dieu et qui avec les anges vient juger le monde, qui envoie les uns à la perdition et les autres à la Vie éternelle; lorsque saint Paul essaie de présenter le Christ aux Athéniens, il le présente comme celui que Dieu a désigné pour juger le monde avec justice, et, dans l'Apocalypse, le Chef de l'Église, présenté comme le Chef de l'humanité tout entière, apparaît dans la majesté souveraine du Juge; c'est Lui qui prononce sur les hommes et sur le monde; en sorte que, dans ce Livre où l'ouvre du salut accompli par l'Homme de Douleurs est magnifiquement exaltée, les deux dignités de Juge et de Sauveur n'apparaissent pas incompatibles, opposées, comme dans la. parole de saint Jean que nous méditons aujourd'hui; le Christ Sauveur est aussi le juge des âmes et du monde.
Et toute la tradition chrétienne a suivi la même voie: le Symbole apostolique saluant Jésus dans sa gloire auprès du Père, ajoute : « Il viendra de là pour juger les vivants et les morts »; et l'Église d'Orient orne les coupoles de ses sanctuaires de mosaïques, tantôt maladroites et tantôt magnifiques, représentant le Christ en majesté dans ses attributs de Juge suprême du monde; en sorte que l'on est un peu surpris d'entendre le Christ lui-même déclarer : « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver », et qu'il n'est peut-être pas inutile de voir quelle est la portée de cette grandiose déclaration dont la simplicité éveille un écho si profond dans nos âmes de pécheurs assoiffés de pardon et de salut.
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Peut-être ne sera-t-il pas inutile de marquer d'abord pourquoi le Christ apparaît d'emblée au croyant et à l'Église comme le Juge. Les historiens nous diront que la tradition israélite attribue au Messie les fonctions de juge du monde, en sorte que Jésus, aussitôt reconnu comme le Messie, se vit naturellement et comme automatiquement revêtu de cette dignité; mais cette explication tout extérieure ne saurait nous satisfaire; elle donne des choses de l'âme une explication sans âme et toute formelle, qui n'atteint pas le fond des choses. En fait, ce qui fait apparaître le Juge en Jésus, c'est la sainteté de sa vie et la vérité de sa parole. Aussitôt que l'homme se trouve en présence de la Vérité; il se sent repris, jugé. Jésus a raison dé dire que ceux qui entendent sa parole et la repoussent sont jugés par cette parole même; mais ceux qui l'acceptent sont jugés eux aussi, car cette Parole pénètre en eux jusqu'aux moelles, et ils se savent connus, jugés, condamnés. On peut se faire une idée de cette impression, telle que l'éprouvaient les contemporains de Jésus, par certains entretiens que l'on a parfois avec des enfants, âmes parfaitement pures qui posent les questions de la vie intérieure, de la vie chrétienne, sans toutes les roueries et les distinguo qui nous permettent d'échapper à nos devoirs et de fuir notre propre jugement; avec eux on va si droit à l'essentiel que l'on éprouve l'impression d'une sorte de nudité spirituelle; on est pénétré, jugé jusqu'au fond de l'être, et devant tant de candeur on ne peut échapper à l'aveu : ô Dieu, sois apaisé envers moi qui suis. un pécheur. - Mais qu'avons-nous besoin de recourir à des paraboles, à des comparaisons toujours inégales à leur objet ? Nous aussi nous pouvons rencontrer le Christ, nous aussi nous le voyons dressé devant nous à l'heure de la tentation ou à l'heure du doute et nous nous sentons pénétrés, connus, jugés. Et ce n'est pas seulement son souvenir qui se dresse en nous comme un fantôme c'est Lui-même, c'est sa Parole, la Vérité qui est en Lui. Et la vérité de Dieu est en Lui si pénétrante, aiguë, dit saint Paul. comme une épée à deux tranchants, que ceux qui la repoussent sont déjà jugés et leur jugement c'est qu'ils ont préféré les ténèbres à la Lumière, parce que leurs oeuvres étaient mauvaises. O Dieu ! qui me permettra d'échapper à ce jugement, d'autant plus implacable qu'il est silencieux et me laisse en présence de la Parole de Vie et en présence de moi-même, et que je ne puis échapper à la comparaison qui me juge et me condamne !
Mais voici que ce jugement même est le point de départ et comme la source du salut; car il n'a pas sa fin en lui-même; il est la première démarche de Celui qui veut nous sauver; il est le précurseur du pardon, comme le « Repentez-vous » de Jean-Baptiste était le précurseur du salut apporté par Jésus-Christ : « Tes péchés te sont pardonnés »., Jésus dit très bien : « Ce n'est pas moi qui juge, c'est la Parole de vérité » ; c'est en quelque sorte malgré lui que Jésus nous condamne, et cette condamnation n'est pas le but de son ministère, la raison pour laquelle Dieu nous l'a donné, c'est l'effet en quelque sorte automatique, involontaire, produit par le rayonnement de sa sainteté. Mais cette condamnation qui brise notre orgueil et nous remet à la place qui convient à notre misère. nous ne saurions lui échapper qu'au prix même de notre salut. Il faut d'abord que je me connaisse, que je me juge, que je me sache connu et jugé, pour que m'abandonne ma satisfaction de moi-même et que je me repente et que je revienne au Christ recevoir la parole d'adoption « Va en paix, ta foi t'a sauvé. »
Et c'est ici que se révèle, dans toute sa douleur, la vocation véritable du Christ et la miséricordieuse bonté de sa mission. Il n'est pas venu pour me juger et par conséquent me condamner, car les deux mots sont synonymes pour les pécheurs que nous sommes. Il est venu pour me sauver. Mais aurais-je cru en Lui si je ne m'étais pas senti dominé, jugé par sa sainteté ? Sa Croix n'aurait rien été pour moi qu'une heure douloureuse dans l'histoire des erreurs judiciaires, si en même temps que la révélation de son amour sans limites, je n'y avais trouvé aussi la révélation de la puissance infernale du péché de l'homme, et par conséquent de mon propre péché. Le Sauveur l'a dit lui-même « Je ne suis pas venu pour appeler des justes, mais des pécheurs » ; et comment m'appellerait-il si je n'étais pas, si je ne me savais pas pécheur ? Car ces deux paroles s'éclairent l'une l'autre; qui donc a besoin d'être sauvé, sinon celui qui est jugé ? qui donc tend les mains vers le salut, sinon celui qui se juge lui-même ? en sorte que le jugement n'est qu'une étape vers le salut. Il n'est pas dans l'ouvre du Christ la fonction dernière, décisive, celle « pour laquelle il est venu », car il n'est pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver. Et l'Église peut bien mettre la fonction de juge parmi les attributs du Sauveur, et avec raison; -. mais le plus humble chrétien sait qu'il ne pense jamais à se tourner vers lui en l'appelant « mon juge », mais il. tendre les bras vers lui en l'appelant « mon Sauveur » Car. ii n'est pas passé au milieu, de nous dans tout l'éclat de sa Vérité pour nous humilier et nous condamner à nos propres yeux avant de nous condamner sur le Trône de Dieu; mais il est normal que nous soyons ramenés à faire un retour sur nous-mêmes et à nous juger; il est venu pour nous entraîner après Lui par cette condamnation de nos torts qui s'appelle la repentance, il est venu pour éveiller en nous la vie qui était en Lui. « Je suis venu pour que mes brebis aient la vie et qu'elles l'aient en abondance. » il est venu non pour juger, mais pour sauver.
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Et ceci nous explique comment toute notre vie quotidienne, non pas seulement notre adoration, notre prière, ce que nous appelons « notre vie religieuse », mais aussi la pratique de nos devoirs, notre droiture, notre courage devant la vie, cela explique, dis-je, comment tout cela passe sous le gouvernement du Christ. Car l'idée que le salut nous est offert comme une pure grâce de Dieu, qu'il nous est donné sans que nous ayons rien à offrir en échange, ne signifie pas que nous sommes passifs dans ce drame qui nous conduit jusqu'à la stature du Christ, et que notre vie peut être ce qu'elle voudra, que nous pouvons ignorer la repentance,' nous refuser à l'aveu de notre péché, et recevoir cependant ce que Dieu nous offre, ce à quoi Il nous destine. La présence du Christ dans notre vie signifie à la fois un jugement et une grâce, et la grâce est refusée à ceux qui se refusent au jugement. En présence du Christ il se fait parmi les hommes un départ : les uns sont à sa droite et les autres à sa gauche, et sans le savoir chacun prononce sur soi son propre jugement. Un christianisme où il n'y a pas •de jugement et un christianisme où tout est jugement, où il n'y a pas de grâce, pas de pardon, pas de don de Dieu, sont l'un et l'autre incomplets; ni l'un ni l'autre ne peut conduire au salut, car un christianisme sans jugement est un christianisme sans repentance et sans humiliation, un christianisme sans l'homme; et un christianisme sans amour est un christianisme sans Christ, un christianisme découronné; et c'est par un sûr jugement que l'Église naissante s'est groupée autour de la Croix et qu'elle a pris pour symbole l'instrument du sacrifice du Christ, car la Croix est l'image de l'amour dont nous avons été aimés, elle est le signe du salut du monde par l'initiative de Dieu en Jésus-Christ; mais la Croix est un jugement sur les hommes et sur l'humanité dans son ensemble. Car c'est là le paradoxe chrétien que celui qui n'est pas venu pour juger est cependant celui qui nous juge, mais que par-delà ce jugement il nous aime, il nous appelle, il nous conduit au salut par son amour. Il est beau de voir en Jésus le juge de notre conduite; mais il est faux de ne pas regarder plus loin, de rester à mi-chemin, car il n'est pas venu pour juger mais pour sauver. Il est beau de voir dans le Christ le Sauveur du monde, mais si nous n'acceptons pas d'être jugés par lui, si nous prétendons échapper à son jugement, et à la condamnation de notre péché, alors il n'est pas venu pour nous, car il n'est pas venu pour des justes mais pour des pécheurs.
Prenons garde que l'Évangile n'est pas une morale supérieure à celle des scribes et des pharisiens; il n'est pas tine pratique des vertus quotidiennes sous le regard du Christ; il n'est pas un compte de nos défaites et de nos victoires morales se soldant à notre bénéfice; il est une invitation de Dieu pour nous tirer de notre misère et de l'orgueil de notre justice et de la vanité de nos fragiles vertus; il est un don de Dieu, une grâce du Christ venu pour chercher ce qui est perdu, c'est-à-dire vous et moi. Mais si cette moralité nous ne nous en soucions pas, si ces vertus nous ne les pratiquons pas, si nous ne savons pas, comme dit l'Écriture, faire le compte de nos vies et nous juger à notre petite valeur, alors cet Évangile n'est pas pour nous, et Jésus parle de nous comme il parle des Pharisiens « qui disent et ne font pas », car une foi qui ne porte pas de fruits n'est pas une foi qui puisse sauver, c'est une foi morte, le cadavre d'un être qui autrefois a été vivant.
Il n'y a pas de salut pour celui qui n'accepte pas de passer par le jugement. Ainsi l'Église en dressant sur l'horizon de l'histoire la grande figure du Christ jugeant le monde, n'a pas contrevenu aux paroles de Celui qui est venu pour sauver, pas plus que le Fils de l'Homme en offrant sa vie pour les hommes n'a contrevenu à la justice de Dieu. Car le Dieu qui, est Amour est aussi. le Dieu qui juge les hommes, et saint Paul, en affirmant que nul n'échappera au jugement de Dieu, ne craint pas d'écrire la parole décisive : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés. Car ce qui accomplit la justice de Dieu c'est l'amour qui pardonne et qui sauve,
O Dieu, ne me juge pas d'après ma misère, mais d'après la splendeur de Ton amour.
Ainsi soit-il.