pasteur A.N. Bertrand
Oratoire du Louvre, 27 mai J94
Jésus dit à la Samaritaine : Celui qui boira, de l'eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif; l'eau que je lui donnerai deviendra, en lui, une source d'eau jaillissant en vie éternelle ». La femme lui dit: Seigneur, donne-moi de cette eau ».
Jésus dit: Ce n'est pas Moïse qui vous a donné le pain du ciel; c'est mon Père qui vous donne le vrai pain du ciel ; car le pain de Dieu, c'est le pain qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. » Ils lui dirent: « Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là ».
Jean IV, 13/15.
Jean VI, 32/34.
« Donne-moi de cette eau ». « Donne-nous toujours de ce pain-là. » Le parallélisme de ces deux textes ne saurait être fortuit. Placés à quelques pages l'une de l'autre, dans cet Evangile selon saint Jean où rien n'est laissé au hasard, et où les actes et les paroles du Christ sont rapportés, non pas dans l'ordre chronologique, mais selon un art raffiné et minutieux, de façon à mettre en valeur les richesses profondes de la vie chrétienne, ils veulent sans doute exprimer avec plus de force, par leur rapprochement même, le soupir de l'humanité tout entière vers les biens véritables, vers ce que l'Ecriture appelle, par opposition aux nourritures terrestres, la nourriture qui subsiste pour la Vie éternelle. Dans un cas comme dans l'autre, Jésus parle des choses vaines, de l'eau qui ne désaltère pas, du pain qui ne rassasie pas; il dévoile le vide irrémédiable de ces joies terrestres qui laissent l'âme inapaisée; et par contraste, il évoque ce qu'il apporte de la part de Dieu et ce qu'il est lui-même le pain après lequel on n'a plus faim, l'eau après laquelle on n'a plus soif.; et d'un même cri, les hommes réclament cette nourriture et ce breuvage, le Juif et la Samaritaine, la femme qui a vécu dans le désordre, comme le Pharisien qui la méprise et se croit juste. Tous s'écrient : « Donne-moi de cette eau, donne-nous de ce pain » Merveilleuse unanimité des âmes humaines à réclamer autre chose que les vanités qu'elles méprisent et auxquelles cependant elles s'attachent, merveilleuse faim, merveilleuse soif de ceux qui sont fatigués de leur faim inassouvie et de leur soif inapaisée, merveilleuse convergence de ces mains tendues vers les biens qui ne trompent pas et vers Celui qui les apporte !
Essayons de dégager ensemble les réalités que recouvre ce simple et grandiose symbole.
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La première de ces réalités, c'est l'universalité de la faim et de la soif des âmes, leur élan vers le grand mystère qui plane sur notre vie et que nous ne pouvons pa nous résigner à voir demeurer un mystère sans expression, sans action sur notre vie, sans efficacité sur nos âmes.
Certes, l'homme vit de pain et d'eau, il ne peut se passer de nourrir et de désaltérer son corps, et personne ne peut lui reprocher d'assurer la satisfaction de ces besoins organiques qui forment le fond de sa nature physique; ils sont impérieux comme la vie elle-même: l'homme ne peut se dispenser de les satisfaire, et quand il a voulu échapper à leur tyrannie ou les réduire au-delà de ce qui est naturel, il est tombé plus que jamais sous l'emprise de leur impérieuse dictature. Mais ce pain fait de main d'homme, cette eau, dont l'Ecriture dit qu'ils ne rassasient ni ne désaltèrent, ne peuvent satisfaire les besoins profonds de l'homme. Une fois reconnus et satisfaits ces besoins de la nature physique, il y a encore en l'homme la faim et la soif des choses éternelles et qui ne peuvent se satisfaire avant d'avoir été étanchées, bien que, quelquefois, elles se soient laissé étancher à bon compte: mais aussitôt qu'une grande voix s'élève pour offrir au monde le pain qui nourrit et l'eau qui désaltère, tous les hommes se dressent : « Seigneur, donne-moi de cette eau ! Seigneur, donne-nous toujours de cc pain-là ! » C'est ce que le prophète Amos appelait la famine, non pas la faim après le pain ou la soif après l'eau, mais la faim et la soif d'entendre la parole de l'Eternel.
N'est-il pas étrange, mes Frères, que dans tous les pays du monde et sous toutes les formes.que la recherche religieuse a' revêtue, ce soit cette même image de la faim et de la soif qui serve à désigner le besoin religieux qui pousse l'homme vers les réalités supérieures aussi nécessaires à son âme que le pain à son corps ? Les prophètes, les sages, les poètes qui ont chanté les ambitions religieuses de l'humanité, ont retrouvé la même image, parce qu'ils ont senti que ces hautes réalités spirituelles étaient aussi nécessaires à l'âme que le pain au corps, que sans elles l'âme tombe dans la faiblesse et jusque dans la mort, comme nous avons vu ces dernières années le corps de tant d'êtres qui nous étaient chers, privé de nourriture et descendant peu à peu jusqu'à la mort.
Et Jésus lui-même a scellé en termes définitifs cette sorte de parabole qui fait de la nourriture et du breuvage l'image des réalités spirituelles, le jour où, groupant ses disciples autour de lui, il s'est offert lui-même comme une nourriture et comme un breuvage, le jour où il leur a dit : « Mangez, ceci est mon corps; prenez et buvez, ceci est mon sang ». Dès lors, le pain et le vin de la Sainte Cène sont devenus la nourriture de l'âme chrétienne; des millions d'hommes sont venus dire à Celui dont la vie est notre vie: « Donne nous toujours de ce pain-là »; et partout où l'Eglise s'est étendue, partout où des hommes se sont groupés autour du Seigneur, ils n'ont eu de cesse qu'ils n'aient dressé la Table de la famille chrétienne pour y rompre le pain qui rassasie, et pour répéter la prière des auditeurs groupés autour de Jésus : « Seigneur, donne-nous de ce pain-là ». Ainsi se révèle à la fois l'universelle marée des âmes et ce que le poète appelait la présence de l'astre vainqueur qui soulève ses flots.
Une autre réalité religieuse se cache d'ailleurs derrière l'image choisie par Jésus, c'est celle du rassasiement religieux. Jésus promet à qui boira l'eau qu'il lui donne, à qui mangera le pain qu'il lut tend, qu'il n'aura plus jamais soif, qu'il n'aura plus jamais faim. Et cette promesse jette dans un grand trouble le chrétien qui a conservé le sens de l'action et de la vie. N'avoir plus faim, n'avoir plus soif, mais est-ce vraiment un privilège ? N'est-ce pas plutôt une malédiction ? Comment ! il viendrait un moment où je serais rassasié des choses de Dieu, où je ne serais plus empressé à tendre la main en disant : 't Encore, Seigneur, donne-moi encore de ce pain-là ? » Il viendrait un moment où la fraîcheur de l'eau vive me deviendrait insipide, où je n'en aurais plus soif ? Et c'est Jésus qui me promet cela, le même Jésus qui disait : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! » Avoir faim, manger, être rassasié, et demain avoir faim encore, voilà le cours de la nature; mais cette nourriture qui rassasie une fois pour toutes, qui est une sorte de saturation définitive, quel paradoxe, dont on peut se demander s'il est une promesse ou plutôt une menace
Eh oui, c'est le paradoxe de la vie chrétienne; ou plutôt c'est le point où la comparaison, la parabole qui assimile la soif de l'âme à la soif du corps, si vraie, si pénétrante, si profonde qu'elle soit, se révèle insuffisante cependant à couvrir tout le champ de la réalité spirituelle, ou bien il faut presser l'image jusqu'à lui faire rendre la dernière goutte de sa saveur pour y retrouver toute la pensée de Jésus. Car « avoir faim », « avoir soif », cela peut signifier deux choses bien différentes, et même opposées. L'enfant qui, sûr de son déjeuner, dit en se mettant à table : « Ah! J'ai faim aujourd'hui! » et le pauvre hère qui nous demande un ticket de pain et quelques francs en disant « J'ai faim ! », ces deux êtres prononcent les mêmes mots, et pourtant ils ne disent pas la même chose; l'un exprime une sécurité et presque une joie, l'autre exprime une angoisse et déjà une torture. Or, la même diversité se retrouve sur le terrain religieux.
Certes, Jésus ne veut pas éteindre la faim et la soif de Dieu, la faim des réalités spirituelles ! Dans ces années tragiques que nous venons de vivre, combien de fois tel de nos frères, telle de nos sœurs, n'a pas reçu cette élémentaire substance qui permet à la vie de durer; mais combien de fois aussi tel ou tel d'entre eux n'a pas trouvé la nourriture qui assure la vie intérieure, le pain qui rassasie pour toujours et l'eau qui désaltère pour l'éternité I Mais il y a aussi de ces âmes fortunées qui sont si bien établies en Dieu que la nourriture céleste ne leur a jamais manqué, que toujours elles ont trouvé ce qui leur était nécessaire pour assurer leur vie; et la plus belle chose que nous ayons contemplée dans ces années de détresse, c'est des personnalités chrétiennes auxquelles a manqué le pain du corps jusqu'à en mourir, mais auxquelles n'a jamais manqué le pain des âmes, jusqu'à en vivre pour la vie éternelle 1
Et maintenant, après ce que nous venons de dire de la dualité d'une faim sûre de son rassasiement et qui reste cependant toujours aussi affamée des choses de Dieu, je voudrais, en terminant, l'appliquer non plus aux conditions générales de la vie religieuse, mais à la nourriture qui nous est offerte à la Table du Seigneur.
Ecoutez comment chante notre grand Corneille, dans sa traduction de l'Imitation de JésusChrist
Ne permets pas, Seigneur, que de Ta sainte Table
Où Tu m'as invité,
Je sorte avec la faim et la soif déplorable
De mon aridité.
Daigne, daigne repaître un cœur qui ne mendie
Qu'un morceau de Ton pain,
De ce pain tout céleste, et qui seul remédie
Aux rigueurs de sa faim.
Certes, cet apaisement de la faim et de la soif qui nous est assuré avec Christ, notre vie, peut être réalisé sans que la Table soit dressée devant nous matériellement; une Eglise évangélique n'acceptera jamais de penser ou de laisser dire que la grâce infinie de Dieu soit liée indissolublement à une démarche humaine, à un geste qui dépend de nous; mais nous savons aussi que lorsque Dieu nous offre ce bien inestimable, nous serions coupables de le négliger. Le pain que le chrétien rompt avec ses frères est de ceux qui rassasient nos âmes et ne nous laisse pas tomber dans la famine, mais il est aussi de ceux dont nous disons avec une joie toujours renaissante « Donne-nous toujours de ce pain-la ! » La coupe à laquelle participent les fidèles est de celles qui répondent à notre soif de Dieu, mais elle est aussi de celles dont on a toujours soif à nouveau. De cette Table, on ne se lasse pas, parce qu'elle ne déçoit pas; on y revient toujours, parce qu'on y trouve toujours la même réalité vivifiante, la communion avec Jésus-Christ.
Si notre Eglise a décidé de dresser chaque mois, une fois de plus, la Table du Seigneur dans notre sanctuaire, c'est parce qu'elle voudrait que personne ne restât dans la faim et la soif déplorables de son aridité, et que ce sont ceux qui viennent le plus souvent à la Table du Maître qui ont la plus vive faim d'y revenir encore.
Dieu veuille qu'aucun de ceux qui s'approcheront de la Table du Seigneur n'obéisse à l'habitude, à la routine, mais qu'ils y viennent avec une faim et une soif que nous voulons garder toujours parce qu'elles seront toujours apaisées. Et que dans cette parole que nous méditons aujourd'hui, dans cet appel de l'humanité ! Donne-moi de cette eau donne-moi de ce pain ! » nous retrouvions notre propre cri, notre propre appel, et la certitude que tout ce que nous cherchons nous est offert à la Table du Seigneur où sont rassasiées toutes les faims, étanchées toutes les soifs. Car cette faim est renouvelée chaque jour, afin que chaque jour elle soit apaisée.
Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là !
Ainsi soit-il.