Sermon prêché a l’Oratoire du Louvre
Le dimanche 7 juin 1953,
par M. le Pasteur Elie Lauriol
« Jésus dit à Pierre pour la troisième fois:
Simon, fils de Jonas, m’aimes-tu?
Pierre fut attristé de ce qu’il lui avait dit pour la troisième fois: M’aimes-tu?
Et il lui répondit: Seigneur, tu sais toutes choses, tu sais que je t’aime.
Jésus lui dit: Pais mes brebis. »
(Jean 21:17)
L'avez-vous remarqué ? Voici aux origines de l’Eglise, la première consécration d’un pasteur. Non, certes, du premier des pasteurs, ainsi que le voudrait la doctrine d’une prétendue succession apostolique sur laquelle le Nouveau Testament est muet, et dont l’histoire atteste que l’Esprit Saint n’a jamais tenu compte.
Au contraire, pourrait-on dire. En effet, les autres Apôtres allaient, sans investiture nouvelle, passer normalement de leur rôle de disciples à celui de pasteurs des premières communautés. Mais, Pierre, déchu par son reniement, devait au préalable, comme notre récit le montre, être rétabli dans sa charge.
Or déjà cette charge n’était plus celle d’un apôtre, comme les 70 que le Christ avait envoyés en mission. Il ne s’agissait alors que de passer, ne prêchant l’Evangile à ceux qui ne l’avaient jamais entendu. Pas de contact permanent avec eux. Tant qu’il n’y a pas de troupeaux, il ne saurait y avoir de bergers. Mais déjà les brebis se rassemblent. Pierre, à la fois, est rétabli apôtre et consacré pasteur.
Et le pasteur consacrant est le souverain pasteur de l’Eglise. C’est donc la consécration type, de qui toutes les autres, pour demeurer fidèles à la vraie succession apostolique, qui est selon l’Esprit, doivent garder l’essentiel.
Et quel est cet essentiel ?
Le Christ demande-t-il à Pierre ses diplômes de faculté ? À coup sûr, il en faut, mais ce n’est pas l’essentiel. lui demande-t- il si, désormais, il sera ferme, s’il respectera la discipline ecclésiastique, s’il acquiesce aux articles d’une confession de foi ?
La possibilité de ces choses, comme leur limite, tout cela est contenu dans la seule question qui englobe tout et dépasse tout : « m’aimes-tu ? »
Aimer le Christ avec humilité, sans croire l’aimer plus que ne le fait les autres, car nul ne l’aime assez, aimer le Christ d’un amour sans condition qui transfigure, vivifie, déborde les références doctrinales et, si elles voulaient le circonscrire, s’en dégage – voilà qui seul consacre le pasteur.
- M’aimes-tu ? – Tu sais que je t’aime …
- Alors pais mes brebis.
En effet, aimer le Christ, c’est d’abord éprouver à quel point il nous aime, lui qui nous aima le premier.
Et alors seulement, on comprend ce qu’il est.
Car seul l’amour a ce don de connaître. On peut aimer un être faible, misérable, et plus on l’aime plus on sait jusqu’où va sa faiblesse. C’est un amour de tremblement et de pitié.
Quand on aime le Christ, on sait qu’il est le Fils de Dieu. C’est un amour de sécurité, d’enthousiasme, de triomphe. Le Christ, comme le Dieu qu’il nous révèle, n’en déplaise aux conciles, l’aimer c’est toute la foi.
Dans ce cas, en effet, c’est l’amour le plus fort qui s’empare de l’autre. Les anciens notaient, avec profondeur, qu’aimer c’était vouloir les mêmes choses et repousser les mêmes choses. Celui donc qui aime le Christ, qui se laisse envahir par son amour, celui-là voudra ce que le Christ veut. Etant lui-même chaque jour soutenu, pardonné, relevé, sauvé par cet amour ; il voudra que cet amour soutienne, pardonne, relève, sauve tous ceux à qui il est offert. Être malgré ses propres détresses, celui par qui le Christ appelle les hommes, celui qui – à cause de cet amour – les conduit au Christ. Voilà le pasteur, voilà son troupeau.
Et c’est alors que le pasteur peut répondre à la même question qui, cette fois, lui est posé par le troupeau. « M’aimes-tu ? »
Le troupeau le lui demande avec l’angoisse d’hommes et de femmes vivant dans un monde sevré d’amour parce qu’il s’est sevré de Dieu. Il attend du pasteur ce miracle d’être aimé, et c’est bien le miracle fondamental, qui ne peut venir que de Dieu. Car il ne s’agit pas pour le pasteur, seulement de se faire aimer, encore que ce ne soit nullement négligeable. Il s’agit pour lui d’aimer de l’amour viril du Christ qui aime, non pour plaire, mais pour sauver, même si le pasteur doit être moins aimé parce qu’il aura mieux aimé. De l’amour du Christ qui, selon Pascal, est « doux au pêcheur et terrible aux démons », aux démons qui tourmentent les pêcheurs que nous sommes.
Ainsi les deux questions se confondent et, sans le savoir, le troupeau demande à son tour au pasteur : « Aimes-tu le Christ ? »
C’est la seule autorité légitime que les paroissiens lui reconnaîtront, autorité qui est en lui mais qui ne vient pas de lui. S’ils se sentent aimés d’un tel amour, ils accepteront les exhortations et les remontrances qu’ils n’accepteraient pas d’un autre. Sinon. Même avec tous les diplômes théologiques et les garanties ecclésiastiques, sa voix leur paraîtra celle d’un étranger.
Mais, quand la présence du pasteur – malgré ses déficits énormes – est le signe de cet amour, c’est déjà merveille de Dieu à leur égard.
Un homme est là, parmi eux, parce qu’il les aime. Qui les aime parce que son maître les aime, et qui veut travailler à leur salut parce que son Maître est leur sauveur.
Un homme qui ne se lassera jamais d’eux, quoi qu’ils fassent et, si laids ou méchants que certains parfois puissent paraître, les trouver toujours beaux, dignes d’être aimés, puisque son Maître est mort pour eux. Un homme qui acceptera tout d’eux, sauf qu’ils se découragent d’eux-mêmes et se résignent à leur malheur et à leur perdition.
Un homme dont ils peuvent se dire : « Celui-là, son travail n’est pas de gagner de l’argent, son souci n’est pas de son avenir. Son travail, c’est de m’aimer, son souci de me réconforter dans mes peines, de me consoler dans mes épreuves, m’aider dans mes servitudes et de rendre plus sûr mon avenir de fils de Dieu.
Je puis tout lui confier. Je n’ai rien à craindre de lui. Il est malheureux de mes malheurs, il se réjouit de mes joies. Jamais il ne me dédaignera et toujours il m’aimera.
IIe partie
Mes frères, vous ne vous étonnerez pas qu’un ministère si bouleversant écrase le pasteur du sentiment qu’il en est, à la fois, très indigne et très incapable. C’est ici que la joie fait peur.
Il ne peut compter que sur Dieu.
Mais cette aide Dieu passe aussi par votre aide.
D’abord l’aide de votre affection. Si elle suffisait, vos pasteurs seraient comblés, tant ils la sentent chaude, pleine de prière autour d’eux. Quand il monte en chaire, c’est elle qui les porte. Et chaque fois qu’ils vous rencontrent, c’est leur grande force après Dieu. Dans la confusion de ne pas mieux répondre à son attente, ils ne peuvent que vous bénir pour elle.
Mais ils ont aussi besoin de votre aide dans le détail de leur tâche. Et pour cela, il faut qu’il vous explique cette tâche. Il est si difficile de la connaître du dehors !
Elle consiste à enseigner. Enfants de nos écoles, catéchumènes, post-catéchumènes, prosélytes, cela requiert huit à neuf heures de cours par semaine. Les professeurs des lycées, si je ne m’abuse, en ont de treize à quatorze et ils savent ce que ce ministère, car c’en est un aussi, représente pour eux.
Ajoutez les aumôneries, de la Clairière pour l’un de vos pasteurs, de nos mouvements de jeunesse pour l’autre, d’un hôpital pour le troisième.
La tâche du pasteur est aussi de préparer des cultes, des causeries, des conférences. L’Eglise catholique peut mettre à part des hommes, l'Eglise réformée ne le peut pas. Et c’est particulièrement aux pasteurs des grandes Eglises de Paris qu’incombe le devoir de maintenir, dans un monde où passent tant d’orages, le rayonnement de la pensée protestante. Pour cela, il faut lire, se tenir au courant, méditer. Il faudrait du loisir. Ce conditionnel est tragique, car où prendre ce loisir ?
Le pasteur, en effet, doit en plus mettre à jour ses dossiers, ses fichiers, ses listes, dans une Eglise comme la nôtre, aux franges sans cesse mouvantes. Il doit subir le déluge d’un courrier venu de Paris, de province, de l’étranger, qui suffirait souvent à remplir, par semaine, deux ou trois journées d’une secrétaire, conseils, renseignements, appels au secours, places ou personnel à trouver, chambres, logements, démarches – que sais-je encore ! le courrier s’accumule. Vous l’imaginez sans peine.
Le pasteur a son jour de réception. Mais cela ne saurait suffire. Il reçoit sur rendez-vous, à peu près tous les jours de la semaine. C’est ce que l’on appelle, à proprement parler, la cure d’âme, le plus secret de son labeur, le plus sacré peut-être aussi. Or, il ne peut y mesurer son temps. Le pasteur n’est pas maître des visites qu’il reçoit. Il doit être patient, attendre qu’une âme s’ouvre. Sinon, elle se replierait encore plus. Il n’a jamais le droit d’être pressé. Cela prend parfois des heures. Parfois, ces heures sont du soir.
Heures du soir encore les très précieuses réunions d’îlots et les non moins précieuses invitations où il peut voir, chez eux, ses paroissiens. Il y a des semaines où une soirée de libre acquiert la valeur d’une rareté.
Ajoutez les Comités, les Conseils presbytéraux, régionaux, matinaux, les synodes. On en évite tant qu’on peut. On ne peut les éviter tous, ce ne serait pas de devoir.
Vous voyez ce qui reste pour cette activité essentielle, de quoi nous n’avons pas encore soufflé mot : les visites à domiciles. À commencer par celles malades, qui ont la priorité. Nous en faisons par an un chiffre respectable. Cependant, ce n’est rien à côté de celles que vous être en droit d’attendre et qui devraient être faites, c’est sans doute notre faute. C’est aussi que, dans une paroisse qui sent fortement le lien qui la serre, mais qui est physiquement dispersée à travers Paris, sa banlieue, jusque dans la très grande banlieue, on perd entre deux visites un temps considérable ; il arrive qu’une visite prenne tout un après-midi. Encore faut-il dégager cet après-midi dans des jours fragmentés, comme nous l’avons expliqué et, où le terrible imprévu désarçonne tout un programme. Car il faut place encore pour les actes pastoraux, baptêmes, mariages, ensevelissements. C’est pourquoi il arrive aussi que des visites empêchées un jour soient renvoyées à une échéance lointaine. En fait, c’est plus qu’un problème de quadrature du cercle, c’est un problème d’ubiquité qui se pose à vos pasteurs.
Ne soyez pas trop surpris qu’ils ne puissent pas les résoudre. Qui le pourrait ?
Même pour sauver de la mort la population parisienne, si nous avions à épuiser avec un dé à coudre, le bassin des Tuileries, nous devrions certes le faire, mais nous ne le pourrions pas. Ainsi sommes-nous poursuivis par l’étrange, l’exténuant remord du devoir impossible.
Nous ne parlons pas des soucis, des peines, des angoisses que nous portons avec vous. Cela ne prend pas de temps. Mais ce n’est pas ce qui use le moins. D’ailleurs, plus que le travail qu’on fait, ce qui épuise, c’est le travail qu’on ne fait pas.
Serait une plainte ? À Dieu ne plaise ! pour le pasteur surtout son ministère est merveilleux !
C’est seulement le regret que ce ministère le dépasse tant. Et c’est ce regret qui nous pousse à vous demander, à la fois, votre indulgence et votre aide.
Comment nous aider ? d’abord en ne nous ménageant pas. Cette gentille phrase que nous entendons souvent : « je n’ai pas voulu vous déranger, vous avez tant à faire », nous touche beaucoup, mais nous fait mal. C’est en effet exactement l’inverse que nous réclamons de vous.
Vous en savez assez pour comprendre que nous nous comportons comme des médecins en périodes d’épidémie, courant au plus pressé, puis le quittant pour courir à un autre. Signalez nous les cas. N’hésitez pas à nous relancer si nous avons oublié. Cela nous arrive, notre attention souvent requise ailleurs. L’oubli pour les pasteurs des grandes paroisses parisiennes, fonctionne parfois comme une indispensable soupape de sûreté. Mais empêchez cette soupape de nous laisser ensuite par trop humiliés et consternés.
Nous vous en remercions d’avance, comme nous remercions les conseillers, les diacres, les chefs d’îlots, les visiteurs, visiteuses, tous ceux qui, dans l’Eglise, nous aident puissamment.
Mais il faudrait également donner d’autres moyens d’action à vous pasteurs qui n’ont pour faire face à tout, que leurs muscles, leurs méninges et leur stylo – ce dernier seul étant à remplissage automatique.
Et peut-être faudrait-il aussi remédier à une situation anormale. Depuis quarante ans, les effectifs de notre paroisse ont doublé. Le nombre des pasteurs n’a pas changé et ceux d’il y a quarante étaient déjà surchargés. Ce serait pour le plus grand bien de tous.
Questions surtout des possibilités matérielles. Or, nous constatons, qu’à cet égard, la situation est encore plus anormale. En effet, tandis que le nombre des paroissiens montait au double, les ressources (compte tenu de la dévaluation) descendaient vers la moitié à peine de ce qu’elles étaient quand l’Eglise n’était que la moitié de ce qu’elle est.
C’est pourquoi cette journée de l’offrande a une signification plus grave que l’allègement d’une trésorerie en difficulté. Elle doit commencer un sérieux effort de redressement. Tout l’avenir de notre Eglise est à ce prix.
Vous n’allez donner qu’un acompte. Notre Eglise est en crise de croissance. Il faut réviser les cotisations. Il faut penser à ce que vous voulez. La chair de vos pasteurs n’y suffit plus.
Un pourcentage après impôt sur le revenu a été préposé et certains l’ont trouvé sévère.
Mais beaucoup d’autres ont remarqué que, s’ils s’en tenaient là, ils donneraient bien moins et pour certains d’entre eux rien du tout.
Et si l’on devait en conclure que (sauf exceptions de part et d’autre) ce sont les paroissiens les plus avantagés qui limitent proportionnellement le plus leur participation financière, il n’y aurait pas à s’en étonner. C’est psychologiquement naturel. Le Christ l’avait déjà dit. Les petits budgets passent plus facilement que les gros par le fameux trou de l’aiguille. C’est psychologiquement naturel, ce ne l’est pas chrétiennement. Et nous sommes entre chrétiens.
Que chacun décide donc de ce que sera, désormais, pour lui la part de Dieu. Mais sachons tous que cette part de Dieu, c’est finalement votre part. Car nous attendons tout de Dieu. Ne l’empêchons donc pas de nous donner, par le moyen de son Eglise, ce que nous réclamons de lui.
Tagore raconte cet apologue. Il guettait au bord de la route le passage de Dieu pour lui tendre la main. Et Dieu s’arrêta devant lui. Écoutons le poète :
« Mes espoirs s’exaltèrent et je pensai : c’en est fini des mauvais jours ! et déjà je me tenais prêt dans l’attente… de richesses éparpillées dans la poussière. Le chariot s’arrêta là où je me tenais. Ton regard tomba sur moi et tu descendis avec un sourire. Je sentis que la chance de ma vie était enfin venue. Soudain alors tu tendis ta main droite et dit : "Qu’as tu maintenant à donner".
Ah ! quel jeu royal était-ce là de tendre la main au mendiant pour mendier ! j’étais confus et demeurai perplexe ; enfin, de ma besace, je tirai lentement un tout petit grain de blé et je te le donnai.
Mais combien fut grande ma surprise, lorsque, à la fin du jour, je trouvai un tout petit grain d’or parmi le tas des pauvres grains. Je pleurai alors et pensai : "Que n’ai-je eu le cœur de donner tout !" »
Frères, Dieu s’arrête ce matin devant nous. À chacun de nous il tend la main. Ne lésinons pas sur les pauvres grains de blé qu’il veut nous rendre en grains d’or. En pain de joie et de vie.
Amen.
Sermon d’Élie Lauriol