Ressusciter la fraternité(Luc 15:1, 11-32) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du dimanche 9 juin 2013 à l'Oratoire du Louvre Chers frères et sœurs, c’est au pasteur Martin Luther King que nous devons cette formule : « si nous ne vivons pas ensemble comme des frères, nous allons mourir ensemble comme des imbéciles ». Stade esthétiqueAh ! si seulement cette maxime était universellement appliquée ! Le fils cadet de la parabole, déjà, avait refusé le principe du vivre ensemble. Il avait refusé la loi du père. Il voulait être libre et il pensait que, pour cela, il devait s’affranchir des règles de la société familiale, qu’il devait rompre avec son père et donc avec son frère. Non seulement ne pas vivre ensemble, mais ignorer tout lien fraternel, puisqu’il part sans rien dire à son frère, comme s’il n’existait tout simplement pas. Il se contente de tuer symboliquement son père en demandant sa part d’héritage, celle qu’il aurait reçue à la mort de celui-ci. Et il part. Il part avec pour seul bagage cette part d’héritage qui est désormais son bien propre, sa seule richesse. Il part aussi loin que possible, désireux de n’avoir plus ni Dieu ni maître. Ce rejet du lien familial est notamment un refus de la fraternité au profit de la seule satisfaction de ses plaisirs personnels. C’est ce que le théologien danois Søren Kierkegaard appelle le stade esthétique. Nous sommes notre propre mesure et nous rompons avec les cadres sociaux qui sont perçus comme des entraves à notre réalisation, qui nous empêchent d’accomplir notre destin personnel et d’affirmer notre puissance. C’est la recherche de la jouissance immédiate. Si on ne tient pas compte de cette analyse, si on ne tient pas compte de la dimension esthétique qui anime les gens de mauvaise vie qui se sont rassemblés autour de Jésus et dont il décrit la trajectoire à travers la figure du fils cadet, on ne comprend pas grand-chose à la violence sociale qui nous secoue actuellement. Il a été largement répété que les rixes entre extrêmes droites et gauches sont des combats idéologiques. Ce loin d’être exact. Si la question était les idées, cela se solderait par des combats d’idées. Considérer la situation du point de vue du fils cadet nous aide à comprendre qu’une cause profonde de la violence sociale est le refus de considérer l’autre comme un frère. L’autre est plutôt considéré comme un ennemi et l’ennemi, il faut l’anéantir. Il n’y a pas de place pour les ennemis qui pompent notre oxygène, qui pillent nos ressources énergétiques, qui nous volent nos emplois, qui prennent nos conjoints. On ne comprend pas non plus ce goût pour la violence si on ne perçoit pas le caractère esthétique du déchaînement de la violence, le plaisir personnel d’entendre craquer les cartilages de l’ennemi sous nos coups. Il y a aussi une esthétique du vol, une esthétique de la course de voiture ou de moto. Il y a une esthétique de la haine de l’autre. Si on ne voit pas cela, on ne changera rien à la situation. Nous pourrons dire et faire tout ce que nous voulons, ce sera comme vouloir éteindre un feu en lui expliquant que ce qu’il fait n’est pas bien. C’est au moment où il se rend compte qu’il est sur le point de mourir que le cadet va soudainement prendre conscience de sa situation et qu’il va se repentir, faire demi-tour, reprendre le chemin de la maison familiale, de la société, en acceptant la loi de la maison « je dirai à mon père ‘traite-moi comme l’un de tes ouvriers’ » se met-il à penser. La proximité de la mort peut être l’occasion d’une prise de conscience qu’en continuant à vivre de la sorte on risque d’obtenir le contraire de ce qu’on souhaitait. Le fils cadet voulait être libre de tout et il se retrouve pire qu’un esclave puisqu’il n’est même pas aussi bien considéré qu’un cochon qui est pourtant un animal impur. La proximité de la mort peut faire prendre conscience que ce n’est pas ainsi qu’on aura la liberté à laquelle on aspirait. Stade moralDès lors, la phrase de King « si nous ne vivons pas ensemble comme des frères, nous allons mourir ensemble comme des imbéciles » peut devenir un devoir moral auquel on se soumet pour préserver sa propre vie et nous faire passer à un deuxième stade de la vie. C’est l’intérêt même de la morale : éviter la mort, préserver la vie. Pour parvenir à cela, je m’impose de considérer l’autre comme un frère et je m’impose donc de le tolérer, de ne pas m’en prendre à sa personne, à ses biens, de manière à ce qu’il fasse de même envers moi. Ce deuxième stade est le stade moral. Kierkegaard parle de stade éthique. C’est le stade où se trouve le fils aîné. Lorsqu’il prend la parole, nous voyons bien que l’aîné ne vit pas selon la logique du plaisir, comme c’était le cas du cadet : il vit selon la logique du devoir. Il fait tout ce qu’il doit faire. Comme les pharisiens qui mettaient un point d’honneur à accomplir la loi, toute la loi, sans rien oublier, le fils aîné revendique de n’avoir jamais fait défaut à ce que son père lui demandait de faire. Le fils aîné joue son rôle d’être moral, ce qui lui permet d’assurer une vie sans encombre, mais aussi sans relief : il n’est que l’ombre de son père ; il n’a pas d’existence propre. C’est le principe du contrat social poussé à l’extrême qui consiste à perdre un souverain bien qui est le mien (le bon plaisir, par exemple) au profit d’un souverain qui est le peuple, la famille, une institution qui régule la vie des individus. Je perds un souverain bien, mais je gagne quelque chose en échange (la sécurité par exemple). Cet être moral vit donc selon la logique du donnant-donnant. Et il ne peut analyser le monde qui l’entoure que selon cette logique du donnant-donnant qui est aussi la logique de la rétribution. Toute entorse à cette logique doit être sanctionnée sinon c’est l’ensemble de la logique qui risque de s’effondrer. Quand le fils cadet fait son retour et que le père l’accueille avec empressement et beaucoup de faste, le pacte est rompu. Et la vraie nature du fils aîné est mise à jour. Jusque là, il n’avait rien dit, rien fait à l’égard de son frère. Qu’il parte avec sa part d’héritage, il pouvait le tolérer dans la mesure où cela ne lui ôtait rien. Mais à partir du moment où le fils qui a mené une vie de débauche revient avec les honneurs, le fils aîné ressent une profonde injustice et il va montrer que, jusque là, il a nourri une profonde frustration, qu’il est jaloux de son frère. Il ne peut plus rentrer sa colère. Il montre qu’il a vécu comme un frère, en faisant semblant d’être un frère, pour ne pas mourir comme un imbécile. Mais quand il voit son imbécile de frère ne pas mourir mais ressusciter dans l’existence de la famille, il se dit qu’il s’est fait avoir, qu’il a raté sa vie. Sa comptabilité est mise en défaut. Son hypocrisie ne lui a été d’aucun bénéfice. Il s’est infligé des servitudes qui ont, certes, préservé sa santé, mais qui ne l’ont aucunement permis de s’épanouir. Et c’est le temps de la rancune : le bonheur de l’autre, la joie de l’autre, lui sont tout à fait insupportable. Stade religieuxC’est dans ce contexte que le père va faire son travail de parent, avec délicatesse. Comment s’y prend-il ? En essayant de rétablir le lien fraternel qui a été rompu. Nous pouvons être comme le fils aîné et avoir toutes les peines du monde à accepter le fait que nous sommes frère ou sœur de celui qui rompt notre code moral, de celui qui brise le pacte républicain. Et c’est pourtant ce que nous révèle le père. Le travail du père est un travail théologique qui consiste à redire cette évidence de la fraternité. Quand l’aîné dit au père « ton fils », comme il pourrait dire « ce salopard », « ce fasciste », « cet extrémiste », « cet incapable », « cet imbécile », le père répond en disant « ton frère ». Aussi insupportable que cela puisse paraître, c’est un lien fraternel qui unit tous les humains de la maison Terre. Quelle que soit sa condition, quelle que soit son parcours, qu’il soit pécheur ou pharisien, qu’il soit escroc, criminel ou soumis à la moralité la plus haute qui soit, cet individu qui foule la même terre que moi est mon frère, ma sœur. Le baptême, qu’on le veuille ou non, répète cela à l’envi. Au-delà des liens du sang, au-delà de nos préférences, au-delà de nos envies, au-delà de tous les codes, un lien fraternel nous relie les uns aux autres. C’est le troisième stade que repère Kierkegaard : le stade religieux qui transcende toute disposition personnelle, toute loi humaine et nous projette dans le registre de la grâce. Dans l’esprit chevaleresque ou dans le scoutisme nous retrouvons cette fraternité active qui nous rend solidaire les uns des autres. Au sein de l’armée, nous savons aussi ce que signifie la fraternité d’arme qui nomme frères des êtres confrontés à la même dimension tragique de l’existence. Etre frères d’armes, être frère scout, ce n’est pas seulement avoir vécu ensemble des moments forts, c’est partager une même exposition à une dimension de l’existence où la vie et la mort sont en jeu. Il en va de même dans la fraternité chrétienne qui pose que nous sommes tous frères et sœurs en Christ ce qui signifie que nous avons en commun de nous placer face à la vie en ouvrant les yeux sur sa dimension symbolique. L’Evangile transcende notre compréhension de la fraternité en affirmant que nous avons un Dieu commun, ou, pour le dire autrement, que nous sommes affrontés aux mêmes préoccupations ultimes, que nous avons une destinée commune. L’Evangile nous fait porter un regard transcendant sur l’humanité : un regard qui transcende les clivages, les partis, les chapelles, les nationalités, les régionalismes, les familles biologiques, les amitiés aussi. Et, ce faisant, l’Evangile nous rend capables d’une éthique qui est celle que développe le père de la parabole. C’est une éthique de l’hospitalité, de l’accueil inconditionnel : on ne renvoie pas celui qui s’est mal comporté, de même qu’on ne renvoie pas celui qui a fait l’hypocrite. Nos portes restent ouvertes à l’ensemble de l’humanité, même celle dont la dignité semble avoir volé en éclat. Notre éthique de l’accueil se fait portes ou bras ouverts comme le père. Notre éthique de l’accueil se fait sans armure, mais en offrant un nouveau vêtement, une nouvelle tenue, une nouvelle manière de se tenir dans le monde, comme le père de la parabole. Notre éthique de l’accueil se fait sans condamnation, sans vengeance, mais on offrant la possibilité d’un lien nouveau, d’une nouvelle alliance, d’une nouvelle bague, comme le père de la parabole. L’éthique à laquelle nous sommes appelés se fait célébration de la résurrection de la fraternité. Amen Vous pouvez réagir sur le blog de l'Oratoire |
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