Le tyran tombé et le messie qui chemine( Psaume 118:17-27 ; Ésaïe 14:3-23 ; Marc 11:1-11 ) (écouter l'enregistrement) (voir la vidéo) Culte du dimanche 17 avril 2011 à l'Oratoire du Louvre Imaginez un instant le chant sur la chute du tyran du prophète Ésaïe à l’époque d’Internet et de Facebook. Imaginez sa mort annoncée sur Tweeter en 140 signes, et l’univers entier l’apprenant en deux clics. On aurait même pu anticiper, annoncer sa prochaine déposition, placer d’avance projecteurs et caméras au bon endroit : on l’aurait vu tomber en direct, Hélel ben Shahar, l’astre brillant fils de l’aurore, le soi-disant porteur de lumière. Aujourd’hui les dictateurs tombent sous nos yeux, que ce soit subitement ou au ralenti… Le prophète biblique était moins réactif, mais ses lecteurs n’y gagnent-ils pas au change ? Son poème railleur et méchant avait du souffle, lorsqu’il prenait le temps de ridiculiser ce mégalomane qui se prenait pour Dieu. Imaginez un instant l’entrée de Jésus à Jérusalem à notre époque. Voici : ce personnage qui a fait parler de lui en guérissant des malades et des handicapés, cet orateur inclassable, cet interlocuteur déconcertant, arrive à Béthanie dans la banlieue de Jérusalem. Passons sur les conditions dans lesquelles il « réquisitionne » un ânon. Il pénètre dans la ville, et c’est sinon un triomphe, du moins un de ces petits événements dont les médias sont friands : sa personnalité rencontre les attentes de la population, attentes dont il est bien difficile de connaître la nature. Religieuses ? elles le sont certaienement. Mais ne sont-elles pas aussi politiques ? quels sont ces slogans, quelle menace représentent-ils pour le pouvoir en place ? Instruits par deux mille ans de christianisme, nous savons toute l’ambiguïté des « messianismes » et nous n’aurions guère de mal à considérer cette initiative de Jésus sinon comme une erreur, du moins comme une imprudence… Mais qu’en est-il pour lui et pour ses contemporains, quelques jours avant de fêter la Pâque ? Entre le tyran tombé et le messie qui chemine vers une gloire paradoxale – il sait, lui, que sa véritable identité ne sera comprise qu’à la croix –, s’ouvre l’espace de la foi, mais plus généralement, plus universellement, celui de l’humanité. En gardant présente à l’esprit l’actualité que nous traversons, arrêtons-nous à la lamentation parodique d’Ésaïe et au récit évangélique de Matthieu, moins pour y trouver des réponses que pour y laisser résonner des échos. Notre lecture – de la Bible ou du journal – nous impose en permanence une tension entre une impression répétition de l’histoire – « rien de nouveau sous le soleil » – et une impression de nouveauté radicale, d’inédit ou d’inouï. Si nous voulons mieux comprendre l’Évangile, si nous nous arrêtons sur le sens de notre vie, chacun et tous ensemble, nous sommes tiraillés entre ce qui ne nous singularise pas vis-à-vis de nos frères (et sœurs) humains et ce quelque chose de pas si simple à définir qui nous en distingue. Nous considérerons tout d’abord la joie consécutive à la libération ou suscitée par l’espérance, qu’elle s’exprime dans la liesse populaire ou dans une forme littéraire plus élaborée : joie ambivalente, nous le savons, mais moment et sentiment dont il ne faudrait pas négliger l’importance. Nous nous arrêterons ensuite sur le choix risqué que fait Jésus lorsque, organisant son entrée à Jérusalem, il décide d’assumer les attentes de ses contemporains, au risque de les décevoir ou de n’être pas compris. Enfin nous tirerons quelques fils du côté de ce que nous disent ces textes au sujet du rapport au pouvoir. La joie, donc. Et plus précisément la joie méchante, railleuse, la joie de celui qui voit sauter la chape de plomb et tomber celui qui naguère terrorisait, violait, emprisonnait, torturait, assassinait. « Comment es-tu tombé, Astre brillant, fils de l’Aurore ? Comment as-tu été précipité à terre, toi qui réduisais les nations, toi qui disais : “Je monterai dans les cieux, je hausserai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu, je siègerai sur la montagne de l’assemblée divine, à l’extrême nord, je monterai au somment des nuages, je serai comme le Très-Haut.” Mais tu as dû descendre sous terre au plus profond de la Fosse. Ceux qui te voient fixent sur toi leur regard et te dévisagent attentivement : “Est-ce là cet homme qui faisait trembler la terre et qui faisait s’écrouler les royaumes, qui transformait le monde en désert, rasant les villes et ne rendant pas à leurs foyers les prisonniers ?” » On ignore quel est exactement le « roi de Babylone » dont Ésaïe célèbre ici la chute. Il pourrait s’agir d’un roi assyrien des viiie-viie siècles, Sargon II ou Sénnakérib, ou plus probablement d’un roi babylonien du vie siècle, Nabuchodonosor ou Nabonide. Ce qui est bien établi en revanche, c’est que le prophète joue ici avec la mythologie ougaritique du Dieu Attar qui connaît une telle déchéance. Cette mythologie nous est plus familière dans sa version grecque, avec l’histoire de Phaéton (le brillant) fils d’Eos (l’aurore). Hélel ben Shahar, « Astre brillant, fils de l’Aurore », se prétend porteur de lumière, Phosphoros en grec et Lucifer en latin… On pourrait développer tout ce pan passionnant de l’histoire du texte d’Ésaïe qui a engendré le mythe de l’ange déchu Lucifer et l’a ensuite amalgamé avec un autre ange, l’accusateur Satan, et avec le Diable. Mais ce qui doit ici retenir notre attention, c’est ce défoulement que j’appelle de façon un peu provocatrice la joie méchante : « Bien fait pour toi ! » Sans en faire l’apologie, reconnaissons qu’il s’agit d’un sentiment très difficile à contenir. Le soulagement qui s’exprime ici est trop humain pour que nous ne l’ayons pas éprouvé. Or la Bible, loin de se cantonner aux histoires pieuses et aux bons sentiments, laisse exhaler ici cette joie méchante, comme à d’autres endroits l’amertume, l’incompréhension, le doute ou la révolte. Il m’importe, comme chrétien, de savoir que mon humanité n’est pas gommée par ma foi. Non que ce défouloir soit suffisant ou définitif : chacun sait que les lendemains de la tyrannie sont compliqués, parfois dramatiques, et il serait illusoire de croire tout réglé lorsqu’un dictateur est renversé. Ce n’est donc pas le dernier mot. Mais il faut pouvoir pousser ce cri, et une religion qui prétendrait l’empêcher de sortir pour de prétendues raisons morales serait à son tour tyrannique. Il n’y a du reste pas seulement les victimes directes de cette oppression qui le poussent. L’humanité tout entière est concernée par la libération de celles et ceux qui vivaient dans le déni de leur droit ; la joie qui s’exprime par le chant ou par le cri, c’est aussi la nôtre, femmes et hommes solidaires des opprimés. Et c’est aussi un chant ou un cri de gratitude car, lorsque nous prions pour les peuples et pour les autorités, ce n’est pas le maintien du statu quo que nous demandons à Dieu mais bien que règnent la justice et la paix dans le monde : lorsque tombe celui qui incarnait l’injustice et la violence dans tel ou tel pays, nos prières sont exaucées. Ce qui est vrai de la libération effective ne l’est pas moins de l’espoir d’une libération à venir. Ici nous retrouvons Jésus, juché sur son âne, Jésus dont l’entrée à Jérusalem suscite l’enthousiasme des foules. Ou plus exactement nous rejoignons un témoignage, un témoignage plein de signaux, d’avertissements et de dangers de fausse lecture, de ces dangers que comportent tous les textes qu’on connaît trop bien. Exemple : il est vrai que les évangélistes Matthieu et Luc, qui écrivent après et d’après Marc, parlent de foules, ainsi que Jean. Mais Marc est plus discret : « Beaucoup de gens » étendirent leurs vêtements sur la route et d’autres des feuillages qu’ils coupaient dans la campagne, se contente-t-il de dire. Faut-il, comme le font en général nos Bibles, intituler ce passage « entrée triomphale à Jérusalem » ? Bien sûr, il y a cette solennité, cette acclamation, « Hosanna ! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient ! », qui donne à l’événement une couleur messianique et royale. La « mise en scène » de Jésus – ou de Marc – est claire. Elle fait référence à la prophétie de Zacharie : « Tressaille d’allégresse, fille de Sion ! pousse des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi s’avance vers toi : il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne – sur un ânon tout jeune –, il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem, le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. » (Za 9,9-10). Clairement, Jésus – ou Marc – qui connaît ses classiques nous explique qu’un roi messie fait son entrée. Mais d’un autre côté, que se passe-t-il ? « Beaucoup de gens » sont présents… On a l’impression d’un petit groupe de fervents admirateurs, et non pas de toute une population descendue dans la rue. D’ailleurs, comment aurait-elle été prévenue, si Jésus a inopinément demandé qu’on lui amène une monture ? L’énigme du texte ne vient-elle pas de cette tension entre la confiance joyeuse et la conscience tragique ? Entre la volonté qui anime l’évangéliste, de dire d’une part l’accomplissement de la prophétie, et donc de raconter la liesse et l’espoir. Et d’autre part, d’annoncer gravement, et avec un sens littéraire aigu, qu’un drame est en train de se nouer. Écoutons-le dire : « Lorsqu’ils approchèrent de Jérusalem, près de Bethphagé et de Béthanie, vers le mont des Oliviers », comme pour rappeler que l’horizon s’obscurcit. Écoutons le silence de Jésus au milieu de ces cris, le silence de Jésus acclamé et entré sur le parvis du Temple dont il expulsera violemment les vendeurs peu de temps après. Là encore, l’ambiance est crépusculaire : « Après avoir tout regardé autour de lui, comme c’était déjà le soir, il sortit pour se rendre à Béthanie avec les Douze. » Surtout, souvenons-nous qu’à plusieurs reprises Jésus a annoncé sa Passion et sa résurrection, mais qu’il a aussi formellement interdit à se disciples de dire qu’il est le Messie. Hésite-t-il ? Pèse-t-il le pour et le contre, attend-il le moment opportun ? Le récit évangélique ne nous donne pas ni renseignements psychologiques sur un éventuel débat intérieur, ni indices sur de possibles réflexions tactiques. Ce qu’il affirme en revanche, c’est que Jésus a conscience du destin qui l’attend et qu’il est déterminé à l’affronter. Si l’on prend ce portrait de Jésus au sérieux et qu’on y ajoute les directives claires qu’il donne pour entrer à Jérusalem, on constate qu’en acceptant le statut de Messie, il accepte aussi toutes les incompréhensions que son attitude ne manquera pas d’entraîner. D’où la question insidieuse qu’on lui posera sur l’autorité au nom de laquelle il parle et agit ; d’où le piège qu’on lui tendra sur l’impôt dû ou non à César ; d’où les « colles » de casuistes que lui soumettront les sadducéens à propos de la résurrection et les tensions répétées avec les scribes. Tout cela est en germe dans l’ambivalence assumée de l’entrée à Jérusalem. Jésus est trop lucide pour ne pas avoir anticipé sur les conséquences de son initiative. Il sait que la foule est versatile, et que ceux qui l’acclament aujourd’hui exigeront bientôt sa mort devant Pilate. Il sait que son entrée frôle le « trouble à l’ordre public », ce mouvement que les autorités tant politiques que religieuses redoutent par dessus tout. Probablement devine-t-il même qu’aucun démenti, qu’aucun rectificatif n’aura le moindre effet dans la mesure où, bien qu’ils ne soient pas destinés à provoquer un renversement de l’ordre établi, son message et son action subvertissent réellement cet ordre. Après avoir considéré l’ambiguïté de la joie que cause la chute du tyran et celle des attentes que suscite l’espérance messianique dont l’accomplissement paraît imminent, l’attitude de Jésus s’éclaire : ce n’est ni un naïf qui se jette dans la gueule du loup en commettant l’erreur de provoquer les autorités qui le jugent menaçant, ni un froid joueur d’échecs qui calcule et anticipe les coups pour arriver à ses fins. Ce n’est pas non plus celui qui a tout prévu, qui sait d’avance, comme nos catéchismes ont parfois tendance à nous le faire croire. Finalement, c’est plus simple : Jésus annonce, annonce à chacun de nous une libération qui la ou le concerne personnellement. Son message ne vise à détrôner personne, sinon peut-être chacun de nous de la posture de maîtrise et de refus d’être qui il est vraiment. Or, en s’émancipant des rituels, en jouant l’intention charitable de la loi contre son application bornée, en s’approchant de celles et de ceux qui souffrent, en disant la beauté de la finitude humaine, en dénonçant l’impasse de la prétention à dominer pour être et l’erreur de ceux qui croient qu’il faut avoir pour être, Jésus propose une façon radicalement autre de croire et d’être au monde. Ce faisant, il prend le risque de n’être pas compris de ceux qui, détenant le pouvoir, se sentent à juste titre ébranlés. Allons plus loin : il prend le risque de n’être pas compris même de celles et ceux qui se réclament de lui depuis 2000 ans, de nous, qui avons pourtant les meilleures dispositions à son égard. L’évangile aussi a été perverti, tordu. Lui aussi a servi de couvercle à des iniquités et d’alibi à bien des régimes iniques. En cette matière, on ne peut simplifier sans se tromper. Les hommes ne sont pas des anges, et jamais l’évangile ne met en cause l’existence et la légitimité du pouvoir temporel. Au xvie siècle, à ceux qui avaient tendance à croire que les chrétiens étaient appelés à une perfection qui les aurait déliés du devoir d’obéir aux lois, Luther répondait avec une certaine malice : « Certes, il est parfaitement exact que les chrétiens ne sont, quant à eux, soumis ni au droit ni au glaive et qu’ils n’en ont aucun besoin. Mais avant de vouloir gouverner le monde d’une façon chrétienne et évangélique, veille d’abord à le remplir de chrétiens authentiques*. » Et au cas où l’on nourrirait des illusions, il ajoutait : « Mais tu n’y parviendras pas. Car le monde et la masse sont et restent réfractaires au christianisme. » Ce renoncement est véritablement évangélique au sens où le Réformateur ne croit pas que des valeurs ou des idéaux chrétiens soient capables de gouverner les hommes ; il reconnaît la légitimité propre du politique et ne prétend pas empiéter sur son domaine : en un mot, il invente une forme de laïcité. Pour autant, la foi n’est pas déconnectée du monde, elle n’est pas insensible aux malheurs de ce monde pourtant si beau : « La création tout entière, dit l’apôtre Paul, gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. » (Rm 8, 22-23). La foi gémit et vocifère, elle se révolte devant l’horreur et la misère, la violence et la guerre. Elle n’est pourtant pas condamnée à la tristesse. Elle se réjouit de la chute du tyran, elle proclame la venue de son libérateur. Dans cette joie, nulle illusion sur les lendemains qui chantent, mais l’intention de chanter l’aujourd’hui et une espérance enracinée dans la conviction que nous sommes accompagnés. Nous ne sommes pas différents des autres hommes, simplement nous avons reçu une parole nue, vulnérable comme un roi désarmé chevauchant son petit âne. Or cette parole est une arme, une arme redoutable et redoutée des puissants. Cette parole entre à Jérusalem comme elle peut entrer en nos vies. Elle fait de nous les femmes et les hommes que Dieu nous appelle à être, tout simplement : libres, libérés. Ou, pour le dire avec les mots plus classiques de la théologie : sauvés. Nos rires et nos chants, parfois nos larmes et nos cris, peuvent être les rameaux avec lesquels nous accueillons cette libération, ce libérateur. * De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit (1523) : Martin Luther, Œuvres, t. IV, Genève : Labor et Fides, 1958, p. 20.
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