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Le jeu et les larmes de Joseph(Genèse 43:15-34)
(écouter l'enregistrement - culte entier) Culte du dimanche 19 novembre 2017 La rencontre entre Joseph et ses frères semble bien compliquée. Elle se fait autour d’un repas comme il est coutume de le faire en famille à des moments clés. Mais l’ordonnancement de l’événement tout comme la disposition des uns par rapport aux autres nous fait craindre pour la suite. Les repas de famille ont le pouvoir de renforcer les liens mais ils peuvent aussi faire éclater les fratries. Combien de ruptures douloureuses et définitives conclues autour d’un repas familial !? Ici aussi, tout doit être calculé car l’enjeu de la rencontre est de taille : la famille de Jacob privée depuis de longues années d’un de ses membres qu’elle a rejeté, se retrouve presqu’au complet. Et c’est celui qui a subi le rejet des siens qui invite. Mais les invités l’ignorent. Joseph est le seul à le savoir car ses frères ne l’ont pas encore reconnu. Pour eux, c’est un Egyptien qui joue avec eux en les soupçonnant d’espionnage, en gardant Siméon l’un d’entre eux en otage pour qu’ils lui ramènent Benjamin, le dernier né de la fratrie et le préféré de remplacement. A quoi joue Joseph en se montrant tout en se cachant ? Quel intérêt a-t-il à « freiner » le cours du l’histoire familiale en ne dévoilant pas la totalité de son identité ? Comme pour tout exilé, son identité est vraiment complexe ; comme pour beaucoup de « réfugiés », elle est a un aspect disparate du fait des aléas rocambolesques de sa vie. Ses atouts ont été des handicaps : le fait d’être le préféré de Jacob, distingué parmi ses 12 fils, a donné à sa vie l’allure d’un destin d’exception mais d’un destin dramatique. Son père qui ne peut pas s’empêcher de le préférer provoque la jalousie de ses frères et Joseph, dans une naïveté insupportable aggrave son malheur en rapportant des rêves de grandeur dans lesquels sa famille se prosterne devant lui. « Ses frères étaient incapables de lui parler avec amitié » ; littéralement en hébreu, « avec shalôm », ce terme qui de nos jours amorce toute conversation « Ma shalôm ? », « quelle est ta paix ? » pour dire « comment vas-tu ? » Ce shalôm, n’est pas qu’une monnaie d’échange verbale, c’est l’expression d’un souhait d’intégrité pour l’autre, c’est le rappel d’une situation d’intimité tranquille entre deux personnes, l’évocation aussi d’une situation où tout va bien. C’est le mot même pour dire la qualité de l’alliance entre Dieu et son peuple. On comprend pourquoi entre ses frères et lui, la relation est tendue au point d’engendrer des pulsions meurtrières. L’élection de son père en fait un homme à abattre ; c’est un élu qu’on envie mais dont le sort n’est pas enviable. C’est de peu que Joseph échappe à la mort mais ses frères le vendent à prix d’argent à des caravaniers qui le revendent en Egypte. C’est une manière radicale pour l’époque de faire disparaître quelqu’un de son horizon sans avoir à verser de sang. Par tout un montage, ils font croire au père qu’il a été dévoré par des bêtes sauvages. Mais là encore, bien que réduit à la position d’esclave, il est distingué par son maître et par la femme de celui-ci qui jette son dévolu sur lui (il a pour son malheur, hérité de la beauté de sa mère Rachel). Son destin, c’est de susciter l’envie, toutes sortes d’envies. Son histoire, c’est d’être toujours remarqué et du coup exposé. Il est destiné à être élevé mais très vite rabaissé. Son nom même, « Joseph » porte, par la malice de la conjugaison, deux racines qui se confondent en hébreu : enlever et ajouter. On peut tout lui donner mais par là, tout lui enlever comme on peut tout lui enlever et par là, tout lui donner. Malgré tout, la continuité de sa vie se lit dans la succession des situations contrastées qu’il traverse : on le retrouve expert en rêves alors qu’il touche le fond en prison ; mais cette fois-ci comme interprète. Et qu’en dit le Dieu de ses pères ? Rien ! Le Dieu d’Abraham, d’Isaak et de Jacob ne parle pas.« Il se tient avec lui » dit l’histoire, « dans la bonté et la fidélité ». Pourtant, c’est bien Lui qui lui fait remonter la pente de la considération sociale : en prison l’interprétation des rêves des autres montre sa connivence avec le Dieu silencieux certes, mais l’ acteur de l’histoire universelle. Sa réputation d’expert en interprétation - devin pour les Egyptiens - le fait sortir de prison. Il est devenu un interprète très sûr de l’histoire, on pourrait dire un prophète dont la réussite lui fait atteindre le sommet des honneurs. « l’homme aux songes » dont se moquaient ses frères est à nouveau remarqué, élu et élevé aux plus hautes fonctions d’Egypte. Une fois encore, il est préféré, lui l’ancien esclave étranger à qui on confie la gestion des ressources du pharaon. Il réussit, il fait même réussir ses maîtres (Potiphar comme Pharaon). On peut dire que c’est un hébreu totalement assimilé (on lui donne pour épouse la fille d’un prêtre égyptien) et comme le montre l’agencement du repas, les codes de la bonne société égyptienne n’ont plus de secret pour lui. Et avec ça, il a la réussite modeste ! Il se hâte de corriger l’impression qu’il fait en interprétant brillamment des rêves ; il ajoute « Même sans moi, Dieu saurait donner une réponse salutaire au Pharaon » (41,16). La réussite de Joseph, ce qui fait qu’on le remarque, c’est que lui, il sait remarquer la présence de Dieu dans son histoire chahutée ; on ne connaît rien de ses sentiments au moments des épisodes les plus terribles de sa vie mais on voit qu’il tient bon, que Dieu se tient à ses côtés. On note qu’il mentionne la paternité de Dieu non pas pour se plaindre des injustices de la vie mais pour rendre à Dieu sa place et pour le désigner comme l’auteur de sa réussite. La saga de Joseph, dans toute sa longueur, fait du Seigneur le garant d’une histoire qui peut se poursuivre. Grâce à son interprétation des songes du Pharaon, la famine est contournée pour le peuple d’Egypte et Joseph déploie tout son talent d’organisateur par un plan de prévention. Or cette capacité à interpréter la volonté Dieu, c’est ce qui laisse la voie libre aux projets généreux de Dieu : la vie assurée et la vie pleine malgré la rigueur des temps. Cette attention, cette capacité de « lecture » du temps présent déborde le cadre de ses intérêts immédiats ; c’est par elle qu’il met en place de quoi faire des réserves qui assurent la survie des peuples alentours et de celle de sa propre famille. La vie de Joseph telle qu’elle est racontée ici, ne cherche pas à nous vanter la réussite des premiers de cordée ou la capacité de résilience qu’ont les personnages rebondissants de nos dessins animés préférés. Elle nous dit l’ampleur du projet de Dieu, la sollicitude de ses messages par la bouche d’ hommes attentifs, la mesure démesurée de ses dons et cette providence, terme un peu vieillot mais qui recouvre une réalité. Nous sommes chacun les remarqués, les choisis – allez ! Osons le dire : les préférés de Dieu- pour interpréter le travail discret de son amour dans notre vie mais aussi dans notre entourage et pour notre société. En étant attentif, en interprétant les textes de sa Parole qui ont l’allure de rêve (le sermon sur la Montagne que Marc a lu la semaine passée, les promesses stimulantes d’Esaïe, les encouragements de Jésus peu avant sa mort dans l’Evangile de Jean, le cadeau de l’Esprit….), en lisant avec ses yeux nos défaites et nos triomphes comme des étapes provisoires, nous pouvons vivre en paix, dans ce shalôm intime, de faible apparence certes mais au potentiel élevé : on verra se développer en nous et autour de nous cette aptitude à épouser les accidents de terrain tout en gardant cohérence et espérance. Revenons à ce repas décisif : les 11 frères ont du revenir en Egypte acheter à nouveau du blé ; à nouveau il ont déchiré le cœur de Jacob en emmenant Benjamin, l’autre fils de Rachel, sa femme préférée. C’est la nécessité qui les y a poussés et ce n’est pas la libération de Siméon pris en otage en Egypte. Les frères de Joseph n’ont pas affiné leurs dispositions fraternelles pendant toutes ces années ; quand on légitime une faute grave, on est prêt à poursuivre et à en faire une série d’autres. Et c’est là qu’on trouve le sens du jeu de Joseph: avec ses frères, il prend le masque cruel des puissants : il accuse, à tort, les frères d’espionnage et de vol, preuves à l’appui. Il les fait passer par l’effroi, l’incompréhension, le sentiment d’injustice, tous ces états qu’il a du connaître par leur faute. Ils doivent faire le chemin de Joseph sans le savoir et sans s’en douter non plus, ils reprennent le chemin du passé. Ils ont rendez-vous avec leur responsabilité oubliée, envolée. Il ne peut pas y avoir de réconciliation sans que le préjudice soit évoqué avec précision, sans qu’il soit compris vraiment de l’intérieur, sans que l’offenseur puisse se l’approprier, sans qu’il en réponde avec conviction. Et pour cela, Joseph se cache sous le masque de son identité impressionnante d’Egyptien qui a réussi. Regarder sa faute en face est souvent impossible : la vérité brûle le regard et roussit la conscience. On préfère argumenter à l’infini, on préfère rejeter la faute sur autrui et la responsabilité sur les circonstances. On se lance dans l’auto-justification avec d’autant plus de vigueur et de talent que la faute est lourde à porter. Là est le péché qui n’est que l’enfermement d’un cœur cadenassé sur lui-même et sur sa défense. Pour éviter ce piège, Joseph met en place par un bricolage ingénieux, assez complexe et surtout très patient : un jeu de mise en situation. Les frères ne le reconnaissent pas ; ils ne peuvent que vivre et recevoir la situation. Et c’est un surcroît d’amour qui leur est donné en remède pour leur débordement de haine passée mais avec la délicatesse que signifie la distance : ils ne mangent pas ensemble, pas les mêmes plats et c’est l’intendant qui dit les paroles de paix qu’ils étaient incapables de dire à leur frère. « Shalôm à vous ! n’ayez pas peur ». C’est par la bouche de l’intendant égyptien qu’ils apprennent le rôle de Dieu dans ce piège embrouillé : c’est Dieu qui assume la faute, c’est lui qui les dédouane. C’est lui qui a mis l’argent dans leur sac. Les frères de Joseph sont assis en face de lui mais selon le texte, ils ne regardent pas Joseph. Ils se regardent les uns les autres… peut-être commencent-ils à oser voir leurs agissements passés et à regarder autrement. Quoiqu’il en soit, la préférence initiale, celle qui avait provoqué la rupture, est à nouveau mise en scène mais comme scène inversée de la préséance normale puisque c’est le plus jeune qui reçoit cinq fois plus que les autres. Et Joseph, lui aussi, laisse le passage au plus enfoui en lui : toutes ses larmes dues au rejet : rejet du préféré, rejet de l’élection, haine du choix préférentiel, indignation pour l’amour indu du Père. Ce sont les larmes d’émotion provoquées par la rencontre de son jeune frère mais ce sont aussi les larmes de la sensibilité contenue de Joseph : il doit encore garder un temps ce masque de cruauté pour aider ses frères à refaire le parcours du passé. Comment ne pas voir dans ces larmes qu’il se hâte de cacher, celles de notre Dieu, ce Dieu pudique qu’est Jésus-Christ devant nos errements, nos rivalités assassines autant que devant nos auto-justifications et notre déni du péché. Ce sont des larmes qui disent la souffrance d’un Père conscient des ravages de l’envie. Elles expriment l’impuissance de tout père devant les conséquences désastreuses de la jalousie pour sa famille ; cette jalousie que nous éprouvons envers notre plus proche, notre semblable, notre frère… celui que nous ne reconnaissons plus comme tel à cause du mal que nous lui avons fait. Vous pouvez réagir sur cet article du blog de l'Oratoire,
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Pasteur dans la chaire de
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