Eloge de la faiblesse(2 Corinthiens 12:1-10)(écouter l'enregistrement - culte entier) Dimanche 5 novembre 2017 Lorsque je suis arrivé à l’Oratoire au mois d’août dernier, j’ai eu l’occasion de prêcher sur ce que j’ai appelé l’énigme de la mort de Paul, cette mort sur les circonstances de laquelle le Nouveau Testament ne nous dit absolument rien. J’aimerais ce matin m’attacher à une autre énigme paulinienne, concernant cette fois la vie de l’apôtre, à savoir l’énigme de l’écharde dans la chair. Je vous relis le verset : pour m’éviter tout orgueil, il a été mis une écharde dans ma chair, un ange de Satan chargé de me frapper, pour m’éviter tout orgueil. Que n’a-t-on pas dit et écrit sur cette écharde dans la chair et sur cet ange de Satan ? Si j’en crois un commentaire déjà ancien de la deuxième épitre aux Corinthiens, on recense 167 hypothèses. Alors rassurez-vous, je ne vais pas les passer toutes en revue ! J’en mentionne juste quelques-unes. Certaines touchent à la psychologie religieuse : Paul aurait connu la tentation du désespoir. Le souvenir de son passé de persécuteur le rongerait comme un remords. Ou encore il souffrirait de l’échec de l’annonce de l’Evangile auprès de ses frères juifs. Sur un autre registre, l’apôtre serait taraudé par des pulsions sexuelles inavouables, ce qui en dit long d’ailleurs sur la psyché de ceux qui élaborent de pareilles hypothèses. Sans oublier un panel de maladies, digne d’un dictionnaire médical : l’épilepsie, des migraines, des coliques néphrétiques, la goutte, le paludisme, une sciatique, bref tout ce qui provoque des douleurs exquises. On a envie de dire : arrêtez le massacre ! Alors pour essayer d’entrevoir ce dont il s’agit, il convient tout d’abord de replacer les choses dans leur contexte. L’Eglise de Corinthe est en crise. Paul est en conflit avec d’autres prédicateurs de l’Evangile, ceux qu’il appelle les super-apôtres. Ceux-ci, sans doute restés attachés aux observances du judaïsme tout en ayant reconnu en Christ le messie, remettent en cause l’Evangile que Paul annonce aux corinthiens et ils tentent, avec succès apparemment, de le discréditer aux yeux de la communauté. Ces gens-là accordent par ailleurs beaucoup d’importance aux phénomènes charismatiques et à l’effusion de l’Esprit : Ils parlent en langues, ils exercent des ministères de guérison, ils accomplissent des miracles, ils connaissent des expériences de repos dans l’Esprit. Paul, pour les contrer, fait le choix de se placer sur le même terrain que ses adversaires. Car lui aussi a fait l’expérience des charismes. Lui aussi peut exercer un ministère de guérison, dans la gloire et dans la puissance. Dans le livre des Actes, on nous raconte qu’il ira même jusqu’à réanimer un mort. Et comme si ce n’était pas suffisant, Paul en vient à évoquer les visions et les révélations du Seigneur dont se targuent ses adversaires. Paul nous en donne l’assurance : lui aussi pourrait mettre en avant les visions et les révélations dont il a été gratifié. Il a été enlevé jusqu’au troisième ciel et là, il a entendu des paroles inexprimables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire. Humainement parlant, les révélations dont il a été le bénéficiaire, sont pour lui un motif suffisant de s'élever au-dessus des super-apôtres. Mais voilà, dans tout cela, il y a un risque : l’apôtre pourrait bien se glorifier de ces phénomènes extraordinaires et céder ainsi à l’orgueil de ceux qui se persuadent d’être les élus de Dieu. Et en cet instant précis, Paul révèle aux corinthiens que pour lui éviter une telle dérive, il a été mis une écharde en sa chair, un ange de Satan a été chargé de le souffleter. Certes, à trois reprises, il a prié Dieu de le libérer. Mais il lui a été répondu que la grâce de Dieu se déploie dans la faiblesse. Désormais, si Paul veut s’enorgueillir, c’est dans la faiblesse qu’il doit le faire. Pour comprendre le propos et l’argumentation de Paul, il faut bien saisir que le sens en réside dans l’articulation de ces trois expressions qui s‘enchainent les unes aux autres : la faiblesse, l’écharde dans la chair et l’ange de Satan. Je vais commencer par l’ange de Satan. Il se trouve que dans la deuxième aux corinthiens, Paul parle de Satan à plusieurs reprises. Il le fait dans le cadre d’un discours de dénonciation de ses adversaires. Ces super-apôtres sont de faux apôtres. Ce sont des faussaires camouflés, grimés en apôtres du Christ. Ce qui n’a rien d’étonnant, ajoute-t-il, puisque Satan lui-même est capable de se déguiser en ange de lumière. L’ange de Satan, c’est donc le mauvais esprit qui excite les pseudo-apôtres à détruire l'œuvre de Paul. Ou dit encore plus crûment, sous ce vocable d’ange de Satan, Paul désigne ses adversaires. Ni plus, ni moins. Et quand il précise que cet ange le soufflette, il emploie une image pour parler de tout ce que ses adversaires lui ont fait subir ; les avanies et les opprobres de tous genres qu'il a éprouvés de leur part. Leurs manières de faire sont violentes et elles ont pour but de faire du mal. Et apparemment ces gens-là ont atteint leur cible. Ces violents sont pour Paul comme une écharde dans la chair. J’en viens maintenant à ce vocable. En vrai fils d’Israël, Paul l’emprunte à la Bible hébraïque. Dans le livre des Nombres, en effet, alors que le peuple est sur le point de s’installer en terre promise, Dieu tient à Moïse un discours particulièrement scandaleux : il lui donne l’ordre de procéder à la purification ethnique du pays de Canaan. Et il ajoute : si vous ne chassez pas devant vous les habitants du pays, ceux d’entre eux que vous aurez laissés seront comme des piquants dans vos yeux et des épines dans vos flancs. Ils vous harcèleront dans le pays même où vous habiterez. Des épines dans vos flancs, une écharde dans la chair, c’est la même chose. Paul, là encore, vise ses adversaires. C’est eux qu’il dénonce en employant ces deux expressions. Il se trouve que les corinthiens ont toléré ou ont supporté avec indifférence les intrigues de ces faux-apôtres qui sont venus dans le dessein de saper l'œuvre de Paul. Certains leur ont même fait un excellent accueil. Et Paul se dit qu’il a fait preuve de faiblesse. J’en viens au troisième terme. Il y a sans doute plusieurs manières d’interpréter cette faiblesse. Paul a peut-être eu peur du conflit, tout simplement, ce n’est pas exclu. Il a laissé faire et dire. Mais peut-être aussi que Paul a eu peur de passer pour un despote ou pour un petit chef. Après tout, les corinthiens sont libres d’accueillir un autre Evangile que celui que lui proclame. L’explication est peut-être même encore plus simple. Paul constate tout simplement qu’il n’est pas parvenu à énerver l’attitude agressive de ses adversaires, encore moins à les persuader qu’ils ont tort, pas plus qu’il n’est parvenu à convaincre les corinthiens de la justesse de sa position. Son œuvre apostolique est contrecarrée par ces super-apôtres et au sein même de l’Eglise de Corinthe sa prédication de l’Evangile est contestée, voire même rejetée par beaucoup. Paul se dit faible, parce qu’il en position d’infériorité. Paul est faible, tout simplement parce qu’il endure. Il refuse le conflit. Il ne veut pas répondre aux coups par les coups. Pour l’instant il encaisse : outrages, détresses, persécutions, angoisses. Il se retrouve en situation d’échec. En d'autres termes, c'est la souffrance expérimentée dans toute adversité comme dans tout conflit qui est désignée par le mot faiblesse. Cette faiblesse est en corrélation avec l’écharde dans la chair et l’ange de Satan. Elle signifie l'impuissance de Paul en face de ceux qui le mettent à mal. On comprend évidemment qu’à plusieurs reprises Paul se soit tourné vers son Dieu pour lui demander d’être secouru. Alors pourquoi cette prière n’est-elle pas exaucée ? Parce que c'est à partir de cette situation d’échec, au cœur même de cette épreuve, que Dieu veut manifester sa présence. La victoire de l’Evangile ne s’obtient pas à la manière des hommes qui ne savent que s’entre-déchirer, parfois pour la cause même de l’Evangile. L’Evangile ne triomphe pas non plus parce que ceux qui se réclament de lui feraient preuve de grandeur d’âme et des vertus propres aux cœurs nobles et généreux. L’Evangile triomphe par la seule grâce divine qui se révèle, en dépit de tout, dans le tumulte des hommes et des événements. Illuminé par cette intuition, Paul peut alors changer de point de vue. Il ne demande plus d'être délivré de l'hostilité de ses adversaires. Certes, tout cela l'épuise. Il n'est pas de taille à briser l'opposition, mais celle-ci ne lui enlèvera plus désormais cette promesse de paix qui surpasse toute intelligence et toute pensée et qui vient en son cœur comme un don du Dieu qui fait grâce. C’est pourquoi de cette situation d’échec, il peut se vanter et se glorifier : S'il faut s’enorgueillir, je mettrai mon orgueil dans ma faiblesse . Dès lors, puisque Paul nous y invite, je voudrais me livrer ici et maintenant à un bref éloge de la faiblesse, comme lieu fondateur de l’expérience chrétienne. En effet, Paul n’hésite pas à nous dire qu’il a été ravi au troisième ciel, ce qui constitue, aux yeux de la mystique juive traditionnelle, le lieu du paradis. A ce moment-là des paroles indicibles lui ont été adressées, un grand secret lui est révélé. L’apôtre a ressenti un avant-goût de ce qu’est la vie en communion plénière avec Dieu. Il faut prendre toute la mesure d’un tel propos. Paul est en train de témoigner que l’expérience mystique est possible. Elle ne relève pas de l’imaginaire ou de la pathologie. Un contact avec Dieu est possible, sans intermédiaires, sans médiations. On peut faire l’expérience de Dieu. Frères et sœurs, si cela vous arrive, tant mieux pour vous. Profitez-en ! C’est très bon et ça fait beaucoup de bien ! Paul précise, au sujet des paroles ineffables dont il a été le bénéficiaire, qu’il n’est pas permis de les redire. C’est d’ailleurs ce qu’il fait : il ne nous livre aucune confidence. Le secret du roi est préservé. Heureux celui qui fait l’expérience ! Il n’est pas nécessaire cependant de le crier sur les toits ! Mais le plus important, c’est que Paul prend ses distances par rapport à tous ces phénomènes. Il ne les nie pas. Quand cela lui est arrivé, il n’était pas dans la folie ou dans l’illusion. Il ne les renie pas, non plus. Cette expérience était bonne. Mais il se refuse à en faire un argument dans la controverse avec ses adversaires. En se targuant de cette révélation, il pourrait en remontrer à ses opposants. Il n’invoque pas la rencontre avec Dieu pour légitimer son autorité d’apôtre et de conducteur d’Eglise. Et puis enfin, il se refuse à fonder son identité de croyant sur ce vécu extatique. Pas question pour lui de baser sa vie d’homme et de disciple de Jésus sur une expérience mystique. Parce que même si cette expérience est réelle, elle peut s’avérer néanmoins empreinte de vanité. Le sujet n’y est pour rien et pourtant il peut être tenté de se croire quelqu’un, puisque Dieu est venu à lui en personne. Le risque c’est que le sujet croyant tire fierté de cette visitation de Dieu. Le danger, c’est d’exhiber cette expérience comme une performance qui ferait de celui qui l’a expérimentée un virtuose de la religiosité, un être à part au-dessus de la commune humanité. Alors à ce moment-là, Paul nous propose une autre voie. Car, voyez-vous, ces visions et ces révélations, elles risquent de nous arracher à notre condition humaine. Cette expérience mystique, était-ce dans son corps ou sans son corps ? Paul ne le sait plus très bien. Mais ce qu’il sait de science certaine, c’est que l’expérience de la faiblesse, ce qu’il appelle l’écharde dans la chair, nous ramène à la vérité de notre condition de personnes incarnées, d’êtres de chair et de sang, qui éprouvent des émotions et qui en sont affectés. Cette expérience de l’écharde dans la chair, c’est l’antithèse absolue du ravissement céleste. Elle ne se déroule pas au ciel mais sur la terre. Non pas hors du corps, mais dans un corps souffrant et douloureux. Paul, je l’ai dit, fait l’expérience d’une impuissance absolue en face de l’adversité. Il la décline à travers des termes sans équivoque : faiblesses, outrages, privations, persécutions, angoisses. Cette expérience nous renvoie à la condition humaine en ce qu’elle a de plus universel. Qui d’entre nous ne s’est jamais retrouvé perdu, désemparé, angoissé ? Il se trouve que l’esprit du monde nous pousse à vivre sans cesse dans la performance. Il faut prouver qu’on est un battant et un gagnant, parce que c’est là le moyen d’être reconnu. La faiblesse, elle, est révélatrice de notre incapacité, de notre finitude. Elle nous fait prendre conscience, à l’épreuve du réel, qu’on n’est loin d’avoir les moyens de l’action que l’on veut mener. Elle se manifeste quand il y a des choses que l'on veut vivre sans y parvenir. Ces "choses" sont diverses : il peut s'agir d'objectifs que l'on s'est donnés et qu’on se révèle incapable d’atteindre. On aime quelqu'un, mais l'on n'est pas aimé. On se présente à un concours et on échoue. On bute sur des limites personnelles. Parfois, c'est le fait des limites ou des injustices de la réalité Objective ou non, la faiblesse entraîne toujours la désillusion. Il n'y a rien de plus dur que de reconnaître la réalité et la limite de ses forces, intellectuelles, physiques ou morales. C'est pourtant le moment alors de voir ce qu'on peut faire avec cette contrainte et de repérer comment cette faiblesse, reconnue et assumée, peut devenir un lieu de vie. Car ce que suggère Paul, c’est qu’en fin de compte, il n’y a pas de plus grand bonheur que de n’avoir plus besoin de prouver quoi que ce soit, à qui que ce soit, dès lors que l’on sait qu’on est aimé et reconnu tel qu’on est. Pour reprendre le titre d’un livre d’un psychologue, Jacques Arènes, il convient d’accueillir sa faiblesse pour en faire comme le socle sur lequel nous pouvons construire notre maison intérieure et l’habiter dans la paix et la sérénité. Accueillir sa faiblesse parce que c’est dans ce mouvement que Dieu vient à notre rencontre, à l’instant où nous n’avons plus rien à faire ou à offrir et qu’il ne s’agit plus que de s’accepter, de s’ouvrir et de recevoir. Cette expérience de faiblesse est une expérience d’humanité. Jésus lui aussi l’a éprouvée. Il a été en proie à l’adversité, dès les premières heures de l’exercice de son ministère d’évangéliste jusqu’à Golgotha. Comme Paul l’explique dans l’épitre aux Philippiens, Jésus aurait pu se revendiquer de prérogatives exceptionnelles du fait de sa proximité et de sa familiarité avec son Dieu. Mais il a préféré la voie de la faiblesse, en se dépouillant, en se vidant de lui-même. Il a enduré la contradiction et l’opprobre. Tout cela l’a conduit à la croix. Alors que les hommes ne rêvent que de se placer au-dessus, hyper ; lui, Jésus, il s’est placé au-dessous, hypo. La croix, en fin de compte, détruit notre imaginaire d’un homme omnipotent, d’un être de puissance et de gloire. Elle promeut, au contraire, un homme faible et désarmé, un homme précaire. Toutefois en relevant Jésus, Dieu atteste que le choix de la faiblesse est le bon. Paul l’écrit en toutes lettres : Il a été crucifié dans la faiblesse, mais il est vivant par la puissance de Dieu . Paul appelle faiblesse du Christ l’adversité à laquelle Jésus a été affronté et par laquelle il a été submergé. Mais il appelle vie la découverte que cette faiblesse est une brèche par laquelle Dieu peut s’engouffrer. L’expérience de la faiblesse porte ainsi un fruit paradoxal. Elle me fait découvrir qu’au cœur même de la déréliction et de l’échec, au cœur même de la perte et du manque, la communion avec Dieu peut s’épanouir en plénitude. Alors que tout semble noir et paraît perdu, alors que la route se révèle impossible, alors que l’ange de Satan nous frappe au visage, une voix s’élève. Elle console, elle conforte, elle relève, elle dit la simple vérité : Mon enfant, ma grâce te suffit. AMEN
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Richard Cadoux dans la chaire de |