Extrait du
« Pour communier », pages 19-35
de Wilfred Monod
La chambre haute
Le témoignage rendu
On peut communier avec sérieux pour diverses raisons d'inégale valeur. A mesure que notre vie spirituelle se développe, nous pénétrons plus profondément
dans la signification de la sainte cène; mais, dès les débuts de ce développement graduel et qui devra durer toute notre vie, notre place est marquée à la
table du Seigneur.
Par exemple, on peut voir dans la communion un moyen de rendre publiquement témoignage à Jésus-Christ. Communier est plus que cela, pour les chrétiens
éprouvés, mais c'est aussi cela; et les moins expérimentés ont le droit de communier pour cette unique raison. Il manque à beaucoup de fidèles, pour
devenir franchement disciples du Maître, un appel qui les oblige à prendre position, à rompre avec leur passé, avec la routine de leur existence, avec les
traditions de leur milieu ou les préjugés de leur caste.
A ces indécis, il faut une secousse, une mise en demeure. Vous hésitez à communier ? Votre vie religieuse est pourtant languissante et sans joie, elle ne
tranche pas sur l'inertie ambiante; saisissez l'occasion ardemment désirée, peut-être, ou secrètement redoutée, de briser vos chaînes, d'échapper au
clair-obscur pour émerger en pleine lumière. Et ne craignez pas les commentaires, les regards surpris; mesurez, au contraire, à la vivacité de ces
manifestations, la réalité même de votre affranchissement à l'égard du qu'en dira-t-on.
Vous avez peur de feindre une foi qui n'est pas la vôtre ? Rassurez-vous; la communion, considérée comme un simple témoignage rendu au Maître, ne vous
impose pas une croyance théologique sur la nature du fils de Dieu. Saint Paul affirme que la participation à la cène peut être considérée comme une
prédication, un hommage prophétique à celui qui régnera: «Vous annoncez mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. »
Et qui sait si votre attitude n'éveillera pas un écho en dehors de l'Eglise? On ignore) autour de vous, que l'accès de la table sacrée est ouvert à tous
ceux qui veulent changer de vie, creuser un entre hier et demain, Venez, les travaillés et les chargés ! Venez, les forçats ! Venez les fils prodigues, les
Zachée, les Marie-Madeleine, les Saul de Tarse, les perdus ! Venez accomplir un acte qui vous signalera aux moqueurs, mais qui fermera derrière vous, à
jamais, la porte du passé.
La communion serait pour vous ce qu'on nomme, dans certaines salles d'évangélisation, le «banc des pénitents»; elle serait ce que le «baptême de la
repentance» était à l'époque de la chrétienté _primitive: un renoncement au paganisme, une initiation à l'Evangile. Ô mon Dieu! quelle musique d'oasis dans
le désert, quel mélodieux murmure de sources vives, si les flots d'un Jourdain mystique jaillissaient ainsi, au pied de la croix, dans chacune de nos
églises, pour la guérison des malades!
La fraternité pratiquée
À mesure que nous pénétrons plus avant dans le mystère de la personnalité du Christ, la sainte cène apparaît sous des aspects plus philosophiques, et
toujours mieux adaptée aux besoins de l'humanité.
Sans doute, il faut communier afin de rompre avec le monde orgueilleux et cruel, inintelligent et sensuel, qui a crucifié et crucifierait le Juste; mais il
faut communier, encore, afin ,de nous unir à l'Eglise. La séparation d’avec le monde aboutit, logiquement, à l'union avec l'Eglise. Et par celle-ci,
n’entendons pas un certain clergé, certains dogmes, certains rites, entendons avant tout cette extraordinaire association morale qui a levé, subitement,
dans le sillon ensemencé par Jésus; entendons cette société unique, sans bureau directeur, sans trésorier, sans membres honoraires, et qui avait pris pour
devise: «Il a donné sa vie pour nous, nous aussi nous devons donner notre vie pour les frères»; entendons ce groupe d'hommes et de femmes, d’esclaves et
d'artisans, de juifs et de païens qui, sans armes, sans talents, sans protections, jurèrent d'établir sur la terre le Royaume de Dieu.
Cette communauté sociale reste le grand miracle de l'histoire. .Où trouver un spectacle pareil à celui qu'offre la célébration de la sainte cène?
Existe-t-il une autre institution qui réunisse le patron et l'employé, la duchesse et sa femme de chambre, une poétesse comme Elizabeth Browning et le
portefaix immigré autour de la même table ? Quel rêveur, quel réformateur anarchiste a jamais proposé d'inviter le général et le troupier au même repas,
pour les faire boire dans la même coupe? Et pourtant, la sainte cène opère ce miracle; l'homme de peine y porte le calice à ses lèvres et le passe à
l'académicien, qui boit après lui... Dans la simplicité de cet acte sans phrases, il y a quelque chose de surnaturel, et qui nous dépasse au point de nous
troubler étrangement. L'Evangile y apparaît comme l'énergie niveleuse par excellence, et la mort seule peut lutter avec lui sur ce terrain. Toutefois, la
mort crée, brutalement, une égalité involontaire entre les cadavres, tandis que l'Evangile suscite, harmonieusement, une chevaleresque et volontaire
égalité des vivants.
La communion par tablées est un bouleversement de l’ordre social, un ferment de réformes sans limites, une image de l'humanité future, le germe de la «
nouvelle terre où la justice habitera. » Or, cet aspect de la sainte cène est la source d'une allégresse ineffable pour de nobles créatures qui supportent,
malaisément, le spectacle de la société actuelle; elles souffrent jusqu'aux larmes, en parcourant nos cités pavées d'injustice; et ces âmes généreuses qui
voudraient partager, vivre la vie de tous les déshérités, transformer le monde ou périr, ces âmes sont saisies d'une joie prophétique lorsque la table
universelle est dressée, et qu'on leur offre l'occasion de se mêler aux infirmes, aux méprisés, aux vaincus, pour manger le même pain et boire du même
breuvage.
Pourquoi écarter ces prophètes, s'ils n'ont pas saisi, dans son ampleur, le divin paradoxe de la justification par la foi? C'est bien l'esprit du Messie
qui les anime; ils contemplent le Fils de l'homme à leurs côtés, dans la personne du plus petit de leurs frères ; ils remplissent donc l’une des conditions
exigées par l'apôtre pour participer dignement à la sainte cène, puisqu'ils « discernent le corps du Seigneur », puisqu'ils découvrent ce mystique
organisme dont le Christ est la tête et dont nous sommes les membres.
Le pardon affirmé
Communier est plus qu'un acte de témoignage ou un acte de fraternité, c'est plus qu'une prédication au monde ou une manifestation de solidarité sociale. On
peut même vénérer le Christ en son prochain, saluer dans chaque être humain le germe d'un Christ, sans avoir découvert le Sauveur. Et c'est le Sauveur que
l'Eglise, depuis deux mille ans, adore à la table sacrée; c'est au pied de la croix qu'elle se rassemble; le pain de la sainte cène est trempé des ténèbres
de Gethsémané, et l'amertume de Golgotha est mêlée au vin symbolique. L'apôtre Paul écrivait: « Je vis dans la foi au Fils de Dieu' qui m'a aimé, et qui
s'est livré lui-même pour moi. » Il écrivait cela, lui, le savant pharisien, quelques années après le supplice ignominieux de l'humble artisan de Nazareth,
et quand le fils de Dieu n'était encore qu'un objet de risée pour les Grecs, un objet d'aversion pour les Israélites! Il écrivait cela, après avoir mené
lui-même, avec furie, contre le Crucifié, une guerre quasi-victorieuse.
Dès lors, combien il nous est moins difficile, à nous-mêmes, de formuler cette affirmation stupéfiante, maintenant que vingt siècles successifs, comme
autant de marches triomphales, mènent les pécheurs au gibet où trône le Rédempteur!
Le Calvaire... le Calvaire ...Les ténèbres, le silence, le vinaigre, le sang ... L'Agneau de Dieu ôtant le péché du monde... Le cri de désespoir et le cri
d’agonie, et la mort du Prince de la vie... Qui peut se flatter d'avoir entrevu la portée religieuse de ce délaissement, de cet isolement tragique en
pleine foule, de combat muet entre ciel ct terre?
Victime sainte, pardonne ces balbutiements!
Aie pitié de ceux qui proclament ta gloire! Ô charité! Ô «largeur et longueur, profondeur et hauteur»! Ô abîmes!
Toutes les questions que nous pourrions poser sur le pourquoi et le comment de l'immolation rédemptrice restent sans réponse possible, aussi longtemps que
le vertige ne nous a point saisis devant le gouffre du péché : péché social, péché ecclésiastique, péché familial, péché personnel. Mais quand notre
conscience parle, quand' nous discernons, en nous et autour de nous la tache indélébile, quand toute notre vertu nous apparait comme de la paille sèche
auprès du feu brûlant de la Sainteté, alors l'antique description du prophète revêt un sens ; nous écoutons a genoux ces paroles qui résonnent, une à une,
dans notre âme et y prolongent de lointains échos: «Méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et habitué à la souffrance, semblable à celui dont on
détourne le visage, nous l'avons dédaigné! Cependant, il a porté nos souffrances; il s'est chargé de nos douleurs; et nous l'avons considéré comme puni,
frappé de Dieu et humilié; mais il était blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités; le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c'est
par ses meurtrissures que nous sommes guéris. »
Celui-là, certes, a le droit de communier, qui prend au sérieux la parole du Rédempteur: «Faites ceci en mémoire de moi », et qui ne se borne pas à
contempler le Christ au-dessus de soi dans la gloire, ou le Christ à côté de soi dans les autres, mais qui l'adore se donnant pour soi sur la croix. «Si
Dieu est pour nous, qui sera contre nous? »
Le sanctuaire ouvert
Si la sainte cène est un acte de témoignage, et de fraternité, et de commémoration, elle est surtout un acte de communion. C'est ici le mystère évangélique
par excellence. En quoi l'immolation du Christ, au ' début de l'ère chrétienne, peut-elle concerner la génération présente? En quoi, s'il n'existe pas une
réelle et substantielle uni té entre le Médiateur et notre race? Or, cette unité ne s'est pas manifestée seulement au Calvaire; elle se perpétue
moralement, moralement, d’âge en âge, entre le moindre chrétien et le Glorifié. Si j'étais en Christ à Golgotha, je suis en lui «dans les cieux », pour
parler avec l'apôtre. C'est là le secret de la sanctification. «Demeurez en moi, et je demeurerai en vous.» Sous l'image d'un cep de vigne dont la sève
pénètre chaque sarment pour le vivifier, on retrouve la comparaison du pain de vie. « Je suis le pain vivant. » Le pain et le vin de la sainte cène sont
donc une parabole en action; l'Esprit de Dieu, tel qu'il s'est manifesté en Jésus-Christ, est aussi nécessaire à l'âme du chrétien que la nourriture l'est
à son corps.
La communion est un repas mystique. « Croire, a-t-on dit, c'est manger »; en d'autres termes, c'est donner accès, dans son âme, à des forces spirituelles
capables d'alimenter en nous la vie intérieure. On a vu tel chef africain dévorer le cœur de son ennemi, pour s'assimiler son courage léonin. De même, le
chrétien se nourrit du Christ: vu tel chef africain dévorer le cœur de son ennemi, pour s'assimiler son courage léonin. De même, le chrétien se nourrit du
Christ: «Celui qui n'a pas l'esprit de Christ, écrivait l’apôtre, ne lui appartient pas. »
Et ce repas mystique est, en même temps, un sacrement; c'est-à-dire, sans aucune idée magique, un moyen de grâce, la représentation sensible d'une réalité
spirituelle, une matérialisation miséricordieuse de l'esprit, une incarnation de Dieu. Car « toutes les voies de Dieu aboutissent à la corporéité».
Le sacrement de la sainte cène proclame ainsi l'unité de l'âme et du corps, l'unité du monde visible et du monde invisible, l'unité de la vie et de la
mort. Autour du mémorial d'une mort qui est une vie, la fin de la terrestre carrière ne nous apparaît plus comme le malheur suprême, celui qu'on inflige
'aux condamnés à mort (comme si les juges n'étaient pas, eux-mêmes, condamnés à mourir). En présence de la croix ,transfigurée, la mort ne nous apparaît
plus comme la catastrophe souveraine, mais comme un souverain droit. Il est des gens si vulgaires, si endurcis, qu'ils semblent indignes de mourir. Mais
pour d'autres, la mort est l'expansion de la vie débordante, enflée hors de ses rives, et qui étale ses flots sur des plaines inconnues, illimitées.
A la table de communion, nous recevons la nourriture mystérieuse avec laquelle nous ne marchons pas seulement (comme Elie au désert, quand il eut goûté
l'aliment des anges) pendant quarante jours et quarante nuits -mais aux siècles des siècles, in sæcula sœculorum.
Wilfred Monod « Pour communier », pages 19-35 |
Jésus chez Marthe et Marie
(Luc 10:38-42)
Joie des nourritures terrestres
et des nourritures spirituelles
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