Jacques Ellulpar Stéphane Lavignotte, théologien Appuyer sur le bouton du lecteur pour écouter Texte distribué( tiré du hors série de "Réforme", novembre 2004,
reprenant un article plublié dans Réforme le 10 mai 1986) Aimez-vous Barth? II est très difficile pour un homme qui a rencontré la pensée de Karl Barth, il y a plus d'un demi-siècle, de dire en quelques lignes ce qu'il fut pour cette génération qui avait vingt ans en 1930. Il me semble inutile de redire après tant d'autres l'apport de Parole de Dieu, paroles humaines, mais ce qui me semble d'abord important, c'est de rappeler le sentiment que beaucoup de jeunes protestants ont éprouvé, d'un « déblocage» dans tous les domaines. Déblocage des oppositions traditionnelles dans l'Eglise entre orthodoxes (assez étroitement fidèles à la pensée de Calvin) et libéraux (qui cherchaient à faire prévaloir la raison et la science dans l'interprétation des données chrétiennes). Cette opposition, très violente entre 1880-1920, s'était peu à peu stabilisée - mais pour les jeunes de cette génération, ni les uns ni les autres n'avaient plus de crédit. Calvin restait bien étroit, scolastique et moraliste. Les libéraux paraissaient bien loin de ce que nous lisions dans la Bible. Et tout d'un coup, Barth paraît, qui déclare que si Calvin a raison il faut repenser la révélation aujourd'hui (et non pas en termes du )(VI siècle) et que les libéraux ont apporté à la théologie une immense richesse de réflexions, de recherches, qu'il faut utiliser et repenser. Mais le déblocage était aussi ressenti, en même temps, dans la lecture de cette Bible. Ici encore, il y avait deux tendances complètement hostiles et crispées d'un côté le fondamentalisme, l'appel à l'Esprit, le piétisme ; de l'autre l'attitude historicocritique, traitant le texte biblique comme un te,-te quelconque... Barth arrive en montrant que la critique et l'Exégèse ont fait un excellent travail, qu'ils permettent d'approfondir la compréhension de la Bible, d'en renouveler l'interprétation. Tout en maintenant que le texte biblique est unique, inspiré (non dans sa lettre) et seul susceptible de nous transmettre une Parole de Dieu. Et il montrait comment les deux courants étaient complémentaires. Mais sa façon de lire la Bible entraînait un renversement étonnant: nous apprenions qu'elle n'était plus le résumé des réponses que Dieu apportait à nos questions, mais au contraire l'interpellation que Dieu nous adresse, la question qui nous est posée, et à laquelle nous avons à répondre. Ecouter la Parole de Dieu, c'est être fait responsable. Ainsi, quand Dieu nous parle, il n'anéantit pas l'homme ni ne le contraint, mais le libère pour que nous puissions vraiment être responsables de nos décisions. Et, de la même façon, nous entrions dans une reprise de la pensée existentielle, c'est-à-dire que la Bible cessait d'être un recueil de lois, de commandements, de textes à méditer, mais le lieu d'un jeu dialectique « de la détresse à la promesse » : et c'était la vie même, notre vie même. La théologie cessait d'être affaire intellectuelle pour se situer en plein milieu de notre vie. Et par conséquent nous avions une décision à prendre non sous la menace (de l'enfer!) mais sous la promesse. En même temps que, sur le plan intellectuel, nous comprenions très vite qu'il n'était plus possible de séparer une théologie et une ecclésiologie, une dogmatique et une éthique, une sotériologie et une eschatologie : le tout allait inévitablement ensemble, toute réflexion théologique impliquait une éthique et une ecclésiologie, par exemple. Le centre était toujours le cour de la vie même, la Bible n'était pas « un rejet d'étude théologique » ni une métaphysique du devoir, mais l'histoire vécue de Dieu dans son accompagnement de l'homme. En ce qui me concerne, je fus d'abord très réticent. J'étais, à l'époque (1930-1936), très engagé politiquement, et je ne trouvais rien chez Barth qui soit « utilisable»! Au contraire tous les jeunes barthiens crue je rencontrais à cette époque me tenaient un discours identique : « A quoi bon se préoccuper de politique et de toutes ces questions de société, puisque d'une part Dieu fait tout, que d'autre part la seule chose nécessaire est la proclamation de la grâce ! » Cela ne me satisfaisait en rien. Par contre, j'étais atteint par deux conséquences de cette théologie. L'une répondait à ce qui constituait ma passion fondamentale, la liberté. L'autre parce qu'elle laissait entrevoir une possibilité de réponse à la question qui me préoccupait le plus : celle du salut universel. A cette époque, Barth ne l'avait pas encore affirmé, cependant tout ce que je lisais de lui m'entraînait dans ce sens. Et son interprétation de la prédestination levait pour moi un poids insupportable. Quant à la liberté, j'éprouvais déjà à sa rencontre une extraordinaire libération intellectuelle et morale. Il effaçait le moralisme, le dogmatisme, il ouvrait la porte à des initiatives risquées, on pouvait être ouvert à tout, écouter tout sans porter de jugement, sans fermer de portes. Cela conditionna mon action sociale ultérieure. Il a été pour moi l'initiateur à la liberté spirituelle, fondée sur une grande rigueur dogmatique et sur la recherche du mouvement de l'Ecriture. Quant à l'ouverture vers le salut universel, cela me paraissait inclus dans deux données essentielles de sa théologie : toute la peine, tout le châtiment est tombé sur Jésus-Christ seul. Il n'y a donc, hors de lui, plus aucune condamnation pour l'homme. Et de l'autre côté: l'ouvre de grâce, l'efficacité de cette grâce ne dépendent pas de l'adhésion, de la bonne volonté de l'homme. Ceci entraînait pour moi la conviction que, en Christ, tout homme est sauvé (pas seulement un possible) et cette conviction a dominé ma vie .
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