Le millénarisme au haut moyen-âge
(Évangile et Liberté)
La cause est désormais entendue ; il n’y a pas eu de terreur de l’an mil au
sens strict du terme. Les millénaristes ou, comme on disait au XIXe siècle,
les millénaires, sont des chrétiens qui ont cru que le Christ devait régner
temporellement avec les saints pendant une période de mille ans qui serait
close par le Jugement Dernier, cela découlant d’une tradition apocalyptique
juive (Ezéchiel, Isaïe). Cette idée d’une ère de mille ans a peut-être été
l’origine de la confusion que certains ont faite avec les supposées peurs
de l’an mil et la croyance d’une fin du monde après mille ans de
christianisme.
Des facteurs socio-économiques ont souvent joué dans la naissance des
mouvements millénaristes. Si le triangle Rhin-Londres-Bohême a été leur
épicentre, c’est qu’il s’agit d’une région surpeuplée, avec une large
frange de pauvres, d’opprimés, de marginaux dont le mode de vie s’est
effondré ; ces gens ont offert à l’exaltation un terrain de choix.
Les millénaristes n’apparaissent comme groupes organisés qu’au milieu d’une
révolte qui les dépasse de loin. La croisade aussi a joué son rôle, la
figure attachante et énigmatique de Frédéric II étant alors perçue comme
celle d’un Messie.
A la même époque apparaît Joachim, évêque de Fiore. Ce moine cistercien
diffuse un argumentaire selon lequel notre ère doit finir et une nouvelle
ère doit s’instaurer avec un autre évangile. L’homme charnel y sera
remplacé par l’homme spirituel. Le rayonnement de Joachim a été
considérable, les grands du monde d’alors le consultant et des esprits
d’élite tel Dante s’en inspirant.
Suivent les Flagellants dont la première apparition remonte à 1260. Il
s’est agi de rédempteurs sacrificiels, fouettés, stimulés par les famines
et les pestes. En Italie, les conflits entre pape et empereur en suscitent
; de là ils passent en Allemagne. Mais tout est loin d’être clair dans ce
mouvement né d’un courant clandestin et pourvu d’une tradition ésotérique.
Les derniers bûchers de flagellants s’allument en 1430.
Ayant eu des liens avec eux, surgit plus tard une élite de surhommes
amoraux avec une doctrine sociale révolutionnaire : c’est l’hérésie du
Libre Esprit. Les frères du Libre Esprit se distinguent par leur amoralisme
total et par leur penchant vers le monachisme. Leur influence se retrouve
dans certains soulèvements sociaux des Flandres (1323), dans la jacquerie
française (1358), dans la grande révolte d’Angleterre (1381). Mouvement
troublant, mystérieux qui perdure au XVIIe siècle encore en Angleterre (une
émeute millénariste est écrasée à Londres en 1660). Cette hérésie
s’apparente aux béguins et béguines que l’on ne saurait pourtant, sans
abus, classer comme millénaristes.
L’hérésie des tambourineurs en Bavière s’est éteinte en 1476. Elle a
inspiré quelques mouvements combattus par Luther. Thomas Munzer s’en est-il
inspiré ? L’anabaptisme lui-même ne saurait être rattaché au millénarisme.
L’historien N. Cohn évoque une filiation possible jusqu’au nazisme, plutôt
dans la ligne de la Sainte Vehme germanique. Quant au socialisme
phalanstérien de Fourier, d’inspiration démocratique et républicaine, il
est, bel et bien, un millénarisme.
Que retenir de cette floraison de mouvements ? Tout au long du Moyen Age,
ils ont contribué à préparer le terrain sur lequel a germé la Réforme, puis
l’Europe moderne.
Jean Georgelin