Le dieu des philosophes est-il le même
que le dieu des croyants ?

(Deutéronome 6:1-7 ; Matthieu 22:34-40)

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Culte du dimanche 3 juillet 2016
prédication du professeur Laurent Gagnebin
(verbatim, aimablement numérisé par Nalini, relu par l'auteur)

Le Dieu des philosophes est-il le même que le Dieu des croyants ? Je vais inscrire cette interrogation dans le cadre (mais avec seulement quelques indications et éléments) du débat très connu : « foi et raison » et « raison et foi ». Et j’aimerais placer toute cette prédication sous l’égide de ce commandement, que nous entendions relu tout à l’heure : Jésus qui déclare « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée ». Et nous centrerons notre prédication sur « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta pensée ». On trouve cela dans les Evangiles de Matthieu, Marc et Luc. On sait que ce commandement vient de l’Ancien Testament, du livre du Deutéronome : mais avec une différence intéressante, qui a souvent été indiquée dans cette chaire, à savoir que dans le Deutéronome, il est dit « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force », et non pas « et de toute ta pensée », qui se trouve dans les trois Evangiles de Matthieu, Marc et Luc. C’est donc une marque significative des Evangiles et du message de Jésus.

Blaise Pascal, au 17e siècle, écrit de Dieu : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, et non pas des philosophes et des savants ». Et un peu plus loin, il parle du « Dieu de Jésus-Christ ». Ces mots figurent dans ce qu’on appelle son Mémorial, texte écrit après sa conversion, une illumination, une expérience d’un Dieu éprouvé au plus profond de sa vie et de son cœur. Mais ces mots ne veulent pas être un projet, une intention, opposant la théologie à la philosophie ; au contraire, les Pensées de Pascal (ce génial brouillon, parce que le texte est inachevé), voulaient être une apologie du christianisme articulant la foi et la raison, et cela dans un équilibre, dans une complémentarité. Or, on a souvent utilisé ces mots de Pascal (« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, et non pas des philosophes et des savants ») pour justifier parmi les croyants, et même des pasteurs, une scandaleuse paresse intellectuelle. N’ignorons ni les exigences de la raison, ni celles du croire.

Les preuves de l’existence de Dieu, qui probablement n’ont jamais converti personne, ou n’ont converti que ceux qui l’étaient déjà, je ne vais pas les rappeler ce matin ; il faudrait toute une prédication pour cela. Mais elles sont le signe d’une démarche, d’une quête, d’une recherche extrêmement positive, à savoir que la réflexion, l’intelligence (c’est parfois ainsi que l’ont traduit ces mots « de toute ta pensée »), la raison, n’ont pas à se faire hara-kiri quand il est question de la foi ou de Dieu. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta pensée. » Ces preuves de l’existence de Dieu nous montrent au moins qu’il n’est pas absurde de croire, qu’il y a des raisons, et même de bonnes raisons, de croire. Certes, nous ne pensons pas qu’on puisse vraiment prouver Dieu. Mais nous pouvons combattre pour un Dieu crédible, et c’est déjà beaucoup. La raison n’a pas à être abandonnée au profit d’une foi aveugle, ce qu’on appelle parfois la foi du charbonnier ; non, « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta pensée. »

Et j’ai souvent cité (parce que je l’aime) ce titre d’un livre d’André Gounelle, le professeur honoraire de la faculté de théologie protestante de Montpellier : Penser la foi.

Et je voudrais évoquer ici l’exemple d’Albert Schweitzer catéchumène, qui raconte dans son autobiographie que le pasteur de ces catéchumènes leur enseignait que tout raisonnement doit être abandonné et sacrifié quand il est question de la foi et de Dieu. Et cela révoltait le jeune Albert Schweitzer catéchumène, qui estimait que la raison, la pensée, sont aussi un don de Dieu. Et il écrit dans cette autobiographie : « Dès ma jeunesse, j’ai eu la conviction que toute vérité religieuse doit en dernière analyse s’imposer également à l’esprit comme une vérité nécessaire. »

On peut parler ici de ce que l’on appelle la théologie naturelle. La théologie naturelle est une pensée selon laquelle l’homme peut accéder par lui-même, de manière très partielle il est vrai, à Dieu, ou en tout cas à une idée de Dieu, à une image de Dieu. Il le peut, avec les preuves de l’existence de Dieu, par sa raison. Il le peut par un sentiment intérieur, un sentiment religieux que l’on trouve au cœur de la « profession de foi du Vicaire savoyard » de Rousseau, livre 4 de L’Emile, et qui est une dominante des Discours de ce grand théologien libéral protestant du 19e siècle Schleiermacher. Il le peut aussi, nous dit-on, par la création, sa beauté, remontant à travers elle à Dieu.

Eh bien toute une théologie du 20e siècle, sous la houlette du théologien suisse Karl Barth, dit un non catégorique à cette théologie naturelle, estimant que cette foi est une foi frelatée, n’est pas une vraie foi, que sa démarche est orgueilleuse, puisqu’on y prétend pouvoir accéder par nous-mêmes à quelque chose de la divinité ; et même pour Karl Barth, que cette démarche est le péché par excellence. Il me semble qu’il y a là quelque chose de très excessif, et je voudrais rappeler que Calvin, le Réformateur du 16e siècle, au début de son monumental ouvrage L’Institution de la religion chrétienne, écrit : « Nous mettons hors de doute que les hommes aient un sentiment de divinité en eux, même d’un mouvement naturel. » Certes, ce Dieu auquel nous accédons par nous-mêmes est souvent très éloigné du Dieu des Evangiles, de ce Dieu en exil, de ce Dieu d’une crèche et d’une croix, parce qu’on ne va pas naturellement chercher Dieu dans une crèche, une écurie ou vers une croix, une condamnation à mort. Dieu et le messie sont attendus par l’être humain, mais en même temps inattendus. Mais il y a en nous une vérité brûlante qui nous habite, un sentiment de la divinité. L’homme porte en lui, quel qu’il soit, la question de Dieu. Le psalmiste au psaume 27, s’adresse à Dieu et lui dit : « Mon cœur dit de ta part, recherchez-moi. » Et Augustin, aux 4e-5e siècles, dans les Confessions, parle de ce Dieu « Deus intimior intimo meo », de ce Dieu plus intime à moi-même que moi-même. Il y a pour le moins, comme répondait Bultmann à Karl Barth, en chaque être humain, une pré-compréhension de Dieu. A savoir que même un athée sait très bien de quoi on lui parle quand on lui parle de Dieu.

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Alors, dans une deuxième étape de cette prédication « foi et raison », j’aimerais dire quelques mots de cette méthode rationnelle de lecture, d’exégèse biblique : la méthode historico-critique. Elle a été plus particulièrement forgée au 19e siècle, dans les cercles du protestantisme libéral. Après avoir été rudement combattue par toutes les orthodoxies cette méthode est très généralement reçue aujourd’hui dans les cadres de l’Eglise Protestante Unie de France. C’est cette méthode qui est utilisée dans les facultés de théologie de Montpellier et de Paris, mais aussi de Strasbourg. Mais parce que cette méthode provient des cercles libéraux, certains littéralistes, fondamentalistes, prétendent que toute l’Eglise Réformée et Luthérienne de France est devenue un protestantisme libéral, ce qui est très loin d’être le cas.

Que veut cette méthode historico-critique ? Elle veut retrouver le sens premier du texte, qui a subi plusieurs élaborations, qui traverse des manuscrits très différents. Elle veut retrouver si possible l’état premier du texte qui est soumis à notre lecture, et tant que faire se peut, l’événement historique qui sous-tend les récits bibliques. Il s’agit là d’une enquête exigeante, d’une sorte d’ascèse, d’une enquête historique et scientifique de critique littéraire.

Mais le but que vise cette méthode est très rarement atteint. Jésus a-t-il vraiment dit et fait ce que les Evangiles nous disent qu’il a dit et fait ? Les Evangiles sont souvent très différents les uns des autres, et parfois même contradictoires. On peut s’interroger par exemple sur les miracles de Jésus : Jésus a-t-il matériellement, physiquement, marché sur les eaux ; ou faut-il entendre cela dans un sens spirituel et symbolique ?

On sait que les deux premiers chapitres de la Genèse, qui nous racontent la création du monde, comportent en vérité deux récits différents. L’un commence par la création de l’homme, l’autre est conclu par elle. Et les auteurs de ces textes n’avaient pas du tout l’intention d’écrire des textes historiques. Nous pouvons en découvrir, cela dit, les magnifiques résonances et significations.

L’univers en trois étages, qui se trouve dans toute la Bible (Dieu au ciel, puis la Terre, puis les Enfers au-dessous de la Terre), n’est plus une conception du monde que nous pouvons défendre aujourd’hui, même si la nôtre sera un jour probablement elle aussi dépassée. On ne peut pas, le jour de l’Ascension, dire que Jésus est monté au ciel comme une fusée.

Tout cela, on va me dire que c’est une entreprise de sape, c’est une destruction rationaliste. Je pense exactement le contraire. Il y a dans cette démarche historico-critique une volonté de sauvegarder la foi, la vraie foi, la foi toute nue. Ça devient même une exigence de la foi, et cette méthode nous conduit à une certitude positive : ne confondons pas l’Evangile, le coeur de l’Evangile, l’essentiel de l’Evangile, avec le moule, la Weltanschauung , la conception du monde très provisoire et faillible dans lequel cet Evangile est coulé ; car cette conception du monde n’a, en tant que telle, rien de spécifiquement chrétien ou évangélique.

L’essentiel pour nous aujourd’hui n’est pas tant l’événement historique qui se trouve (et qu’on ne retrouve pas toujours) à l’arrière-fond de nos textes. L’essentiel, c’est de lire ces récits pour en voir l’intention, pour en découvrir le sens, les significations, ce qu’ils veulent nous dire aujourd’hui, pour en découvrir leur interpellation dans l’ordre de la foi. Je ne dis pas d’abord dans l’ordre pratique, mais dans l’ordre de la foi, à savoir : croyons-nous, oui ou non, que nous pouvons entendre une Parole de Dieu à travers des écritures parfois très lourdement humaines, mais aussi magnifiquement humaines ? On va passer ainsi d’une démarche rationnelle tout à fait légitime, à une démarche relationnelle, un appel à un engagement de la foi ; nous disons oui, nous disons non.

La méthode historico-critique, compte tenu de l’évolution des textes, des contextes, nous oblige aussi à replacer ces textes dans ces contextes, et à réviser certaines pensées. Le Dieu de Jésus, un Dieu père, dont la Première épître de Jean nous dit à deux reprises qu’il est un Dieu d’amour, est-il compatible avec des représentations archaïques de la divinité, qui très souvent demeurent encore en nous ? Des représentations anthropomorphiques qui faisaient dire à Voltaire : « Dieu créa l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu. » Ce Dieu vengeur, ce Dieu cruel, ce Dieu sanguinaire, qui veut que le sang coule pour pouvoir pardonner aux hommes ; mais de quel Dieu parlons-nous ? Le Dieu des philosophes est-il le même que celui des croyants ? Et il me semble (et j’ai presque envie de dire hélas) que le Dieu des philosophes, ce premier moteur, ce Dieu absolu, immobile et fixe, un peu glacé, ce Dieu très abstrait, très conceptuel, est souvent beaucoup plus évangélique que le Dieu de bien des religions, et même d’un certain christianisme qui organise des tueries et des massacres, qui veut même des meurtres. Soyons athées de ces images-là de Dieu, qui font fuir tant de gens de bonne volonté, qui ne demanderaient pas mieux que d’être dans nos Eglises. Je préfère un certain athéisme à ce Dieu-là, et j’ai souvent dit que si on m’obligeait à croire que le Dieu de Jésus Christ, c’est ce Dieu cruel, c’est ce Dieu vengeur, c’est ce Dieu sanguinaire, je préférerais alors être dignement athée.

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Voyez-vous, et ce sera la troisième étape de cette prédication, j’aimerais procéder à deux dépassements. Mais ces dépassements sont exigés par la raison elle-même, ces dépassements vers la foi.

D’abord, n’opposons pas foi et raison. Parlons plutôt d’un dépassement de la raison, non pas par la foi, mais vers la foi. Le philosophe Kant, dans la préface de la deuxième édition de la Critique de la raison pure (Kant est un protestant), écrit en 1787 : « J’ai donc dû dépasser le savoir pour lui substituer le croire. » L’irrationnel n’est pas contre le rationnel, le rationnel le postule, y conduit, y aboutit ; il y a un dépassement dans un cheminement qui tout à coup reconnaît un mystère, qui tout à coup déclare « je ne sais pas ». C’est la raison elle-même qui postule ses limites. C’est la pensée qui opère cette démarche. Il ne s’agit pas d’une négation de la raison au profit d’une foi aveugle. Le mysticisme, le sens du mystère, la foi, ne sont pas une capitulation de la pensée, mais son accomplissement et son épanouissement. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta pensée. » Et Albert Schweitzer, que je citais tout à l’heure, et qui disait que finalement, « toute vérité religieuse doit trouver sa confirmation dans notre esprit », écrit encore : « Dès ma jeunesse, j’ai eu la conviction que toute réflexion qui va jusqu’au bout de ses conclusions finit en mysticisme. » Schweitzer appelle ici mysticisme le « sens du mystère ».

Et puis, deuxième dépassement, et là je me réfère à un livre d’un grand théologien protestant libéral, Adolf von Harnack, un spécialiste des origines du christianisme, qui, en 1900, publie L’Essence du christianisme, un livre qui a connu un succès retentissant, qui a fait le tour du monde. Eh bien Harnack nous dit que l’essence du christianisme, est à trouver dans l’essence de l’Evangile. Ce n’est pas, pour l’Evangile, une doctrine, mais une vie, une pratique existentielle. Et les premières générations chrétiennes d’intellectuels chrétiens, les premiers siècles du christianisme, ont substitué des doctrines à la dimension morale, éthique, pratique, existentielle de l’Evangile. Ces doctrines ont leur importance, peuvent avoir leur justification, mais elles ne sont pas l’essentiel. L’essentiel est dans une manière de vivre, et Jésus lui-même nous le dit d’après l’Evangile de Jean : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtrons que vous êtes mes disciples. » A l’amour, et non pas à des doctrines. Sur ce point central, le protestantisme libéral et le christianisme social et pratique n’ont pas des voies parallèles, mais se rejoignent, ne sont qu’une seule et même réalité, parce que l’un et l’autre nous disent : l’essentiel, ce ne sont pas des affirmations doctrinales, mais une certaine pratique évangélique.

Si la raison postule son propre dépassement vers une foi possible, il y a donc un autre dépassement, celui des doctrines vers une pratique existentielle de l’Evangile, seule véritablement centrale et essentielle. Et pour conclure, je dirai simplement : il y a ces deux commandements, d’amour de Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre pensée ; et d’amour du prochain. Ces deux commandements sont toujours réunis quand Jésus nous parle de cet amour de Dieu. Ces deux commandements sont inséparables, aussi bien dans l’Evangile de Matthieu, que de Marc, que de Luc. Alors que dans l’Ancien Testament, le commandement de l’amour de Dieu se trouve dans le livre du Deutéronome (chapitre 6 verset 5), et le commandement de l’amour du prochain comme soi-même se trouve dans le livre du Lévitique (au chapitre 19 et au verset 18). Dans la perspective évangélique, ces deux commandements d’amour de Dieu et du prochain n’en forment qu’un, ils sont inséparables, et ils constituent pour nous le sommaire de la Loi.

Amen.

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Pasteur dans la chaire de l'Oratoire du Louvre - © France2

Pasteur dans la chaire de
l'Oratoire du Louvre
© France2

Lecture de la Bible

Deutéronome 6:1-7

Voici le commandement, les prescriptions et les ordonnances que l'Éternel, votre Dieu, a commandé de vous enseigner, afin que vous les mettiez en pratique dans le pays dans lequel vous allez passer pour en prendre possession, 2afin que tu craignes l'Éternel, ton Dieu, en observant, tous les jours de ta vie, toi, ton fils et le fils de ton fils, toutes ses prescriptions et tous ses commandements que je te donne, et afin que tes jours soient prolongés. 3Tu les écouteras donc, Israël, et tu les observeras pour les mettre en pratique, afin que tu sois heureux et que vous multipliiez beaucoup, comme te l'a dit l'Éternel, le Dieu de tes pères, dans un pays découlant de lait et de miel.

4 Écoute, Israël ! L'Éternel, notre Dieu, l'Éternel est un. 5Tu aimeras l'Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. 6Et ces paroles que je te donne aujourd'hui seront dans ton cœur. 7Tu les inculqueras à tes fils et tu en parleras quand tu seras dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras.

Matthieu 22:34-40

Les Pharisiens apprirent qu'il avait réduit au silence les Sadducéens, ils se rassemblèrent, 35et l'un d'eux, docteur de la loi, lui posa cette question pour le mettre à l'épreuve : 36Maître, quel est le grand commandement de la loi ? 37Jésus lui répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée.

38 C'est le premier et le grand commandement. 39Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

40 De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes.

(traduction Colombe)