Souvenirs de Marie-Louise Girod
sur la classe d'orgue de Marcel Dupré
au Conservatoire National
Interview de Marie-Louise Girod-Parrot.
Organiste de l'Oratoire du Louvre à Paris
propos recueillis par Jean-Dominique Pasquet
le 20 novembre 1993
J.D.P. Quand avez-vous rencontré Marcel Dupré pour la première fois ?
M.LG. : Il y a eu deux rencontres avec Marcel Dupré, l'une dont il ne s'est pas douté et l'autre qui a été la présentation au Maître. J'avais quatorze ans et je passais des vacances à Veules-les-Roses. Marcel Dupré donnait un récital à Saint-Valéry en Caux et, Saint-Valéry en Caux étant dans la région, ma mère et moi nous y sommes allées. J'avais déjà une passion pour l'orgue sans pouvoir y penser bien sûr d'une façon précise. À la fin du concert ma mère m'a présentée à lui
"Voilà une jeune fille qui voudrait un jour suivre votre classe". Il m'a demandé : "Quel âge avez-vous ?" Je lui répondis que j'avais quatorze ans et il a ajouté : "Vous avez encore autant d'années devant vous pour pouvoir vous présenter dans ma classe".
La vraie rencontre eut lieu quand Henriette Puig-Roget qui était mon premier professeur d'orgue m'a présentée à lui comme future élève à Meudon. J'avais dix-neuf ans.
"Mettez-vous au piano, mon petit". Je m'en souviens très bien: j'ai joué Mes joies de Liszt sur son piano à queue dans sa grande salle et il m'a dit : "Très bien, très bien". Étant ainsi rassuré sur ma technique au piano et comme j'avais déjà commencé l'orgue il me dit : "Hé bien, mettez-vous à l'orgue". Évidemment j'ai commencé une octave au-dessus, mais à Meudon c'est ce que tout le monde fait car il a beaucoup d'octaves, cet orgue !
Puis j'ai joué et improvisé. Henriette lui a dit : "Elle n'a pas encore commencé l'improvisation de la fugue" et il a répondu : "Mais nous le ferons ensemble".
Très gentil, très accueillant, il a ajouté : "Je la prends". Voilà les deux rencontres avec Marcel Dupré dans ma jeunesse.
Marcel Dupré et sa classe d'orgue (dessin de J. Simont paru dans L'Illustration le 29 octobre 1938).
De gauche à droite : Marie-Louise Girod (à l'orgue), Marcel Dupré,
Geneviève Poirier, Philippe Rolland,
Jacques Laboureur (premier plan),
Pierre Segond (l'autre protestant de la classe).
(Collection : Bruno Chaumet)
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J.D.P. : Parlez-nous maintenant, si vous le voulez bien, de la classe d'orgue du Conservatoire.
M.L.G. : La classe d'orgue du Conservatoire, c'est tout un monde ! Il n'y avait pas de classe préparatoire : quand on entrait dans la classe d'orgue on devenait auditeur automatiquement, mais seulement élève-auditeur. Marcel Dupré nous prenait alors à Meudon : c'était sa classe préparatoire chez lui. Nous allions donc une fois par semaine à Meudon et nous assistions à toutes les classes du Conservatoire comme auditeurs. Si parfois il restait un moment après le temps réservé aux vrais élèves, it nous faisait mettre â l'orgue et commençait à nous faire travailler. Ensuite, nous passions un examen pour entrer dans la classe et à ce moment là seulement nous devenions des élèves. Nous avions classe les lundis, mercredis et vendredis de 13h30 à 15h30. Lundi : fugue, mercredi : versets de chant grégorien et improvisation libre, vendredi : exécution. Je ne sais ce que vous souhaitez que je vous dise sur la classe mais nous y travaillions beaucoup. Il y avait une dizaine d'élèves quand j'y suis entrée et puis la guerre est arrivée : tous les garçons sont partis et nous sommes restées trois élèves dans ma dernière année, dont Jeanne Demessieux, la brillante et extraordinaire organiste - nous avons eu notre prix ensemble - et Denise Raffy. Les fameux lundis, mercredis et vendredis, nous faisions toutes les épreuves : un travail considérable
J.D.P. : Du point de vue de l'exécution, quelles étaient les pièces du répertoire que Marcel Dupré aimait faire travailler ?
M.L.G. : Il était tout naturel de jouer comme des virtuoses, sans aucune faute et l'exécution ne comptait pas vraiment pour nous. Nous devions arriver tous les vendredis avec une œuvre entière par cœur.
Marcel Dupré avait un tout petit carnet dans lequel il marquait tout notre répertoire. C'était le vendredi que l'exécution était importante mais elle ne faisait malgré tout que le tiers de notre travail. L'improvisation était indispensable et elle est devenue facultative bien après. Il fallait à tout prix improviser. Le plus redoutable, c'était la fugue d'école les versets de chant grégorien et le thème libre étaient plus simples.
A cette époque, dans le répertoire, la musique française ancienne n'existait pas pour Marcel Dupré. "Mes enfants, vous déchiffrez cette musique là".
Même les maîtres anciens allemands avant Bach l'intéressaient peu, Buxtehude très peu, les allemands de l'époque de Bach non plus. On commençait vraiment l'étude de l'orgue avec Bach. Il fallait tout noter puisque l'édition Bornemann n'existait pas encore. Le Maître allait chercher dans le placard les livres reliés de toile noire bien sévère. Annotés par lui, ils sont devenus plus tard les Bornemann (c'étaient les Peters dont nous avions l'une des meilleures éditions).
Il y avait donc Bach qui faisait la base de notre enseignement, Franck, tout Franck, Mendelssohn, Liszt et quand on avançait dans le temps, Widor bien sûr et lui-même, Marcel Dupré.
Lorsqu'on voulait jouer une de ses œuvres, il prenait un air très, très modeste et disait simplement: "ça vous fera faire des progrès, mon petit".
J.D.P.: Donc, vous ne travailliez pas de pièces méditatives de J.S. Bach ?
M.L.G. : Si, mais ces œuvres-là, on les travaillait tout seul, on ne les lui jouait pas. Nous avions déjà des remplacements à faire dans les paroisses et nous les utilisions là. Mais jamais je n'ai joué de petits chorals devant Marcel Dupré : il fallait tout de suite les sonates, les grands chorals et les très grandes pièces. On jouait toujours un Bach dans les concours et il fallait le choisir j'ai eu mon premier prix avec la fugue en ut du triptyque Toccata, Adagio et Fugue. Il fallait que ce soit difficile.
J.D.P. Pensez-vous qu'ayant joué de la musique aussi difficile vous pouviez effectivement travailler vous-même des pièces plus anciennes que Dupré estimait : Frescobaldi, Scheidt... ?
M.L.G. : Exactement. D'ailleurs je ne juge pas Marcel Dupré que j'aime et pour qui j'ai une profonde reconnaissance. C'est vrai qu'il s'est penché lui-même sur des pièces plus anciennes mais je pense que l'essentiel pour lui était de progresser dans notre travail.
J.D.P. : Marcel Dupré se mettait-il à l'orgue pour vous donner des exemples ?
M.L.G. : Jamais, absolument jamais.
J.D.P. : Cela suppose que ce que vous faisiez était parfait ?
M.L.G. : Pas du tout ! Il était toujours sur sa chaise, à droite de nous, son pupitre et les partitions devant lui.
On allait l'entendre à Saint-Sulpice et au concert.
Quand un élève lui disait à la fin d'une classe "Maître, voudriez-vous nous jouer le thème que vous nous avez donné", alors il enjambait le banc et nous le jouait, mais c'était très rare. Des exemples uniquement en paroles "Attention, mon petit, vous avez fait là deux quintes ou deux octaves ou doublé la sensible !" ou quand on jouait "Attention, ici vous avez fait une note à la place d'une autre ! Restez plus longtemps sur cet accord", mais jamais il ne nous le montrait au clavier.
J.D.P. Peut-être était-ce pour gagner du temps ?
M.L.G. : Non. Ce n'est pas plus long de jouer que de parler, mais par contre il nous racontait beaucoup d'histoires intéressantes et souvent amusantes.
J.D.P. Quelle était l'ambiance de la classe ?
M.LÁJ. L'ambiance de la classe, c'était avant, pendant et après avant, nous l'attendions et nous étions toujours là quand il arrivait. C'était alors le silence et nous étions assis sur, des petits tabourets en moleskine noire, bien sages. Pendant toute la classe on écrivait sur le morceau qu'on allait travailler la semaine suivante. On notait sur la partition qui n'avait encore aucune annotation les points, les respirations et tout ce qu'il a mis plus tard dans son édition pour le jouer comme il le voulait.
Pendant l'exécution, il fallait écouter ce que faisaient les autres et quand le premier improvisait, il nous donnait déjà des indications : celui qui improvisait le dernier avait donc plus de chance que les autres. Lorsque Jehan Alain était dans la classe on ne voulait plus jouer après lui. On disait
Non, qu'il passe le dernier !" Après lui, on ne voulait plus, c'était trop extraordinaire ! L'ambiance de la classe, c'était : "Travail, affection, amitié et bonne camaraderie".
Quand Marcel Dupré était parti, quelquefois Jehan Alain, un élève fabuleux, se mettait à l'orgue et nous jouait une œuvre qu'il venait d'écrire. C'est là que j'ai entendu pour la première fois les Litanies. Il s'est mis à l'orgue et nous a dit : "Qu'est-ce que vous pensez de ça ? Je le répète l'atmosphère de la classe était extrêmement agréable. Nous étions deux protestants, ce qui est rare Pierre Segond et moi. Il y avait des camarades très sympathiques.
J.D.P. Marcel Dupré vous parlait-il de ses œuvres quand vous les travailliez avec lui ?
M.L.G. En général non, à part : "ça vous fera faire des progrès'. Il nous ta faisait travailler comme une autre, comme celle d'un autre compositeur, simplement en nous mettant devant quelques difficultés ou ce que nous n'avions peut-être pas réussi.
Je crois qu'il a écrit 79 chorals et il était très fier qu'il y ait 79 chorals édités en Amérique. Il les avait écrits pendant des vacances de Pâques et nous a dit "Mes petits enfants, je suis très content j'ai écrit 79 chorals !"
J.D.P. Est-ce qu'il évoquait des souvenirs sur ses maîtres et sur Widor en particulier ?
M.L.G. Il évoquait quelques souvenirs sur ses maîtres. Il parlait de tout et évoquait les souvenirs quotidiens d'un organiste qui va à sa paroisse toutes les semaines. II parlait peu de ses maîtres mais il aimait beaucoup Widor : il avait pour lui une affection immense. C'est lui qui l'avait formé. En tout cas, c'est à lui qu'il a succédé. Oui, il l'aimait énormément et était content quand on jouait ses œuvres.
J.D.P. : Il avait aussi de l'admiration pour Albert Schweitzer.
M.L.G. : Il en parlait très peu.
J.D.P. Est-ce que Marcel Dupré vous parlait de ses tournées aux Etats-Unis ?
M.L.G. Oui, il en parlait. Il partait à ce moment-là quelques semaines et se faisait remplacer par Monsieur Lanquetuit ou par Maurice Duruflé. Lanquetuit étant organiste à Rouen, nous avions un enseignement différent pendant ce temps-là. Cela nous était d'ailleurs extrêmement profitable. Notre maître nous parlait des orgues qu'il avait jouées et de ses tournées aux Etats-Unis, oui, bien sûr : de ses voyages, des orgues, des concerts et de l'atmosphère de là-bas. Il y allait en général tous les ans.
J.D.P. : Quels étaient les rapports de Marcel Dupré avec ses élèves ?
M.L.G. : Il était protecteur et nous aimait comme un père. Après la classe, il y avait ce qu'on appelait le "confessionnal". J'ai gardé un très joli souvenir. Il me dit un jour "Ma petite Marie-Louise, j'ai quelque chose à vous dire". Je vais donc au confessionnal, dans le couloir. C'était le jour du plain-chant. J'avais improvisé un verset et il m'a dit "Faites attention, votre contre-sujet ressemblait à "J'ai du bon tabac" ! Alors, voyez cette discrétion : il ne vous le disait pas en classe devant les élèves mais à vous, tout seul, dans le couloir pour qu'on fasse attention et qu'il n'y ait pas de sourire à ce sujet.
Quand j'ai quitté sa classe - puisque j'ai eu un premier prix - elle m'a manqué car je l'aimais beaucoup. J'ai pensé à ce moment-là : "Si j'ai mon prix je serai contente, mais si je ne l'ai pas je serai contente aussi puisque je resterai".
Voyez ce que représente l'attachement que l'on peut avoir pour un professeur. Il faut dire que j'étais aussi contente quand un camarade avait un prix que si je l'avais eu moi-même. Cela se passait, pour moi du moins, dans une atmosphère de grande affection.
Nous étions seulement trois filles dans la classe mais il y a eu une période où nous étions plus nombreux. Quand nous sommes restées les trois filles durant la guerre - puisque j'ai fait toute ma classe pendant la période de guerre - il n'y avait plus de clown, les garçons étant partis. C'était plutôt Jehan Alain qui faisait ce genre de choses. Alors je suis devenue un peu le clown de la classe, quand Marcel Dupré n'était pas là, bien entendu Il fallait bien s'amuser un peu et je n'étais :as contre l'humour, bien au contraire. Il y eut un moment, dans la classe, une protestante, une catholique et une juive et Marcel Dupré aimait beaucoup dire : "J'ai dans ma classe trois filles qui représentent les trois religions".
J.D.P. Que pensez-vous de Marcel Dupré compositeur ?
M.L.G. : Marcel Dupré compositeur, c'est un monde ! il a écrit des tonnes de musique et aussi des traités d'improvisation, d'harmonie, de fugue. C'est une très belle musique en particulier ses premiers Préludes et Fugues, le Chemin de Croix, la Symphonie-Passion, etc.
Toutes les fois qu'il écrivait une œuvre il la donnait en concert. A Rouen, je me souviens avoir été près de lui pour la registration d'une œuvre qu'il avait dédiée à la mémoire de son père : c'était Evocation qu'il a donnée en première audition à ce moment-là. Ses élèves aussi jouaient beaucoup sa musique. Il écrivait avec une facilité étonnante. Sa musique était pensée profondément et souvent improvisée avant d'être écrite. Le Chemin de la Croix reste exceptionnel parce que c'est une vision, un tableau de ce qui s'est passé dans ce grand moment. Marcel Dupré est devenu un peu hermétique peut-être dans les œuvres suivantes, très construites, très pensées, très architecturées.
J.D.P. : Et Marcel Dupré improvisateur ?
M.L.G. : C'est le plus beau Marcel Dupré ! Il était le seul dans son genre à improviser de cette façon : c'était une architecture parfaite, c'était merveilleux I Nous allions l'entendre à SaintSulpice exécuter un ricercare à 6 voix à la fin des vêpres, car à cette époque il y en avait encore. Il commençait avec une voix, puis la deuxième et la troisième, et la quatrième et la pédale et enfin la double-pédale il faisait cela avec un air tranquille, assuré, solide. Il improvisait une maison, un château qui tenait merveilleusement debout. C'était remarquablement construit. Je crois qu'il improvisait beaucoup plus à la fin de sa vie. Alors il était plus proche de nous car sa musique, débarrassée de toute intellectualité, se faisait au fur et à mesure de ce qu'il avait envie de dire et qu'il disait si bien, étonnant ainsi tout le monde. Je vous dirai plus tard, en ce qui concerne l'Oratoire, le souvenir que nous avons gardé des improvisations qu'il a faites ici. C'était je crois le meilleur improvisateur de son temps.
J.D.P. Avez-vous des souvenirs particuliers à propos de concerts à l'Oratoire ?
M.L.G. Il a été invité en pleine guerre et à même dû coucher à Paris chez un élève, car il ne pouvait plus rentrer à Meudon. Il avait participé à un concert où la Maîtrise chantait et il avait joué aussi des pièces d'orgue seul je me souviens du Prélude et Fugue en sol majeur qu'il avait répété quelques jours avant.
Il a donc joué une première fois à l'Oratoire, invité par le pasteur mais le plus beau souvenir que je garde c'est le 17 janvier 1962, à l'inauguration de notre orgue actuel. Il y avait quatre participants Marcel Dupré étant le maître des deux titulaires et Alexandre Cellier, une personnalité extrêmement importante du monde de la musique protestante. Chacun a joué à son tour et Marcel Dupré a improvisé sur un psaume. Je vois encore le livre de psaumes que j'ai mis devant lui et le numéro du psaume qui avait été choisi. Il a fait une toute petite encoche que je garde précieusement, un tout petit trait au crayon pour marquer la place du thème qu'il allait développer et il en a fait ce que je vous ai dit tout à l'heure quelque chose qui vous laissait complètement émerveillés, silencieux et admiratifs, à tel point qu'on n'a jamais oublié ce qui s'est passé ce jour là. Voilà, Marcel Dupré improvisateur, c'était la merveille du monde
J.D.P.: Avez-vous joué vos propres œuvres à Marcel Dupré ? Qu'en pensait-il ?
M.L.G. Avant de répondre à votre question j'aimerai évoquer un souvenir. A la fin de mes études, lorsque j'ai eu mon prix, Marcel Dupré m'a demandé de venir le voir à Meudon. Je suis donc allée à Meudon et il m'a dit "Ma petite Marie-Louise - c'était sa formule - vous m'avez fait peur". Je me suis demandée pourquoi j'avais fait peur à Marcel Dupré. "Parce que vous aimez trop le Bon Dieu !" j'ai répondu "C'est vrai que j'aime le Bon Dieu" (chez nous, on ne dit pas le "Bon Dieu" mais pourquoi pas ?...) Il était inquiet car il pensait que j'allais entrer dans un couvent. Non, non, j'aime le Bon Dieu comme vous dites, mais je vous promets de rester dans le monde". Il m'a dit aussi ce même jour "Quand vous donnerez un concert, venez me le jouer". C'est ainsi que pour les grands concerts, je suis allée les lui jouer à Meudon.
En ce qui concerne mes œuvres, je n'ose pas dire "mes œuvres" car je ne me considère pas comme un compositeur. En fait j'improvise. Je ne suis compositeur que par la force des choses et uniquement parce que l'on a eu besoin de pièces sur certains psaumes et chorals ce que j'écris est toujours utilitaire. J'ai quand même fait voir à Marcel Dupré certaines pages que j'ai écrites à ce moment là et il a toujours été très bienveillant et encourageant.
J'ajouterai, pour terminer, que je suis heureuse de ce dialogue avec Jean-Dominique que j'aime beaucoup. Nous sommes très amis.
Paru dans le bulletin de l’Association des amis de Marcel Dupré, N°13 de mai 1995
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